L’Homme qui chuchotait à l’oreille des vieux projets

Un jour je suis tombé sur cet article fascinant : sommes-nous la même personne à 14 ans et à 77 ans ? Entre le moment où nous avons été bébé, et celui où nous deviendrons des personnes âgées, toutes les cellules de notre corps auront entièrement été renouvelées, et il en va de même de notre personnalité. Ce n’est pas sans poser problème à un auteur qui travaille dix ans sur le même projet ! Dans ces conditions, il doit absolument veiller à conserver le fameux liant. S’il est architecte, c’est plus facile, mais on ne peut occulter le fait que la vie se charge de bouleverser notre style d’écriture.

En 1997, j’étais un célibataire de vingt ans un peu paumé, horrifié à l’idée de vieillir. J’habitais à Cannes, j’étais si frileux que pendant l’hiver il ne faisait jamais moins de 30 degrés dans ma chambre, le radiateur imposait un véritable climat tropical qui choquait mes invités. Mon ami d’enfance, Vincent, me surnommait « l’iguane », en référence aux deux paisibles reptiles que j’élevais chez moi, Godzilla et Mothra.

Habiter loin de la mer était, bien sûr, impensable. Un soir d’été, Vincent m’annonça cette terrible nouvelle : il partait vivre à Metz pour retrouver une fille. Consterné à l’idée que mon ami puisse s’exiler volontairement dans un endroit aussi glacial, je me souviens m’être exclamé fort égoïstement :
– Mais tu es malade ! Là-bas, c’est le Grand Nord ! (dans le sud de la France, tout ce qui est situé au-dessus de Lyon appartient aux contrées barbares).
Karma oblige, huit ans plus tard je suis allé… tout près de Metz rejoindre celle qui allait devenir ma femme, tandis que mon ami, ce traître, était entre temps parti s’installer en Suisse. Aujourd’hui il ne se passe pas une semaine sans que je me rende dans cette magnifique ville de Lorraine, j’y ai même enseigné durant deux ans. J’ai appris à apprécier le froid, au point d’être la plupart du temps en T-shirt, et je dois avouer que j’ai commencé à me sentir vraiment bien dans ma peau à partir de 40 ans. Cerise sur le gâteau, à ma grande stupéfaction j’ai découvert il y a peu que mes ancêtres, du côté de ma grand-mère paternelle, avaient vécu du XVIe siècle au XVIIIe siècle à Metz, qui plus est dans la rue où j’ai travaillé pendant deux ans ! Il existe même des documents très détaillés attestant de leur présence. Si une personne revenait en 1997 et révélait toutes ces informations à mon « moi » de cette époque, ce dernier penserait sûrement avoir affaire à un fou.

Toutes ces expériences ont influencé mon imaginaire, notamment avec certaines scènes de mon tome 3 qui se déroulent, comme par hasard, dans un pays enneigé : si j’étais resté sur la Côte d’Azur, je crois sincèrement que les Corsaires de l’Écosphère aurait été un bouquin très différent de la version publiée, tout simplement parce que dans le sud j’étais une personne différente. Dans ce billet sur l’illusion du récit, je me basais sur le postulat que nous, auteurs, créons des univers mentaux aussi subjectifs qu’impermanents. Il est important d’en prendre conscience, afin de ne pas se perdre dans un projet qui s’étire sur des années, et qui finit pas ne plus correspondre à ce que nous sommes aujourd’hui, sans parler du fait que ledit projet doit conserver une taille raisonnable. En ce moment, je bataille pour éviter d’avoir à vous proposer d’ici quelques mois un article du genre « Ma trilogie fait quatre tomes », mais je peine à conserver ma structure en trois actes, la faute à un tome d’exposition plutôt dense. Je vais être franc : je suis parfois tenté de me lancer dans une « multilogie ». Traduction : une saga qui dépasse trois tomes. Or franchir cette ligne rouge n’est pas sans conséquence. Dès qu’il quitte la stratosphère d’une trilogie pour explorer le vaste espace d’un cycle en quatre, cinq, sept ou dix tomes, l’auteur est confronté à un dilemme : doit-il rester dans sa zone de confort, ou innover ?

Demeurer dans sa zone de confort, autrement dit écrire des livres homogènes, c’est prendre le risque de lasser le lecteur qui, un jour, ne retrouvera plus la fraicheur de votre tome 1, parce qu’il sentira que vous utilisez toujours les mêmes ficelles (« bon, alors voyons qui va mourir ce coup-ci »). C’est un peu le problème que rencontrent certaines séries télévisées avec la fameuse « saison de trop ». La grande J.K. Rowling elle-même a été confrontée à sa propre « zone de confort » avec son unité de lieu (le récit d’Harry Potter se situe à Poudlard) et de temps (l’action se déroule durant une année scolaire). Plus votre saga dure, et plus vous êtes tenté de briser vos schémas habituels.

Innover et opérer une rupture en plein milieu de votre saga, c’est risquer de perdre votre lecteur qui était attaché à une ambiance, un univers, des personnages. Il adorait votre histoire poétique de dragons vivant dans un monde mystérieux… jusqu’au moment où il s’est rendu compte que vos créatures évoluent sur une Terre post-apocalyptique ravagée par Donald Trump. Paf ! Pour une raison que vous ignorez, la magie n’opère plus.

C’est malheureusement plus fréquent qu’on ne le croit, et il n’y a pas de recette miracle.

Parfois, je me dis que ma trilogie des pirates de l’Escroc-Griffe aurait peut-être mérité que je lui consacre quatre tomes et non trois, car le dernier volet est plus dense que les livres précédents. En fait, il est surtout plus radical, avec une atmosphère sensiblement différente, parce que j’ai tout fait pour éviter un dénouement trop convenu. Mais très honnêtement, je pense que je n’aurais pas eu la foi de me lancer dans une multilogie, ne serait-ce que parce que même un auteur de la trempe de George R.R. Martin rencontre des difficultés, personne ne sait s’il finira un jour le Trône de Fer. À mon tout petit niveau, je ne suis pas sûr qu’un cycle des pirates de l’Escroc-Griffe en quatre tomes conserverait le même rythme, je suis même convaincu qu’une sous-intrigue « bof » plomberait le récit. C’est un peu ce que je reproche à la saga en sept tomes de la Tour Sombre de Stephen King. J’ai beau l’adorer, je trouve le sixième opus, le chant de Susannah, plus laborieux que les autres volets. Le pire, c’est qu’il s’agit probablement d’un phénomène inévitable. Est-ce un drame pour autant ? That is the question.

Enfin, comment ne pas évoquer l’aspect éditorial ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour un écrivain français, il n’est pas facile de soumettre à une maison d’édition un projet en sept ou dix tomes, surtout si la totalité du cycle n’est pas écrite. Pour l’éditeur, une saga aussi longue est un nid à problèmes (pour rester poli) : qu’est-ce qui lui garantit que l’auteur mènera ce marathon jusqu’au bout ? De plus, il y a également le phénomène de l’érosion des ventes, quasi inexistant dans les années 90, mais qui a pris de l’ampleur. Aujourd’hui, il est admis qu’une suite va se vendre deux fois moins. Le succès d’un cycle comme celui de The Witcher est l’arbre qui cache la forêt. Je ne parle même pas de la situation du jeune auteur qui n’a jamais été publié : dans cet article j’avais souligné le fait qu’il est déjà difficile de commencer par le format trilogie qui effraie nombre d’éditeurs, alors imaginez la réaction du comité de lecture qui découvre votre saga en dix tomes…

Pour toutes ces raisons, j’écris une multilogie… à ma façon. Même si ma seconde trilogie sera, à bien des égards, différente de celle des pirates de l’Escroc-Griffe, j’aurai, en quelque sorte, élaboré une intrigue en six tomes, à ceci près que cette nouvelle trilogie pourra se lire sans connaître l’ancienne. Ce n’est que mon avis, mais je pense qu’inventer des histoires distinctes dans le même univers constitue un bon compromis.

Published in: on mars 2, 2020 at 10:31  Comments (7)  

Bêta-lecture et ego

Depuis la rentrée, j’ai la chance de vivre une belle aventure humaine puisque la ville de Hettange-Grande m’a confié trois ateliers d’écriture, avec une vingtaine d’auteurs, et autant d’univers différents à explorer !

