Un jour je suis tombé sur cet article fascinant : sommes-nous la même personne à 14 ans et à 77 ans ? Entre le moment où nous avons été bébé, et celui où nous deviendrons des personnes âgées, toutes les cellules de notre corps auront entièrement été renouvelées, et il en va de même de notre personnalité. Ce n’est pas sans poser problème à un auteur qui travaille dix ans sur le même projet ! Dans ces conditions, il doit absolument veiller à conserver le fameux liant. S’il est architecte, c’est plus facile, mais on ne peut occulter le fait que la vie se charge de bouleverser notre style d’écriture.
En 1997, j’étais un célibataire de vingt ans un peu paumé, horrifié à l’idée de vieillir. J’habitais à Cannes, j’étais si frileux que pendant l’hiver il ne faisait jamais moins de 30 degrés dans ma chambre, le radiateur imposait un véritable climat tropical qui choquait mes invités. Mon ami d’enfance, Vincent, me surnommait « l’iguane », en référence aux deux paisibles reptiles que j’élevais chez moi, Godzilla et Mothra.
Habiter loin de la mer était, bien sûr, impensable. Un soir d’été, Vincent m’annonça cette terrible nouvelle : il partait vivre à Metz pour retrouver une fille. Consterné à l’idée que mon ami puisse s’exiler volontairement dans un endroit aussi glacial, je me souviens m’être exclamé fort égoïstement :
– Mais tu es malade ! Là-bas, c’est le Grand Nord ! (dans le sud de la France, tout ce qui est situé au-dessus de Lyon appartient aux contrées barbares).
Karma oblige, huit ans plus tard je suis allé… tout près de Metz rejoindre celle qui allait devenir ma femme, tandis que mon ami, ce traître, était entre temps parti s’installer en Suisse. Aujourd’hui il ne se passe pas une semaine sans que je me rende dans cette magnifique ville de Lorraine, j’y ai même enseigné durant deux ans. J’ai appris à apprécier le froid, au point d’être la plupart du temps en T-shirt, et je dois avouer que j’ai commencé à me sentir vraiment bien dans ma peau à partir de 40 ans. Cerise sur le gâteau, à ma grande stupéfaction j’ai découvert il y a peu que mes ancêtres, du côté de ma grand-mère paternelle, avaient vécu du XVIe siècle au XVIIIe siècle à Metz, qui plus est dans la rue où j’ai travaillé pendant deux ans ! Il existe même des documents très détaillés attestant de leur présence. Si une personne revenait en 1997 et révélait toutes ces informations à mon « moi » de cette époque, ce dernier penserait sûrement avoir affaire à un fou.
Toutes ces expériences ont influencé mon imaginaire, notamment avec certaines scènes de mon tome 3 qui se déroulent, comme par hasard, dans un pays enneigé : si j’étais resté sur la Côte d’Azur, je crois sincèrement que les Corsaires de l’Écosphère aurait été un bouquin très différent de la version publiée, tout simplement parce que dans le sud j’étais une personne différente. Dans ce billet sur l’illusion du récit, je me basais sur le postulat que nous, auteurs, créons des univers mentaux aussi subjectifs qu’impermanents. Il est important d’en prendre conscience, afin de ne pas se perdre dans un projet qui s’étire sur des années, et qui finit pas ne plus correspondre à ce que nous sommes aujourd’hui, sans parler du fait que ledit projet doit conserver une taille raisonnable. En ce moment, je bataille pour éviter d’avoir à vous proposer d’ici quelques mois un article du genre « Ma trilogie fait quatre tomes », mais je peine à conserver ma structure en trois actes, la faute à un tome d’exposition plutôt dense. Je vais être franc : je suis parfois tenté de me lancer dans une « multilogie ». Traduction : une saga qui dépasse trois tomes. Or franchir cette ligne rouge n’est pas sans conséquence. Dès qu’il quitte la stratosphère d’une trilogie pour explorer le vaste espace d’un cycle en quatre, cinq, sept ou dix tomes, l’auteur est confronté à un dilemme : doit-il rester dans sa zone de confort, ou innover ?
