
Avec le Seigneur des Anneaux, Star Wars et Elric, Dune est le cycle SFFF qui m’a le plus influencé. Je l’ai lu l’été de mes 14 ans, avec le sentiment de ne pas tout comprendre tant cet univers imaginaire était d’une profondeur inouïe, impression confirmée par le film mystique de David Lynch, que j’ai toujours défendu. Conspué par les critiques de cinéma, ce long-métrage maudit a pourtant bénéficié au fil des décennies d’un culte entretenu par les fans, qui se sont demandé ce qu’il serait advenu si Lynch n’avait pas été martyrisé par son producteur, Dino De Laurentis. À vrai dire, le livre de Franck Herbert a longtemps eu la réputation d’être, comme le Seigneur des Anneaux, une œuvre inadaptable. Je suis d’ailleurs probablement l’une des rares personnes à ne pas avoir été convaincu par le projet de Jodorowski qui avait écrit un scénario très éloigné des livres… qu’il disait vouloir « violer », pour reprendre ses propres mots dans le célèbre documentaire Jodorowsky’s Dune. À l’inverse, la mini-série produite par Sci Fi Channel était d’une fidélité absolue, mais manquait cruellement de moyens. Pendant des années, Dune est demeuré un fantasme qui ne trouvait grâce que dans les somptueuses adaptations en jeux vidéos sur Amiga….

En 1988, l’intéressante version longue de Dune fut rendue publique… mais aussitôt reniée par son réalisateur. La malédiction se poursuivait, implacable.
Et puis est venu le « prophète des sables », Denis Villeneuve. L’homme capable de magnifier des paysages désertiques (Incendies, Sicario), le cinéaste visionnaire auteur d’un chef d’oeuvre, Premier Contact. Malgré ces faits d’armes, lorsque j’ai appris qu’il allait réaliser la suite de Blade Runner, j’étais sceptique : comment pouvait-on désirer une telle hérésie ? Alors que 99 cinéastes sur 100 (Ridley Scott compris) auraient livré une bouse immonde, Villeneuve a accompli le tour de force de proposer une suite respectueuse et respectable, Blade Runner 2049.
Voilà pourquoi, en 2018, j’ai hurlé de joie quand j’ai appris qu’on avait confié au réalisateur canadien la lourde tâche d’adapter Dune sur le grand écran. Pari réussi ? Avant toute chose, je tiens à signaler que je suis peut-être la dernière personne à être objective, ayant travaillé un été… en Jordanie, le pays où a été tourné le Dune de Villeneuve, plus précisément sur le temple nabatéen de Khirbet Edh Dharih. Cette belle aventure, je la dois au professeur François (ça ne s’invente pas) Villeneuve, de l’École Normale Supérieure, dans le cadre d’une campagne de fouilles archéologiques organisée par le C.N.R.S. et l’I.F.A.P.O. Alors que je n’étais encore qu’un étudiant en Histoire de 22 ans, j’avais l’insigne honneur d’être le seul membre d’une université classique (Nice) à faire partie de cette équipe de l’E.N.S. triée sur le volet.
J’ai visité Pétra, dormi dans le désert du Wadi Rum, à l’ombre de ces montagnes qui ont inspiré les fameux sietch de l’univers imaginaire de Franck Herbert.



Je me rappelle très bien m’être dit à l’époque « s’il y a un coin sur Terre qui ressemble à Dune, c’est bien cet endroit ». J’avais le sentiment de vivre littéralement sur Arrakis, la planète que Franck Herbert avait imaginée, si bien que je n’ai pas été surpris que le choix du lieu de tournage se porte sur la Jordanie : Dune ne pouvait exister qu’au sein de ce désert magnifié dans le contemplatif Lawrence d’Arabie.

Il fallait en effet un univers mortel où le silence se transforme, n’ayant pas peur des mots, en expérience mystique. Je pense notamment à l’aube, lorsque de petites pierres dévalent la pente d’une montagne à un kilomètre de distance et qu’on a pourtant la sensation que le son est tout proche.

La nuit, le ciel est tellement clair que la lune devient énorme, jamais je n’ai vu une voute aussi étoilée. Il fait froid et, dans l’obscurité, le silence est écrasant, presque palpable, tout est sens. Le réveil à 5h00 du matin est toujours surréaliste, car non seulement on se réveille avec un pull d’hiver, mais il faut se livrer à une course contre la montre pour profiter de la fraicheur qui, à 8h00, n’est déjà plus qu’un souvenir.



À dix heures, c’est l’heure du fatour, le traditionnel repas de pastèques du milieu de matinée. On peut engloutir des litres d’eau sans jamais être rassasié tant les conditions de travail sont extrêmes. Vers 11h00, lorsqu’on prend le temps d’observer le site archéologique, l’air se déforme comme sur un aéroport sous l’effet de la chaleur, avec l’impression de voir la sueur s’évaporer des corps autour de soi.