Durant ces sessions, l’un des outils que nous utilisons est la fameuse bêta-lecture, une technique que j’ai découverte sur le forum d’écriture Cocyclics, et qui m’a aidé à être publié. La bêta-lecture consiste à donner avec bienveillance un ressenti argumenté sur le texte d’un autre auteur, mais aussi à recevoir un regard critique sur ses propres écrits. Au début de chaque atelier, j’insiste sur cette notion de « bienveillance », car le but n’est pas de se lancer dans une compétition ou de mettre une note à un texte, mais de s’entraider. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas question de reformuler des phrases à la place de l’auteur, car cela n’aurait aucun intérêt. Chaque écrivain est maître de son texte. Avec ses mots, il doit apprendre à vaincre tout seul les obstacles qui se présentent à lui, la bêta-lecture étant un outil et non une béquille. Offrir à un auteur qu’on ne connait pas une bêta-lecture peut sembler a priori bizarre : pourquoi travailler sur le récit d’un inconnu alors qu’on attend surtout un retour sur ses écrits ? En fait, lorsqu’on bêta-lit d’autres personnes, on progresse de façon inconsciente. Je peux me montrer sévère sur une lacune… jusqu’au moment où je réalise que mon propre texte est encore pire ! C’est normal, nous avons tous tendance à voir la paille dans l’oeil de l’ami auteur, et non la poutre dans le sien. Même lorsqu’on est « publié », l’art d’écrire reste difficile, nous sommes tous d’éternels étudiants, nous n’avons pas assez d’une vie pour apprendre.

Vous remarquerez que j’ai intitulé cet article Bêta-lecture et ego… Soumettre pour la première fois son bébé de papier à des bêta-lecteurs n’est jamais simple. Après avoir terminé un premier jet, puis découvert qu’il est capable de passer énormément de temps à corriger son texte, l’auteur doit franchir un troisième palier : affronter les premiers retours de bêta-lecteurs. Autrement dit, une épreuve du feu, un parachutage en territoire hostile.

Si certaines personnes encaissent les critiques sans hausser un sourcil, d’autres peuvent arrêter d’écrire pour toujours suite à une remarque a priori anodine ! C’est pour cette raison qu’en matière de bêta-lecture, la bienveillance est fondamentale. Bien sûr, on peut choisir d’écrire pour soi sans croiser la route de monstrueux bêta-lecteurs assoiffés d’encre. Mais si vous destinez votre texte à des maisons d’édition, savoir gérer des commentaires est essentiel, car tôt ou tard votre texte sera lu par des booktubeurs autrement moins indulgents que des bêta-lecteurs… sans parler des éditeurs qui passent leurs journées à lire des manuscrits problématiques.

Les premiers retours autres que ceux de sa famille ou de ses amis constituent un moment éprouvant, et c’est tout à fait normal : l’auteur se confronte enfin à la réalité. S’il y a toujours une possibilité infime pour que vous soyez un génie incompris en avance sur son temps, il est beaucoup plus probable que votre texte ne soit tout simplement pas assez abouti. Ce qui ne veut pas dire « nul », soit dit en passant, on ne le répétera jamais assez aux jeunes auteurs. Même sous le feu des critiques, il faut conserver une certaine mesure, et bien comprendre que les remarques visent un texte, et non sa propre personnalité. Loin d’être un défi effrayant, la bêta-lecture est une opportunité de progresser rapidement :  quand quatre personnes qui ne se connaissent pas ont le même ressenti sur un héros qu’ils trouvent antipathique, c’est qu’une vérité se dégage du récit. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut proposer à ces mêmes personnes une deuxième ou troisième version, et ainsi se réjouir des progrès effectués. Quel plaisir d’observer son texte se bonifier au fil des semaines !

Généralement, les bêta-lectures se passent bien, mais sur des forums, j’ai parfois vu des auteurs très gentils se braquer de manière spectaculaire au moment de recevoir leurs premiers retours, non pas par orgueil, mais parce qu’ils vivaient les douloureuses étapes d’un deuil, celui du texte idéalisé. Pour ces personnes, passé le choc initial vient le déni (« moi je l’aime bien mon histoire »), qui peut être de la mauvaise foi («ah non, là je ne suis pas du tout d’accord, je trouve que le passage où Gore le Barbare tranche la tête de la petite fille est une séquence attendrissante »).

Puis vient la colère (« vous m’avez lu trop vite !« ), suivi du marchandage (« si vous trouvez mon roman confus, c’est parce que vous ne l’avez pas compris, je vais vous expliquer de nouveau l’intrigue, vous allez forcément l’apprécier ») et la déprime sur fond de chantage affectif  (« visiblement personne n’aime mon livre, je me demande si je ne devrais pas arrêter d’écrire et brûler tous mes textes »).
Fort heureusement, si ces auteurs en souffrance arrivent à prendre du recul, ils découvrent enfin le temps de l’acceptation (« c’est vrai qu’en y réfléchissant, mon intrigue ne fonctionne pas si bien que ça ») et de la reconstruction (« j’ai trouvé plusieurs solutions pour améliorer mon roman, j’ai hâte de vous faire lire la nouvelle version ! »).

Apprivoiser l’ego est fondamental, ne serait-ce que parce que tout au long de sa carrière un auteur doit conserver le plaisir d’écrire. Dans le dojo de l’écriture, j’expliquais que ce métier requiert un savoir-faire, mais aussi un savoir-être. Mes amis qui ont réussi à être publiés ont tous en commun d’avoir fait preuve de patience et de ténacité, en plus d’avoir eu une bonne étoile, la fameuse « chance » : une publication est toujours l’histoire d’une rencontre, le coup de foudre qu’éprouve un éditeur en découvrant un texte. Il faut également de l’intelligence affective, une maturité qui n’est pas facile à acquérir. L’ancien susceptible que je suis est bien placé pour en parler… La première fois que ma femme a lu la version préliminaire des pirates de l’Escroc-Griffe et m’a fait ses retours, j’étais affreusement vexé, nous nous sommes même disputés (je sais, c’est pathétique). Quand j’ai découvert par la suite Cocyclics, mon forum d’écriture, être plus souple est devenu pour moi une nécessité absolue. Mon tout premier maître de taï chi m’a un jour expliqué qu’en Occident on considère que la force physique dépend de la musculation, alors qu’en Orient on pense que la force vient au contraire de la souplesse.

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C’est le même constat pour la bêta-lecture. Ce qui est surprenant, c’est qu’un bon auteur ne fait pas forcément un bon bêta lecteur, et que l’inverse est tout aussi vrai. Il est rare d’exceller dans les deux domaines en même temps. Pour toutes ces raisons, la bêta-lecture est un art délicat qui demande (presque) des compétences de correcteur et de psychologue, puisque l’auteur souhaite un avis argumenté sur son bébé de papier. Inutile de dire que les pièges sont nombreux. Voici des profils d’auteur à problèmes, avec des solutions pour mieux communiquer avec eux… en admettant que le bêta-lecteur soit expérimenté !

Le pilote automatique

Profil assez rare. Cet auteur est d’accord avec toutes les remarques de ses bêta-lecteurs. Il n’en remet en cause aucune… jusqu’au jour où il ne reconnait plus son roman. En fait, à force d’avoir suivi à la lettre les retours de ses bêta-lecteurs, et d’être conciliant, il a le sentiment d’avoir dénaturé son bouquin. Le meilleur moyen d’éviter cette impasse, c’est de conseiller à l’auteur de prendre le temps de digérer les remarques avant de se lancer tête baissée dans les corrections, il est préférable qu’il attende que ses bêta-lecteurs aient lu la totalité de son livre avant d’attaquer les gros travaux. Le fait qu’un roman subisse de profonds remaniements tant sur la forme que le fond n’est pas si grave du moment que l’auteur dispose d’une idée directrice, ainsi que de certitudes : on ne peut pas contenter tous ses bêta-lecteurs (et de toute manière ce n’est pas souhaitable), il faut parfois procéder à des choix d’auteur.

L’autodestructeur

A priori fragile (« grâce à vos retours, j’ai compris que mon roman est pourri, j’arrête d’écrire et je pars élever des chèvres dans le Larzac »), l’autodestructeur est un orgueilleux qui s’ignore, car au final c’est son ego qui parle. Il a un grand besoin d’être rassuré. Il est souvent victime du tristement célèbre complexe de l’imposteur, qui l’empêche de se considérer comme un véritable écrivain, ce qui est une erreur tragique. Pour moi, un auteur est quelqu’un qui essaie d’écrire tous les jours, peu importe qu’il soit publié. Le syndrome de l’imposteur est tellement courant qu’on le retrouve même chez des écrivains connus ! L’auteur qui se dénigre peut estimer que sa maison d’édition est tellement petite qu’il n’est pas encore un « vrai » écrivain, ignorant qu’en réalité il a réussi un véritable  exploit : pour son premier roman, un inconnu a une chance sur 6000 de trouver une maison d’édition. Je compare souvent un auteur publié à un footballeur : même si vous commencez votre carrière à Nîmes, plus petit budget de la ligue 1, vous faites désormais partie des chanceux, des « professionnels »… alors autant ne pas bouder son plaisir !