Demeurer dans sa zone de confort, autrement dit écrire des livres homogènes, c’est prendre le risque de lasser le lecteur qui, un jour, ne retrouvera plus la fraicheur de votre tome 1, parce qu’il sentira que vous utilisez toujours les mêmes ficelles (« bon, alors voyons qui va mourir ce coup-ci »). C’est un peu le problème que rencontrent certaines séries télévisées avec la fameuse « saison de trop ». La grande J.K. Rowling elle-même a été confrontée à sa propre « zone de confort » avec son unité de lieu (le récit d’Harry Potter se situe à Poudlard) et de temps (l’action se déroule durant une année scolaire). Plus votre saga dure, et plus vous êtes tenté de briser vos schémas habituels.
Innover et opérer une rupture en plein milieu de votre saga, c’est risquer de perdre votre lecteur qui était attaché à une ambiance, un univers, des personnages. Il adorait votre histoire poétique de dragons vivant dans un monde mystérieux… jusqu’au moment où il s’est rendu compte que vos créatures évoluent sur une Terre post-apocalyptique ravagée par Donald Trump. Paf ! Pour une raison que vous ignorez, la magie n’opère plus.
C’est malheureusement plus fréquent qu’on ne le croit, et il n’y a pas de recette miracle.
Parfois, je me dis que ma trilogie des pirates de l’Escroc-Griffe aurait peut-être mérité que je lui consacre quatre tomes et non trois, car le dernier volet est plus dense que les livres précédents. En fait, il est surtout plus radical, avec une atmosphère sensiblement différente, parce que j’ai tout fait pour éviter un dénouement trop convenu. Mais très honnêtement, je pense que je n’aurais pas eu la foi de me lancer dans une multilogie, ne serait-ce que parce que même un auteur de la trempe de George R.R. Martin rencontre des difficultés, personne ne sait s’il finira un jour le Trône de Fer. À mon tout petit niveau, je ne suis pas sûr qu’un cycle des pirates de l’Escroc-Griffe en quatre tomes conserverait le même rythme, je suis même convaincu qu’une sous-intrigue « bof » plomberait le récit. C’est un peu ce que je reproche à la saga en sept tomes de la Tour Sombre de Stephen King. J’ai beau l’adorer, je trouve le sixième opus, le chant de Susannah, plus laborieux que les autres volets. Le pire, c’est qu’il s’agit probablement d’un phénomène inévitable. Est-ce un drame pour autant ? That is the question.
Enfin, comment ne pas évoquer l’aspect éditorial ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour un écrivain français, il n’est pas facile de soumettre à une maison d’édition un projet en sept ou dix tomes, surtout si la totalité du cycle n’est pas écrite. Pour l’éditeur, une saga aussi longue est un nid à problèmes (pour rester poli) : qu’est-ce qui lui garantit que l’auteur mènera ce marathon jusqu’au bout ? De plus, il y a également le phénomène de l’érosion des ventes, quasi inexistant dans les années 90, mais qui a pris de l’ampleur. Aujourd’hui, il est admis qu’une suite va se vendre deux fois moins. Le succès d’un cycle comme celui de The Witcher est l’arbre qui cache la forêt. Je ne parle même pas de la situation du jeune auteur qui n’a jamais été publié : dans cet article j’avais souligné le fait qu’il est déjà difficile de commencer par le format trilogie qui effraie nombre d’éditeurs, alors imaginez la réaction du comité de lecture qui découvre votre saga en dix tomes…
Pour toutes ces raisons, j’écris une multilogie… à ma façon. Même si ma seconde trilogie sera, à bien des égards, différente de celle des pirates de l’Escroc-Griffe, j’aurai, en quelque sorte, élaboré une intrigue en six tomes, à ceci près que cette nouvelle trilogie pourra se lire sans connaître l’ancienne. Ce n’est que mon avis, mais je pense qu’inventer des histoires distinctes dans le même univers constitue un bon compromis.