En fin de matinée, tout le monde travaille au ralenti, comme dans un film monté par un réalisateur sadique. L’état de fatigue est tel que des incidents peuvent survenir, preuve en est avec ce collègue archéologue marocain qui fut piqué au doigt par un scorpion. Contrarié à l’idée de mettre en retard l’équipe, il fut obligé, la mort dans l’âme, de prendre un jour de repos à cause de la fièvre (la même mésaventure m’arriva un an plus tard, à Carthage).


En journée, sous l’effet de la déshydratation, avaler sa salive peut se révéler être une expérience aussi douloureuse qu’une angine, la température peut monter jusqu’à 40 degrés, 45 degrés dans le Wadi Rum. À la fin de ma première matinée de travail, je demandais au professeur Villeneuve si nous pouvions poursuivre les fouilles l’après-midi.
— Vas-y si tu veux ! me répondit-il, un sourire goguenard sur les lèvres.
À 14H00, je compris pourquoi ma question était aussi stupide. Nous étions dans un four, contraints de rester assis à l’ombre, guettant la fraicheur du soir, ce miracle quotidien. Les premiers jours, plusieurs Parisiens quittèrent la mission, trop malades pour prolonger l’aventure, j’avais moi-même, au début, un peu de mal à supporter la chaleur, au point d’être rapidement essoufflé. J’avais plus de chance, car comme j’habitais sur la Côte d’Azur, je m’étais préparé tout le mois de juin en allant… quotidiennement plusieurs heures à la plage, sans crème solaire, ce qui choquait ma copine de l’époque qui me traitait de malade mental.
Après plusieurs jours passés dans le désert, on se met à moins transpirer et l’appétit diminue : le corps finit par s’adapter. Dans ces conditions hors normes, boire une simple gorgée d’eau n’est plus seulement une question de survie, mais un moment transcendantal si intense, qu’on ne peut s’empêcher de fermer les yeux pour apprécier la fraicheur de l’instant. Encore aujourd’hui, il m’arrive de « déguster » un verre d’eau ainsi, ce qui fait rire les personnes autour de moi, comme si la soif, la vraie, ne m’avait jamais quitté. Fouler le sable du désert, c’est devenir un peu poète.
Je suis revenu à Nice avec dix kilos en moins et une violente angine. Ironie du sort, il pleuvait ce jour-là ! En sortant de l’aéroport, je sentais l’humidité dans l’air tout autour de moi, avec l’impression que les gens étaient gras, littéralement gorgés d’eau. Alors que les arrosages automatiques se lançaient sous la pluie, j’étais émerveillé par cette richesse qui m’entourait et horrifié par le gaspillage. Pour la première fois de ma vie, je réalisais la chance que j’avais de vivre dans un pays si riche en eau, et je n’ai jamais oublié la Jordanie.
Inutile de dire combien j’ai été très ému de redécouvrir à l’écran ces paysages que je connais si bien, comme par exemple les « djinns », ces trous dans la pierre qui donnent l’impression de voir les yeux de créatures démoniaques au sein de la montagne.

Dès les premières secondes du film, j’ai été happé par l’image de ce sable, avec une seule pensée en tête : Villeneuve a cerné l’âme du livre. Le directeur de la photographie de Dune a en effet effectué un travail incroyable, presque « clinique » : l’univers est élégant tout en amenant, au niveau de l’ambiance, cette froideur des romans. Une froideur qui n’empêche pas une certaine sensualité dans la façon dont Villeneuve a de filmer ses personnages en gros plan, pour gagner en émotion… même si les dialogues, comme dans le livre, peuvent donner aux échanges un côté théâtral. C’est bien évident volontaire, car dans le monde de Dune chaque mot ou geste doit être analysé, parce qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Pour répondre sans plus attendre à LA question, la version de Villeneuve est complémentaire de celle de Lynch : moins baroque, plus sobre… mais infiniment plus cohérente en ce qui concerne le world bulding : le gigantisme de la ville, le ver, effrayant… Tout est sublime dans ce film, qui n’oublie jamais d’être poétique, notamment lors des séquences de vol en ornithoptère, d’un lyrisme absolu. L’architecture n’est pas sans rappeler la civilisation nabatéenne, comme le montre ma photo des tombes royales de Pétra.