Le résistant

C’est le cas le plus fréquent. Au mieux le résistant sera d’accord sur les coquilles signalées et autres broutilles, mais viscéralement opposé aux critiques de fond, non sans un certain esprit de contradiction. On reconnait le résistant au fait qu’il réponde systématiquement point par point à CHAQUE commentaire formulé par le bêta-lecteur. Exemples :
– Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi, je trouve la scène du camp de concentration très drôle, d’ailleurs l’une de mes tantes a adoré.
– Je ne pense pas que ce personnage soit secondaire, moi je l’aime bien, en plus son nom est un clin d’œil à une private joke de ma cousine.
– Je comprends ce que tu dis à propos de ce chapitre que tu estimes trop long, mais je suis attaché à ce passage. En fait, ce chapitre est l’un des premiers textes que j’ai écrit au lycée et pour moi il serait impensable de le retirer du roman. Et puis je ne le trouve pas si long que ça, dedans j’explique pourquoi le royaume a été victime il y a mille ans d’une crise financière, le lecteur a forcément besoin de cette information.
– Là encore, je ne suis pas en train de critiquer ton retour, mais…

Si les échanges entre l’auteur et son bêta-lecteur se transforment en un rapport de force stérile, cela peut se révéler destructeur pour les deux parties.

Le bêta-lecteur doit essayer le plus rapidement possible de désamorcer ces tensions, se montrer rassurant sur le fait qu’il n’est pas là pour imposer son point de vue, mais juste aider l’auteur, celui-ci restant maître de son texte. Le bêta-lecteur peut également suggérer qu’il n’y a pas de « fumée sans feu ». Si plusieurs bêta-lecteurs qui ne se connaissent pas « décrochent » au bout d’un certain nombre de pages, l’auteur sera bien obligé de reconnaître que son texte est problématique. Si l’auteur reste campé sur ses positions, mieux vaut écourter cette collaboration pour éviter qu’elle ne devienne un calvaire… et que tout le monde perde son temps.

Parfois, l’auteur résistant peut se métamorphoser et devenir…

 L’incompris

C’est le profil le plus problématique, car l’incompris est d’abord… un résistant (cf. profil précédent) qui a sombré dans l’amertume au lieu de prendre les problèmes à bras le corps. Son cas est beaucoup plus grave que celui de l’autodestructeur, car il préfèrera mourir plutôt que d’admettre que son texte présente des faiblesses. C’est l’artiste incompris, la faute à ses bêta-lecteurs/éditeurs/lecteurs/proches/journalistes (rayez la mention inutile), un cas insoluble, car cet autoapitoiement traduit un gros manque de confiance en soi, ou à l’inverse un ego surdimensionné… ce qui revient exactement au même. Inutile de dire que l’incompris sera ingérable pour n’importe quel éditeur*. Tant qu’il ne se remet pas en question, on ne peut malheureusement pas aider cet auteur.

On en vient à une question essentielle : pourquoi écrivez-vous ? Si c’est pour régler des comptes avec vos parents/vous venger d’un(e) ex/vendre des millions de livres/prouver à votre ancien patron/professeur de français que vous avez « réussi », il y a de fortes chances pour que vous ayez plus besoin d’une thérapie que d’un éditeur, je le dis d’ailleurs sans mépris ni condescendance : on écrit mieux lorsqu’on a vaincu ses démons, j’en sais quelque chose. Cela ne signifie pas qu’on doit être aussi équilibré qu’un astronaute, mais un minimum de sérénité est appréciable, ne serait-ce que parce que l’écrivain est une créature mal aimée de notre société. En France, on considère qu’écrire n’est pas un métier et il est de bon ton de glorifier les poètes maudits, les âmes torturées telles que Bukowski, comme si avoir connu des malheurs ou être mal dans ses pompes était la voie royale pour devenir écrivain.

En réalité, beaucoup de grands auteurs, même chez les plus déjantés, ont à un moment donné mis leur ego de côté et choisi de régler leurs problèmes personnels. C’est le cas de Stephen King, qui a reconnu que, suite à son addiction à la cocaïne, son écriture avait baissé en qualité, notamment sur les Tommyknockers, « an awful book ». Il faut une certaine humilité pour pouvoir se remettre ainsi en question. De nombreux écrivains n’ont pas hésité à écrire plus d’une dizaine de versions d’un même roman, comme Ronald Dhal avec Charlie et la chocolaterie. Si, en tant qu’auteur, vous n’êtes pas capable de lire un retour sans avoir envie de dissoudre dans l’acide votre bêta-lecteur, ou de vous immoler par le feu, l’écriture n’est peut-être pas une activité pour vous. Écrire un premier jet n’est pas le plus compliqué, ce sont surtout les corrections qui vont vous prendre des semaines, des mois, souvent des années de travail… Écrire peut vite devenir une souffrance lorsqu’on ignore la présence de cet ego qui nous pousse vers des comportements irrationnels, un ego fondamentalement illusoire : non, une mauvaise critique ne peut pas vous tuer ! Ce ne sont que des mots, rien de plus. À l’inverse, ce n’est pas parce que vous serez publié que tous vos problèmes disparaitront. Vous quitterez une insatisfaction (« je rêve d’être publié ») pour une autre (« je rêve d’avoir un peu de succès, comme certains auteurs »), puis encore une autre (« je rêve d’obtenir moi aussi un prix à un festival littéraire »), sans parler du fantasme du best-seller, aussi probable que celui de gagner le gros lot au Loto… Ces insatisfactions sans fin n’existent que dans votre esprit, elles sont aussi illusoires que votre ego, et pour cause : si vous n’arrivez pas à être heureux en ce moment même, comment voulez-vous que ce soit le cas dans un futur hypothétique ?

C’est cet ego qui nourrit la peur d’être un imposteur, la colère face aux critiques, ainsi que l’attachement excessif vis-à-vis de ses propres écrits, trois poisons étroitement liés. Avoir confiance dans des bêta-lecteurs bienveillants peut aider à vaincre ces obstacles. Le processus peut être long, il peut même durer toute une vie, mais le jeu en vaut vraiment la chandelle. Faire preuve de davantage de souplesse et d’ouverture d’esprit permet de toucher plus de lecteurs, mais aussi de grandir en tant qu’être humain. Il n’y a pas que dans les romans d’apprentissage qu’on trouve de beaux récits initiatiques…

 

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* C’est d’ailleurs la grande peur des éditeurs, tomber sur un auteur ingérable…

 

 

Published in: on septembre 30, 2019 at 12:00  Comments (19)  
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Écriture, Épicure et lave-vaisselle

Après deux ans de travail sur mon nouveau roman, je suis à la fois soulagé et étonné. J’ai compris début janvier pourquoi mon manuscrit souffrait de plus en plus de boulimie : j’ai écrit non pas un mais deux tomes en même temps ! J’ai donc divisé mon projet en deux et, parfois, moins c’est mieux.

Ce qui est incroyable, c’est qu’en changeant d’échelle, en travaillant sur une portion plus petite de mon histoire, mon tome 1 nouveau format est devenu très facile à manipuler. Comme si je descendais d’un poids lourd pour conduire une voiture de sport. Cette prise de conscience, je la dois à Candy.

Oui, je parle bien de mon lave-vaisselle.

Lorsqu’il est arrivé chez moi le 29 août 2018, je me souviens avoir ressenti le même élan d’amour que lors de la réception de mon premier robot aspirateur Roomba : plus besoin de consacrer une demi-heure à une activité inintéressante au possible ! Ce jour-là, alors que je jetais un œil sur l’écran de mon ordinateur, je compris que Scrivener, le lave-vaisselle et le Roomba possédaient la même finalité : me redonner du temps libre. À 41 ans, je découvrais enfin l’eau chaude que les outils sont essentiels, ne serait-ce que pour fermer les boucles de longs projets, et ne pas me perdre dans des tâches insipides. C’est ce que répétait ma femme, que je ne remercierai jamais assez pour m’avoir conseillé le sacro-saint bullet journal. Il est lui-même inspiré de la méthode GTD, recommandée par mon gourou numérique, l’incontournable Lionel Davoust dont le blog est d’utilité publique. Armé de mon propre bullet journal, je me suis décidé à cocher des cases chaque jour, les fameux trackers, en fonction de mes besoins.

C’était l’occasion de remettre ma vie à plat, de sabrer dans le superflu et d’établir des priorités  : marcher vingt minutes par jour, écrire, faire le ménage, mais aussi lire, méditer et même regarder un épisode d’une série : pourquoi une journée devrait-elle être constituée uniquement de tâches fastidieuses ? Quand je me détends, je me ressource et je deviens un meilleur auteur, c’est donc une priorité. J’adore la réflexion de mon amie Silène Edgar à propos de son rapport à ce qu’elle appelle « les tâches joyeuses »

Les tâches joyeuses, comme lire pour le travail, me promener pour le travail, aller au cinéma pour le travail, faire des courses pour le travail, etc… je ne me les représente pas comme des pauses ou de la détente, je les prends pour ce qu’elles sont : des tâches. Je cesse d’associer travail et souffrance. Effort joyeux.

Les trackers du bullet journal m’évitent également de ruminer plusieurs fois dans la journée des questions du style « as-tu donné à manger au chat ? », des pensées inutiles qui forment des boucles infernales.

Ces charges mentales étant supprimées, on ne pense plus qu’à la tâche qui nous occupe durant l’instant présent. Le seul impératif c’est, bien sûr, d’ouvrir cet outil tous les jours et de rayer ce qui a été accompli pour ne plus s’en préoccuper, mais pour moi cela en vaut vraiment la peine. Mon bullet journal n’est finalement rien d’autre qu’un deuxième cerveau de papier qui libère de la bande passante. Moi qui suis bordélique et un peu rétif à toute forme d’organisation, je trouve ce processus ludique : le matin, alors que j’ai encore beaucoup d’énergie, j’ai envie de cocher un maximum de cases afin que mon après-midi soit moins chargé. C’est ce que les utilisateurs de bullet journal appellent le magic morning.

En associant mon bullet journal à Scrivener, écrire est devenu beaucoup plus simple… et ma vie quotidienne aussi. Grâce à mes trackers, j’en suis arrivé au constat que virtuellement tout peut être amélioré, un peu comme sur Wikihow. C’est la base du life hacking, l’idée qu’on peut progresser dans plein de domaines en même temps. C’est grâce au life hacking que j’ai compris en septembre pourquoi j’éprouvais, depuis deux ans, des coups de fatigue ponctuels. La plupart des Français manquent de vitamines D et suite à une prise de sang, j’ai découvert que le brun-végétarien-lorrain d’adoption que je suis ne faisait pas exception à la règle ! Depuis cette prise de conscience, je prends de la vitamine D tous les jours (c’est la case « Vitamines » de mon bullet journal) et cet hiver je n’ai pas subi mon habituelle déprime hivernale du mois de novembre, j’ai même plus d’énergie qu’avant.

Je n’étais pas très organisé, je manquais de vitamines, je ne pratiquais pas assez de sport… voilà pourquoi j’avais l’impression que mon roman avançait lentement. Alors qu’il y a quelques années, je luttais contre ma tendance névrotique à écrire jusqu’à l’épuisement, aujourd’hui je procède de manière radicalement différente : plusieurs activités prioritaires dans la journée, mais sur des durées plus restreintes, tout en prenant bien soin de ne pas me carboniser ou de trop multiplier ces mêmes activités. Si je sens la fatigue venir, j’annule une sortie. Résultat : je travaille de manière plus efficace, non pas parce que je bosse comme un âne, mais parce que j’ai changé d’échelle et que l’acte d’écrire me donne beaucoup plus de plaisir. Le constat est similaire en ce qui concerne la lecture. Il n’y a pas si longtemps, j’étais capable de lire très vite un livre en y consacrant plusieurs heures par jour, alors que maintenant je prends le temps de saisir des notes dans mon bullet journal. Parfois, dans une journée je ne lis qu’une page et je fais une pause pour y réfléchir… ce qui aurait été inconcevable pour moi il y a encore quelques mois ! Mais dans mon fort intérieur, je sais que je finirai inévitablement par terminer ma lecture en cours, peu importe le temps nécessaire. Au final, elle sera beaucoup moins superficielle que si j’avais dévoré le même bouquin en 48h00.

Je suis désormais persuadé que la philosophie gradualiste, « un peu tous les jours », est la plus efficace sur le long terme. On retrouve d’ailleurs ce propos de deux ouvrages tibétains célèbres que j’étudie depuis plusieurs années, le Livre Moyen et le Grand Livre de la progression vers l’Éveil. Écrits par Djé Tsong Khapa entre 1402 et 1415, ces manuels sont les textes fondateurs de la doctrine guélougpa, l’école à laquelle appartient le Dalaï Lama. Après (quasiment) cinq ans de méditation et de lectures de livres bouddhistes, j’ai enfin compris que cette approche gradualiste peut vraiment s’appliquer à tous les domaines. Ainsi, depuis quelques semaines, je pratique dix minutes de taï chi par jour au lieu de me contenter d’une seule grosse séance le dimanche… Moi qui suis aussi souple qu’un bâton, j’arrive presque à toucher mes pieds ! Cerise sur le gâteau, j’ai constaté que cette raideur vient en grande partie d’une peur enfantine dont je ne soupçonnais absolument pas l’existence. Toujours dans cet ordre d’idée, j’ai même créé un atelier d’écriture dans ma ville ! (case « atelier »). Je ne l’anime qu’une séance par semaine mais ce travail me rend heureux, il me permet d’améliorer ma propre technique et de rencontrer des gens formidables.

Article du Républicain Lorrain

À force d’avoir des cases en moins de construire toutes sortes de projets avec ces fameuses dix minutes quotidiennes, j’ai l’impression étrange que la vie elle-même gagne une nouvelle dimension. Chaque journée devient passionnante. Cette philosophie fonctionne aussi pour les relations humaines : téléphoner à quelqu’un une fois par jour, même quelques minutes, peut lui procurer beaucoup de bien.

Les personnes très structurées qui liront cet article ne pourront s’empêcher de sourire ou de se moquer devant mon catalogue d’évidences, et je les comprends. Cependant, au fil des années je constate que beaucoup de gens ont, comme moi, souffert d’un manque d’organisation qui dépasse largement le cade du travail. On devrait peut-être davantage apprendre à l’école ce qu’est un art de vivre. Si, plus jeune, on m’avait donné les outils pour mieux me connaître, je pense que j’aurais gagné beaucoup de temps, et j’aurais surtout mené une vie plus sereine, et même plus saine. Détail amusant, le mot tibétain pour « méditer » est sgom སྒོམ , il signifie « s’habituer »… dans le sens « s’habituer à soi-même ». Tout cela pour dire que le gradualisme est, à mes yeux, une philosophie holistique qui sacralise chaque instant de l’existence.

Les bénéfices sont virtuellement infinis.

Published in: on janvier 6, 2019 at 8:58  Comments (7)  

L’auteur, cet illusionniste

Ne faites jamais confiance aux auteurs, ce ne sont que des illusionnistes !

Tenez, prenez la nouvelle trilogie sur laquelle je travaille. Elle est en partie inspirée par les arts martiaux, notamment le Zar Kwaï, la discipline pratiquée par Goowan, mon homme-iguane des pirates de l’Escroc-Griffe.

Goowan

Dans mon esprit, le Zar Kwaï a toujours été un mélange de taï chi et d’aïkido*, deux voies que je respecte énormément, et qui pour moi ne sont rien d’autre que de la méditation en mouvement. Le taï chi, que je pratique, est un art martial dit « interne », axé sur la respiration et la souplesse, plutôt que sur la musculation. Ceci explique pourquoi on peut faire du taï chi jusqu’à un âge très avancé… bien que le raisonnement inverse soit tout aussi vrai ! Si on le travaille quotidiennement, le taï chi octroie une plus longue espérance de vie. Un nombre invraisemblable de maîtres taï chi sont devenus centenaires, comme Lu ZijianNé en 1893, il a vécu jusqu’à 118 ans, mais a pratiqué son art jusqu’à l’âge de… 116 ans !

Le but du taï chi est de maîtriser une énergie mystérieuse, le chi, qu’on retrouve également en aïkido, l’art martial fondé par le charismatique Morihei Ueshiba O Senseï. Ancien soldat japonais marqué par les horreurs de Hiroshima et Nagasaki, Ueshiba a créé l’aïkido suite à une expérience mystique. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie, dont le mondialement connu Art de la paix. Bien que l’aïkido soit en France une activité tout ce qu’il y a de plus laïque, pour Ueshiba il s’agissait d’une véritable voie spirituelle, un dao profondément influencé par le bouddhisme**, le shintoïsme et le taoïsme, ainsi que la synthèse des différentes techniques de combat samuraï.

Depuis un an j’avais envie, en complément du taï chi, de m’initier à l’art du sabre japonais. Or, en octobre, j’ai découvert qu’il existe un club d’aïkido à l’endroit même où je pratique le taï chi***. Et en aïkido, on apprend le maniement du sabre… Comme mon nouveau roman nécessite un Zar Kwaï « réaliste », vous devinez la suite ! À 41 ans, je décide donc de me lancer dans l’aïkido, en me demandant si je ne vais pas exploser en mille morceaux dès le premier entrainement ! La première séance est un choc, avec l’impression de se retrouver au milieu de chevaliers Jedi bondissants capables d’utiliser votre propre force pour vous mettre à terre. Ce n’est pas du cinéma

Tout fonctionne sur les articulations, sans le moindre effort. C’est grâce à ce club que j’ai eu la chance inouïe de rencontrer un grand maître, Paul Marotta, 6e dan, qui a été l’élève du célèbre Nobuyoshi Tamura, lui-même élève du fondateur de l’aïkido… Oui, le fameux Ueshiba dont je vous parlais plus haut ! Paul est un mentor d’une immense gentillesse, qui partage des anecdotes passionnantes à propos de Tamura. J’ai rencontré également des pratiquants d’une patience infinie avec la ceinture blanche que je suis. Cerise sur le gâteau, nous ne sommes pas plus d’une dizaine de personnes, c’est quasiment du cours particulier… un luxe.