De la même façon que Nolan, dans sa trilogie, a imaginé un Batman réaliste différent de celui, gothique, de Burton, Villeneuve nous livre une version épurée du livre de Franck Herbert, mais une version ô combien élégante, mention spéciale aux fameux boucliers, qui amènent une logique intéressante dans la chorégraphie des combats.
Même la musique de Zimmer, moins spectaculaire que le thème original de Toto, fait preuve de cette même sobriété, afin de se marier naturellement aux images.
Là où Villeneuve touche au génie, c’est dans le fait d’être, comme Franck Herbert, un visionnaire. Alors que l’écrivain imaginait Dune comme une métaphore écologique du Moyen-Orient (l’épice/le pétrole), Villeneuve amène une sensibilité féministe qui fait écho avec l’actualité, tant en Occident qu’en Afghanistan. Les immanquables « trahisons » que je redoutais par rapport au livre sont de franches réussites, je pense surtout à Lyet Kines qui devient, dans le film de Villeneuve, une fremen noire infiniment plus touchante (et intéressante) que le vieil homme de la version de Lynch. Il faut, à ce titre, songer à donner un Oscar au trio qui s’est chargé d’adapter le roman en film : j’avais très peur que le film soit incompréhensible sans avoir lu le livre, or ce n’est pas le cas… bien que les amateurs du roman prendront encore plus de plaisir à apprécier certaines informations implicites, cela va sans dire. Si je pinaille, je regrette un petit peu que certains rapports entre personnages ne soient pas plus approfondis, notamment entre Dame Jessica et le Docteur Yueh, les suspicions de Thufir Hawat ou l’ivresse de Duncan Idaho… mais ça reste du détail, sans parler du fait qu’il était très difficile d’adapter tout le roman en 2h30.
À l’heure où la Warner veut proposer en Amérique une sortie streaming simultanée sur HBO Max, suscitant des téléchargements illégaux qui risquent de tuer le film et hypothéquer une suite, aller voir Dune au cinéma devient un acte militant, une déclaration d’amour à un cinéma SF de qualité, adulte et poétique. Villeneuve est l’un des rares artistes à pouvoir réaliser, au même titre que Christopher Nolan, des blockbusters qui relèvent plus du cinéma indépendant que du divertissement. Dune est une oeuvre exigeante pensée pour le grand écran, à la photographie aussi recherchée qu’une peinture de la Renaissance… alors si vous désirez qu’il y ait une suite, il ne vous reste plus qu’à aller voir ce chef-d’œuvre au cinéma plusieurs fois comme je m’apprête à le faire !
EDIT : interview passionnante de Villeneuve
Très belle chronique. J’ai hâte d’aller voir ce film ! J’ai lu le roman (plusieurs fois) dans mon adolescence et après, et j’en ai gardé un souvenir mémorable ! En revanche, j’ai détesté, je sais, le film de Lynch que j’ai vu au cinéma lors de sa sortie. J’ai même tenté de le revoir sur Netflix, et j’ai abandonné en cours de route ! Bref, je mise énormément sur l’adaptation de Villeneuve !
Merci ! J’ai hâte de lire ton avis du coup !! 😃
Un article enthousiasmant, qui mixe très bien tes souvenirs personnels et les encouragements à aller voir le film. 😊👍
Merci ! J’ai l’impression que tu as préféré mon article sur la Jordanie à celui sur la Géorgie 😃
Non, c’est pas ça, c’est juste que je n’ai pas encore eu le temps de finir celui sur la Georgie (il est plutôt long et je n’étais pas arrivée à charger les images). J’essaierai de regarder ça au calme ce week-end. 😉
Superbe article comme toujours ! Dune m’a profondément marqué comme beaucoup, je garde précieusement le jeu de plateau que je m’étais empressé d’acheter lorsqu’il était sorti. Je ne sais pas quand j’irai le voir, mais une chose est sûre, ce sera le prochain film que je verrai au cinéma ! Merci JS de partager avec nous de si beaux souvenirs.
Merci Fred ! ❤ Ah ce jeu de plateau, je l'adorais… Garde-le bien précieusement, il est introuvable désormais ! Très bon choix, c'est vraiment un film qui n'est à voir qu'au cinéma tant les images sont ensorcelantes, sans parler du souffle épique… Muad'Dib ! Muad'Dib ! ^^
Quelle magnifique article. Je rêve un jour d’aller à Pétra. Tes photos sont magnifiques et donnent envie. Pour le chantier archéologique sous un soleil de plomb, je l’ai expérimenté en 2009 dans le sud vers Montpellier. Il faisait moins chaud qu’en Jordanie bien sûr mais on devait bien atteindre les 35 degrés à l’ombre aussi. On faisait 5 repas par jour, on buvait 2 à 3 litres d’eau tellement on transpirait. Au bout de deux semaines de fouille, j’avais perdu 5 kg alors que je mangeais comme un Hobbit! Mais, j’en garde un super souvenir.
Merci ! Oui, 35 degrés, ce n’est pas rien ! Tu bossais sur du gallo-romain ? Ça devait être chouette en tout cas !
Non, c’était un site médiéval, un château en ruine. J’ai fouillé une grande salle, probablement une salle de réception.
Génial ! 😍
J’ai adoré le film de Villeneuve, je vais sûrement y retourner. Un bijou !(et je suis en train de relire le livre, on ne refait pas… ce doit être ma 4ème lecture 🙂 ) Merci pour cet article passionnant, quelle chance d’avoir vécu cette expérience de fouilles durant tes études !
Merci ! Oui, c’était extraordinaire… un désert plus rude que le Taklamakan que je m’apprête à explorer 🙂
Oh yess, de beaux billets de blog en perspective !
Oui, et un livre qui bénéficiera de ce sensorium… Du moins je vais
tout faire pour 🙂