Rapidement, j’ai compris que pratiquer l’aïkido revenait à s’immerger dans le monde des samouraïs. Les valeurs du bushido (« droiture, courage, bienveillance, politesse, sincérité, honneur, loyauté ») sont au cœur de ce cheminement, ce qui explique pourquoi il n’existe pas de compétition sportive dans notre discipline. En aïkido, il n’y a pas de vainqueur ou de vaincu, d’agresseur ou d’agressé car on alterne les rôles afin de reproduire une technique en l’observant de différents points de vue. Chacun apprend grâce à l’aide de l’autre, peu importe son niveau. Il s’agit moins de combattre un adversaire que de mettre un terme à une situation violente. Cette absence de compétition et cette bienveillance permanente favorisent une franche camaraderie  : chaque anniversaire d’un aïkidoka est prétexte à un pot bien arrosé au club… inutile de dire que les fêtes sont nombreuses ! Une bonne ambiance qui, bien sûr, n’exclut pas une grande rigueur : la plus jeune ceinture noire de France a été formée chez nous ! Le club est même une référence pour toute la région Grand Est. Parfois, l’aventure est au coin de la rue.

Vous l’avez deviné, au fil des mois, ce qui devait être au départ une simple pratique martiale est devenue bien plus que ça. J’ai compris que l’aïkido était complémentaire du taï chi et de la méditation que je pratique quotidiennement, mais en tant qu’auteur je me suis posé cette question troublante : est-ce l’écriture de mon roman qui m’a poussé vers les arts martiaux, ou bien ces derniers ont-ils inspiré en amont mon imaginaire ? Je n’ai pas une réponse claire à cette question, mais j’ai réalisé quelque chose qui me parait fondamental. Si, en tant qu’auteur, il est très important de se documenter sur un sujet donné, je pense qu’il ne faut pas hésiter, si l’opportunité se présente, à suivre tel un comédien un cheminement digne de l’Actor’s Studio. Chercher la vérité.

Rien ne nous empêche « d’aller sur le terrain » pour écrire des histoires plus réalistes, puiser dans ses propres émotions.

Des amies autrices procèdent ainsi, je pense en particulier à Chloé Bertrand qui, à l’heure où j’écris ces lignes, est partie élever durant six mois des husky en Laponie ! Je songe également à Cécile Duquenne, capable d’aller au Japon juste pour être dans le ton de son roman…

Quand j’écrivais les pirates de l’Escroc-Griffe, je rêvais de passer plusieurs mois sur un voilier, en plein Pacifique… malheureusement cela n’a pas été possible. Bien qu’un auteur ne soit pas obligé de naviguer à l’autre bout du monde pour faire voyager le lecteur, une expérience de ce type aurait à coup sûr enrichi ma trilogie. Un tel travail d’immersion demande du temps et de l’argent, mais cette approche donne cette illusion de réalisme. J’utilise le terme « illusion » à dessein. Durant les Aventuriales, j’ai profité qu’une amie me pose une question banale sur la navigation pour lui avouer franchement mon ignorance.
— Mais tu as passé douze ans sur tes pirates de l’Escroc-Griffe ! s’est-elle exclamée, choquée.
Je lui ai alors répondu qu’en réalité j’ai passé douze ans à donner l’illusion que je maitrisais le sujet. Naturellement, cela ne veut pas dire que je n’écris que des bêtises ou des mensonges ! Même si un jour je deviens (par miracle) ceinture noire d’aïkido, mon « expérience » sera très différente de celle d’un samouraï qui aura combattu avec un vrai sabre dans un duel à mort ou lors d’une bataille. En tant qu’auteur et historien, j’ai réellement des connaissances dans différents domaines, et j’essaie d’écrire avec sincérité. Mais de la même façon qu’un acteur jouant le rôle d’un soldat n’a rien d’un combattant, l’auteur n’est qu’un illusionniste.

Ironie du sort, les lecteurs amateurs de littérature blanche et de Prix Goncourt, en particulier ceux qui méprisent l’imaginaire (SF, Fantastique, Fantasy) et la littérature noire (policier), ne comprennent pas que la même illusion opère pour la littérature générale, réputée sérieuse, réaliste, authentique. Sauf preuve du contraire, lorsqu’elle écrivait les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar ne disposait pas de machine à voyager dans le temps ! Bien qu’elle n’ait pas eu l’opportunité de vivre aux côtés d’un empereur romain du IIe siècle après J.-C., son best-seller est pourtant l’un des meilleurs romans historiques jamais publiés. Yourcenar a été très rigoureuse en se basant sur les sources à sa disposition, mais elle n’a pas prétendu dépeindre la vérité. Elle voulait surtout reconstituer un Hadrien crédible, comme elle le signale elle-même dans son propre livre :

Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même (…) Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques.

En écrivant, Yourcenar a tenté de se mettre dans un état d’esprit idéal, ce qui est bien sûr subjectif. Son roman fonctionne car, d’une part, il est très bien écrit et, d’autre part, nous sommes d’accord avec les certitudes de l’autrice concernant une période donnée. Pourtant, il suffit que la science historique progresse d’un bond pour qu’un roman ou un film devienne complètement ringard. C’est ce qui est arrivé à l’instant où l’on a découvert que les chevaliers du Moyen-Âge n’étaient pas du tout de lents guerriers, mais plutôt des catcheurs capables de sauter, d’effectuer des roulades, de monter des échelles ou même de se relever tout seul !

Nous ne pouvons occulter que nous sommes façonnés par un contexte culturel donné. Un Français enthousiaste qui part en vacances à Tokyo sera sans doute émerveillé par cette ville, mais sa vision sera probablement très différente d’un expatrié désenchanté travaillant dix heures par jour dans une entreprise nippone… Si chacun écrit de son côté un roman auto-biographique, les deux livres seront radicalement opposés, alors qu’ils se déroulent dans la même capitale.

Si nous ne percevons pas tous la réalité de la même manière, comment peut-on envisager qu’il ne puisse y avoir qu’une seule littérature digne de ce nom ? Aujourd’hui la physique et la psychologie nous enseignent que cette réalité, abstraite et fluctuante, est certainement aussi vide et subjective qu’un roman. Tel un physicien expert en mécanique quantique, l’écrivain doit avoir l’humilité de reconnaître que toutes ses illusions tendent à se rapprocher de la vérité sans jamais vraiment l’atteindre, parce que cette quête de vérité est elle-même… illusoire. À chaque instant de notre vie d’auteur nous créons des mirages, nous nous en nourrissons également, peu importe le genre littéraire. Au final, il n’y a que des bonnes et des mauvaises histoires.

* Si vous voulez en savoir plus sur les arts martiaux, je vous recommande les blogs de deux amis. Celui de Lebenswegweb, qui évoque notamment la cartographie des arts martiaux, ainsi que celui de Capucine, orienté écriture, développement personnel et arts martiaux.

** J’ai arrêté de regarder la série Walking Dead à la fin de la saison 6, mais il y a un épisode très émouvant qui parle d’aïkido et que je vous recommande chaudement. Il s’intitule « Ici n’est pas ici » (« Here’s Not Here », épisode 4 saison 6) et il n’y a pas besoin de connaître la série pour le regarder, c’est un épisode à part… une belle leçon d’humanité qui m’a touché.

***C’est en partie pour cette raison que j’ai appris à aimer la Lorraine : près de chez moi il est possible de pratiquer des arts martiaux orientaux avec de grands maîtres, et de méditer dans un temple bouddhiste avec un authentique moine tibétain…. bref, de s’imprégner de cultures et de philosophies fort éloignées de la nôtre.

Published in: on décembre 11, 2018 at 10:34  Comments (25)  

Comme un sparadrap sur une jambe de bois

Ah, les joies des corrections ! Comme je l’avais écrit dans cet article, j’ai supprimé 100.000 signes de mon manuscrit. Pour vous donner un ordre idée, cela correspond à peu près à 1/5e de mon roman… Une décision difficile à prendre, mais qui m’a procuré un bien fou !

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Quand je relisais mon bouquin, j’avais l’impression que l’intrigue peinait à démarrer. Je me rassurais en me disant qu’il s’agissait d’un tome d’exposition, que je devais forcément mettre mon univers en place, présenter les personnages, les enjeux… J’ai même essayé de réécrire plusieurs chapitres, histoire d’injecter plus de tension dans mon récit.
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En réalité, je me suis retrouvé dans la peau du bébé qui tente de faire rentrer des cubes dans des ronds. Parfois, il faut accepter qu’une idée ne fonctionne pas.

J’ai supprimé six chapitres, recyclé quelques séquences et… miracle, l’événement déclencheur intervient désormais plus tôt dans l’intrigue. Par « événement déclencheur », j’entends l’événement qui va lancer le récit pour de bon. Si le conflit est un moteur essentiel, encore faut-il qu’à un moment donné l’histoire décolle… et ce n’est pas si simple !

Mon tome 1 des pirates de l’Escroc-Griffe était résolument orienté « aventure », donc je n’ai pas eu trop de problèmes de ce côté étant donné que l’histoire commence in media res (un orphelin embarque en catastrophe sur un navire pirate). Pareil pour les Feux de mortifice, qui démarre immédiatement après la fin des Terres Interdites.

De manière générale, j’aime quand une histoire débute avec un événement riche en émotion, capable de secouer le lecteur, et même de le traumatiser. J’adore les premières lignes de Seul sur Mars (et tout le roman, d’ailleurs)

J’ai bien réfléchi et maintenant j’en suis sûr : je suis foutu. Foutu de chez foutu. Dire que ce devaient être les deux mois les plus extraordinaires de ma vie… Six sols plus tard, le rêve s’est transformé en cauchemar. Je ne sais pas qui lira ce truc. Quelqu’un finira bien par le trouver. Dans une centaine d’années, peut-être. Pour information, je ne suis pas mort le sixième sol comme le pense le reste de l’équipage – mais je ne peux pas en vouloir à mes collègues. Peut-être aurai-je droit à une journée de deuil national ? Dans ma fiche Wikipédia, on lira : « Mark Watney est le seul être humain à avoir perdu la vie sur Mars. » (…) Laissez-moi vous résumer ma situation : je suis coincé sur Mars, je n’ai aucun moyen de communiquer avec Hermès ou la Terre, tout le monde me croit mort et je suis dans un Habitat censé pouvoir durer trente et un jours. Si l’oxygénateur tombe en panne, je suffoque. Si le recycleur d’eau me lâche, je meurs de soif. Si l’Habitat se fissure, j’explose ou un truc comme ça. Dans le meilleur des cas, je finirai par crever de faim. Ouais, je crois bien que je suis foutu.

Une fois que l’intrigue prend son envol, lors des corrections il faut éviter un autre écueil, celui du « ventre mou », c’est-à-dire le milieu d’une histoire. C’est généralement le moment où la tension retombe… et si elle retombe trop, le lecteur décroche. C’est un peu pour cette raison que George R.R. Martin tue régulièrement un personnage ! Une technique à manier avec beaucoup de précaution, car elle peut vite devenir un effet de mode à double tranchant comme dans The Walking Dead : si le spectateur s’est trop identifié à l’un des héros et que ce dernier trépasse, il peut arrêter de regarder la série.

À ma petite échelle, j’ai été confronté à une autre difficulté, d’ordre structurel. Dans mon tome 3, mes protagonistes principaux se retrouvaient séparés, ce qui est toujours délicat à gérer, même pour de grands auteurs. Tolkien racontait qu’il avait écrit les Deux Tours « dans la douleur », de 1941… à 1944 ! Ce qui n’est guère étonnant, puisque les héros de la Communauté de l’Anneau sont éparpillés sur la Terre du Milieu. Robert Louis Stevenson lui-même a perdu l’inspiration sur l’Île au Trésor au bout de 15 chapitres ! Ces derniers étaient publiés sous forme de feuilleton dans une revue, mais à partir du moment où Jim arrive sur l’île, isolé du reste de l’équipage, c’est la panne. Stevenson va même faire une dépression pendant plusieurs semaines…*

Dans ces exemples, je pense que c’est essentiellement le manque (ponctuel) de liant qui a posé des difficultés à ces illustres romanciers. Dans les deux cas, on a une intrigue classique (des héros s’en vont accomplir une quête héroïque/un équipage part à l’aventure sur un navire), avec un enjeu qui devient plus flou après un événement crucial (suite à une trahison, la Compagnie de l’Anneau vole en éclats/une mutinerie divise l’équipage de l’Hispaniola). Ce que l’intrigue gagne en richesse et en complexité (chaque personnage va suivre son propre cheminement et amener un point de vue original sur les événements), elle le perd en fluidité car l’auteur ne raconte plus une, mais des histoires qui devront, tôt ou tard, se recouper pour que toutes les portes soient refermées. Certains cinéastes excellent dans l’art de réaliser un film choral qui peut fonctionner de manière magnifique (Pulp Fiction, Traffic, 21 grammes, Babel, Cloud Atlas), mais aussi se révéler être un désastre si l’un des arcs narratifs est plus faible que les autres, à cause d’une sous-intrigue peu intéressante ou d’un personnage insipide.

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Cloud Atlas, l’un des 10 plus grands films de SF de tous les temps

Depuis le début de cet article on parle de techniques d’écriture, mais, comme toujours, il y a une dimension psychologique chez l’auteur qui peut également poser problème, surtout sur un premier roman. C’est ce que j’appelle le syndrome de la première fois. Imaginez que vous ayez écrit un livre quand vous étiez ado, un bouquin auquel vous tenez beaucoup. Mais oui, vous savez, cette histoire de jeune paysan qui sauve le monde conformément à une prophétie ! Vous vous êtes juré que ce tout premier manuscrit resté dans le tiroir serait un jour publié. Vous commencez les corrections, jusqu’au moment où vous redécouvrez une séquence à laquelle vous êtes particulièrement attaché… impossible d’y toucher ! Non pas que la scène en question soit géniale : à vrai dire, elle n’apporte rien à l’intrigue et les personnages qu’on y rencontre sont secondaires, mais vous avez adoré l’écrire, elle vous rappelle de bons souvenirs. Le souci, c’est que votre style a (lui aussi) muri depuis votre adolescence… et qu’il y a probablement d’autres passages de ce type dans votre manuscrit. La situation est d’autant plus complexe si vous aviez un style et optimiste durant vos études à la fac, et une plume plus grave après une rupture amoureuse ou un deuil… La conséquence de tout ça, c’est que votre texte est tout sauf homogène, un peu comme lorsque vous tombez par hasard sur votre journal intime et que vous avez l’impression qu’il a été écrit par un étranger (ce qui est, d’un certain point de vue, le cas). Vous vous retrouvez contraint de mettre du liant dans un patchwork comportant des styles différents, quand ce ne sont pas vos idées et votre état d’esprit qui ont changé en cours de route ! Ce travail ressemble de plus en plus à de la chirurgie opératoire.

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Pas de panique, il y a des solutions :

Mettre des pansements

Corriger un texte de jeunesse demande un effort colossal qui est louable. Le souci, c’est que certains auteurs s’acharnent sur un premier roman et le retravaillent encore et encore, parfois sur plus d’une décennie… avant de se rendre compte qu’il ne fonctionne toujours pas. Ne leur jetez pas la pierre, c’est très difficile de rester lucide quand on est attaché à son tout premier bébé manuscrit.

Trancher au scalpel

Certains écrivains préfèrent reprendre tout à zéro et réécrire intégralement un bouquin. C’est, de loin, ma solution préférée. Vous vous libérez complètement de charges mentales qui paralysent votre écriture pour repartir à l’assaut de votre montagne personnelle avec une énergie nouvelle, et surtout, un meilleur style. Ce n’est pas qu’une question de forme : les personnages que vous créez à cinquante ans n’ont pas la même maturité que ceux que vous imaginez à quinze. Bien sûr, même si vous êtes très jeune, mon constat ne doit pas vous décourager ! La valeur n’attend point le nombre des années : Boris Vian a bien écrit l’Écume des jours à vingt-six ans…

Débrancher le malade

C’est triste, mais faire son deuil est parfois la seule solution… À vingt-deux ans j’ai écrit un roman fantastique (inachevé), avec comme protagoniste principal un homme défiguré qui traverse les siècles et dresse, au moment de mourir, un bilan de sa vie. Au bout de cent pages, j’ai réalisé que je n’avais aucune idée de ce que ce vieux personnage pouvait réellement ressentir, de sa souffrance physique et morale, ou bien de l’étendue de sa solitude. Pire, j’avais l’impression qu’à vingt-deux ans je ne possédais pas le quart de son expérience…  En fait, inconsciemment, je tentais d’imitais maladroitement le style très sombre d’Anne Rice, une auteure qui m’avait marqué. J’ai fini par laisser ce roman dans un tiroir (au sens propre, à cette époque j’étais assez fou pour écrire sur du papier. Un autre millénaire…). Il y a une chance sur mille que cette histoire réussisse à s’échapper un jour de mes oubliettes. Si c’est le cas, ça sera une réécriture complète, afin d’éviter de mettre un sparadrap sur une jambe de bois tant la simple relecture de ce manuscrit me pique les yeux.

Bien sûr, chaque auteur est différent. Comme je sais que c’est un bourreau de travail, j’ai demandé à l’ami Paul Beorn**, Prix Imaginales des lycées 2016 pour son (excellent) Septième Guerrier Mage, quelle était son approche, voici sa réponse (un grand merci à lui).

Jean-Sébastien me fait l’honneur et le grand plaisir de m’inviter à glisser quelques mots sur son blog, merci ! Bonjour à toutes et à tous ! Donc, ce premier jet est malade, dis-tu. Que faut-il en faire ? Je vais parler de mon petit point de vue, de ce que j’ai vécu et continue de vivre en tant qu’auteur…

Première question : qu’est-ce qui me fait penser que ce manuscrit est malade ? Si cette impression me vient après des jours et des jours passés à le corriger, la première chose que je vais faire est de le laisser reposer quelque temps et de le relire à tête reposée pour voir si je suis toujours du même avis. Si cette impression me vient de l’avis convergent de plusieurs bêta-lecteurs, alors je vais avoir tendance à les écouter et, là aussi, à faire reposer le texte. Si vraiment l’impression de ratage persiste, alors il est temps de passer à la deuxième question.

Deuxième question : cette maladie est-elle grave ou non ? Un roman souffre parfois de quelques défauts qui peuvent être corrigés. Il m’est arrivé d’écrire des manuscrits qui me semblaient totalement ratés, et qui ont été métamorphosés par l’ajout d’un chapitre, la modification de trois ou quatre passages et la suppression d’un paragraphe. Mais parfois, les problèmes sont plus sérieux. Le début n’a plus aucun rapport avec la fin ? On ne sait toujours pas de quoi le texte parle, à la moitié du roman ? Les principales questions posées sont oubliées et non résolues ? Il n’y a pas de règles pour écrire un bon ou un mauvais roman, mais personnellement, ce genre de signe, je n’aime pas les voir dans mes textes. Ce qui nous amène directement à la troisième question : ce roman, est-ce que j’y tiens ? Pardon, je vais reposer ma question : ce roman, me fait-il vibrer au plus profond de moi ? Est-ce que je ressens l’urgence, la passion, l’envie absurde de passer encore des heures et des heures à le travailler jusqu’à ce qu’il soit le meilleur possible ? C’est finalement la plus importante de toutes, à mes yeux. Et si la réponse est « oui », alors la réponse pour moi, c’est qu’il faut le soigner à tout prix. Certains auteurs réécrivent tout, moi je corrige chaque phrase, chaque paragraphe et chaque chapitre l’un après l’autre. Chacun ses méthodes. Mais en tout cas, il faut s’acharner pour défendre ce qu’on aime ! Si, en revanche, l’envie n’est plus là… Alors à quoi bon ? Ce roman portera peut-être en germe un autre roman : à partir d’une scène, d’un personnage. Peut-être qu’un morceau de ce manuscrit pourra être réutilisé ailleurs. Ou peut-être pas. Et peut-être que l’envie renaîtra plus tard, enfin prête à faire éclore un nouveau manuscrit, profondément modifié. Cela ne m’est jamais arrivé, mais d’autres auteurs l’ont vécu, alors pourquoi pas ?

J’aime beaucoup ce que nous dit Paul à propos de l’émotion et de l’envie, il nous renvoie à cette fameuse dimension psychologique qu’on ne peut balayer d’un revers de la main. Supprimer des scènes, des chapitres et, à plus forte raison, un roman entier, n’est jamais une décision facile, mais pour tenter d’y voir plus clair, on peut considérer le livre de manière holistique, comme on s’occuperait d’un arbre.

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Tiens à propos d’arbre, je suis en train de me dire que je n’ai toujours pas lu ce bouquin, il parait qu’il est vraiment passionnant

À vos yeux, il ne s’agit pas de n’importe quel arbre, c’est votre arbre, le plus beau ! Vous y êtes attaché parce que vous l’avez planté lors d’un événement heureux et qu’il a grandi avec vous mais dans l’absolu… c’est juste un arbre au milieu d’une immense forêt. Il présente des forces et des faiblesses avec lesquelles il faut composer. Il peut disposer des racines robustes et dans le même temps manquer de soleil ; posséder une écorce de qualité, mais une base attaquée par des champignons parasites.

Parfois, un jardinier a le bonheur de planter une graine qui deviendra un chêne extraordinaire. Il s’épanouira pendant des siècles et suscitera l’admiration… mais pour la plupart des autres jardiniers, obtenir un arbre de taille modeste va demander beaucoup d’investissement pour un résultat incertain. Il faut sectionner les branches malades et, dans les cas les plus extrêmes, ne pas hésiter à couper l’arbre lui-même pour planter une nouvelle graine. Recommencer ce lent travail de jardinage, encore et encore… Un processus long, ingrat et dérisoire. Jeunes auteurs, n’ayez aucun doute sur le fait que la plupart des gens qui suivent une norme estimeront que votre activité n’est rien d’autre qu’une folie risible, digne d’un marginal au mode de vie alternatif. Ils vous jugeront. Rares sont ceux qui comprendront combien l’acte d’écrire quotidiennement s’apparente à une quête, et même à une philosophie.

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Robin Williams, clochard new-yorkais sublime, en quête du Graal dans Fisher King

On peut se moquer d’un auteur et de ses obsessions, de son métier qui est le moins rentable du monde, mais que serait une vie sans livres ? Un univers terne et bien triste, c’est certain.

 

*Stevenson se rend alors en Suisse pour guérir de la tuberculose qui le ronge depuis des mois. Il retrouve de la sérénité et achève son roman à trente et un ans, le premier après bien des tentatives infructueuses… le début de la gloire.

** Paul donne d’excellents principes d’écriture sur son blog, que je vous recommande chaudement.

Published in: on août 17, 2018 at 9:31  Comments (13)  

Scrivener 3 : premières impressions d’une révolution

En 2011 j’avais acheté une licence de Scrivener mais après m’être découragé j’avais bêtement désinstallé ce logiciel d’écriture… Et puis, il y a deux jours, j’ai vu passer sur Facebook cette notification de Lionel Davoust.

Intrigué par sa capture d’écran, je lui demande quel logiciel il utilise pour connaître précisément le nombre de signes qu’il lui reste à écrire dans son roman. ll m’explique alors qu’il s’agit de Scrivener, et me donne un lien vers son article, que je vous recommande. Je télécharge à nouveau ce logiciel, mais cette fois je suis les tutoriels… et découvre en l’espace de dix minutes que Scrivener est devenu un outil absolument phénoménal ! Comment ai-je pu passer des années sans l’utiliser ? Pendant longtemps je me disais qu’un bon auteur n’avait besoin que d’un traitement de texte… ce qui n’est pas faux en soi, mais si on suit cette logique jusqu’au bout, un romancier pourrait tout autant utiliser un stylo et des feuilles blanches. Si Tolstoï n’a pas eu besoin de Scrivener pour écrire les 1572 pages de Guerre et paix à la plume et à la bougie, il n’en demeure pas moins qu’il a accompli un travail de titan en étalant l’action de 1805 à 1820, de la guerre de la troisième coalition à la campagne de Russie de Napoléon, traitant au passage des sujets de société comme le servage ou la guerre… Inutile de dire que Tolstoï aurait probablement apprécié un tel outil ! Selon Lionel, « Scrivener est à l’écriture ce que Photoshop est aux arts graphiques » et je ne peux que lui donner raison.

Scrivener est révolutionnaire car il implique une nouvelle façon de concevoir un roman, un peu comme lorsque nous sommes passés de la machine à écrire au logiciel informatique. Comme l’a si bien résumé le romancier Michael Marshall Smith, « the biggest software advance for writers since the word processor ».

Etant donné que je ne suis, pour l’instant, qu’un débutant, je ne vais pas évoquer en détails tous les aspects de ce logiciel, mais juste expliquer en quoi il a (déjà) profondément modifié mon écriture au quotidien, avec notamment quelques fonctionnalités dont je ne peux plus me passer. Je m’excuse pas avance pour les éventuelles âneries distillées dans cet article, j’en serai le seul responsable. Ultime avertissement, la version testée est la toute dernière, Scrivener 3, sur Mac, mais il existe bien évidemment une version Windows (1.9.8), ainsi qu’une application iOs.

C’est parti !

Afficher les objectifs du projet

Avant de me mettre à Scrivener, cet été j’ai supprimé 100.000 signes inutiles pour que mon histoire démarre plus vite. Je suis donc passé à 340.000 signes… et refait un peu de réécriture. Je me suis fixé comme objectif 450.000 signes pour le 1er septembre même si, avec de futures corrections éditoriales, il est fort probable que je monte à 500.000 signes, voire plus… C’est vraiment très simple à régler, il suffit d’aller dans la barre du haut et de sélectionner « Projet », puis « Afficher les objectifs du projet ». On peut même choisir d’employer des « mots » plutôt que des « signes ».

Scrivener se charge alors de calculer automatiquement combien il faut de signes par jour pour atteindre cet objectif. Pour mon manuscrit, je dois donc écrire quotidiennement 4259 signes, sur 25 jours.

 

C’est pour moi une fonction essentielle ! Étant donné que l’écriture est mon activité principale, avant Scrivener, j’étais tout le temps en train de me répéter mécaniquement tout au long de la journée « il faut que tu écrives/avances/finisses ce bouquin… Désormais, cette charge mentale a presque disparu ! Je sais, au signe près, où j’en suis. Si je termine en milieu d’après-midi mon objectif quotidien, le logiciel affiche une notification « Objectif de session atteint ».

À partir de ce moment précis, je sais que j’écris du « bonus » pour les jours suivants, ce qui est fort agréable. Cela me permet d’être plus détendu, moins dans « l’urgence ». Je m’ôte ainsi une culpabilité qui n’a pas lieu d’être et je peux même, le cas échéant, arrêter d’écrire pour me consacrer à d’autres activités en ayant l’esprit libre. Un peu comme un sportif qui s’entraînerait pour remporter une épreuve, et qui utiliserait un outil pour doser le plus efficacement possible ses efforts… Attendez… je crois que je suis en train de faire l’apologie du dopage. Bon, oubliez ce dernier exemple malheureux, vous avez compris l’idée.

Si, à l’inverse, vous avez très peu de temps pour écrire au quotidien, l’objectif de session peut se révéler tout aussi pertinent. Il suffit de se fixer un but raisonnable comme, par exemple, 1000 signes par jour, ce qui correspond à une dizaine de lignes. Dans une journée, vous trouverez forcément dix minutes pour les écrire. 1000 signes par jour, ça peut paraître très peu, mais en l’espace d’un mois, cela fait quand même 30.000 signes, 360.000 sur un an, soit la taille d’un roman ! Le fait de vous imposer seulement dix minutes d’écriture par jour permet également de supprimer certains blocages psychologiques, car on ressent moins de pression pour écrire, on créé un cercle vertueux.

 

L’objectif de document

 

Encore une fonctionnalité très pratique ! J’aime bien écrire des chapitres courts, qui font grosso modo 21.000 signes… environ sept pages dans mon ancien traitement de texte. Non seulement je trouve que ce procédé amène du rythme au récit, mais en plus il contribue à donner envie au lecteur de connaître la suite. Je me suis donc amusé à me fixer cet « objectif » pour chaque chapitre, objectif qui n’en est pas vraiment un car, bien sûr, il m’arrive d’écrire des chapitres plus longs. Toujours est-il que grâce à cette fonctionnalité, une jauge en bas de la fenêtre me permet, d’un simple coup d’œil, de savoir où j’en suis.

 

Pour créer un objectif de document, il suffit de cliquer sur le bouton en forme de cercles concentriques, tout en bas de votre fenêtre, sur la droite.

 


Le tableau de bord

C’est le cœur de Scrivener. L’éditeur peut s’utiliser classiquement, comme sous Word (« mode composite ») mais aussi basculer en mode « tableau d’affichage », en appuyant sur le bouton orange en forme de carré, en haut de votre fenêtre vers la droite.

 

Vous pouvez alors afficher vos chapitres de façon totalement indépendante, tout en conservant une vue d’ensemble. Concrètement, vous pouvez très bien commencer par écrire le ventre mou de votre histoire, ou son épilogue… sans pour autant bouleverser quoi que ce soit. Imaginons que je travaille sur une trilogie appelée, je ne sais pas moi, le Seigneur des Anneaux (j’espère que les ayants-droit de Tolkien ne me feront pas de procès, vous noterez que je prends vraiment des risques insensés pour vous, fou que je suis).

 

Je décide de commencer par écrire l’anniversaire de Bilbo sans passer par le prologue… Pas de problème ! La colonne de gauche est ce qu’on appelle « le classeur » (en anglais binder). Vous pouvez organiser vos chapitres en textes, eux-mêmes organisés dans des dossiers, et ainsi naviguer dans votre manuscrit très facilement sans ralentissements, même si vous avez inséré des images, des cartes, des photographies, des PDF… À l’inverse, si vous n’êtes pas architecte mais jardinier, vous pouvez également vous servir de Scrivener comme d’un traitement de texte classique au fil de l’inspiration, et centraliser tous vos documents au lieu d’avoir mille fichiers Word éparpillés dans le disque dur !

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Pour créer un nouveau texte ou un dossier, rien de plus simple : il vous suffit de cliquer en haut à gauche sur le petit onglet situé entre la croix verte et l’icône corbeille.

En mode « tableau d’affichage », vos chapitres apparaissent sous forme de fiches que vous pouvez compléter via des résumés.

 

 

 

 

 

 

 

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Pour obtenir les fiches et les notes en même temps, il suffit de cliquer sur le bouton bleu « i » (l’inspecteur), en haut tout à droite de votre écran.

C’est génial d’avoir sous les yeux le mini-synopsis d’un chapitre, de savoir immédiatement de quoi il parle… et donc de ne pas perdre le fil de l’histoire ! Ces fiches peuvent s’accompagner de notes, jaunes, des post-it qui permettent de ne pas oublier certaines idées à exploiter.

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Ce n’est qu’un minuscule aperçu des possibilités de Scrivener, mais je compte dresser un bilan plus complet dans six mois. Ce qu’il faut retenir à mon sens, c’est cette impression que le logiciel vous donne des ailes pour escalader de nouveaux sommets insoupçonnés. Depuis que je l’ai installé, j’écris plus en perdant moins de temps, car j’ai en permanence sous les yeux mon synopsis, mes notes…. Je peux même travailler facilement en parallèle sur mes tomes 2 et 3 sans attraper de migraine !

Je ressens un peu la même excitation que lorsque je suis passé sur Mac en 2005 : mes nouveaux outils étaient si agréables à l’utilisation que c’est à partir de ce moment précis que j’ai eu le sentiment que je pouvais enfin terminer la rédaction d’un roman. Bien sûr, j’aurais pu le faire sur un PC, mais il n’en demeure pas moins qu’un outil plus sophistiqué capable de vous soulager autant dans votre travail est, pour moi du moins, inestimable. Cerise sur le gâteau, Scrivener 3 gère Antidote.

Si vous êtes intéressé par ce logiciel, je vous recommande chaudement de passer par les tutoriels vidéos, ils sont obligatoires pour maîtriser un minimum Scrivener. Ils sont en anglais, mais même avec mon niveau de compréhension médiocre, ils ne m’ont pas procuré de difficultés. Il faut juste veiller, avant de les regarder, à lancer son application sur son propre ordinateur afin de reproduire les manipulations (en mettant sur pause la vidéo, le cas échéant). Et, bien sûr, suivre les tutoriels dans l’ordre. Je vous conseille donc cette première vidéo, très instructive. Elle ne dure que dix minutes et vous permettra de commencer à travailler immédiatement avec ce fabuleux outil, infiniment plus efficace qu’un simple traitement de texte.

Un immense merci à Lionel pour cette (re)découverte !

Published in: on août 9, 2018 at 12:08  Comments (10)  

Publish or perish

 

 

 

 

 

« Publish or perish » ont coutume de répéter les chercheurs. Est-ce la même problématique pour un auteur ? La question est plus complexe qu’elle n’y parait car une fois publié, un écrivain se retrouve à la croisée des chemins, confronté à deux variables a priori inconciliables.

D’un côté, il y a la variable « artistique ». Écrire un manuscrit va prendre un certain temps de travail pour atteindre un niveau de qualité subjectif qui donnera satisfaction à son auteur (ou pas)… sans pour autant qu’il puisse tirer de conclusions. On peut passer sa vie à corriger un seul texte sans parvenir à en faire un bon roman ou bien écrire un premier jet en trois jours… Cela dit, il faut faire preuve de bon sens et d’humilité  :  sans corrections, il y a 99% de chances que votre manuscrit finisse dans la corbeille de l’éditeur*.

De l’autre côté, il y a la variable « économique » qui en France, bizarrement, dérange un sacré paquet de monde**. N’en déplaise à certains, un auteur écrit aussi pour gagner (un peu) d’argent, et même pour ne pas être oublié des lecteurs… ou des éditeurs. C’est une angoisse qui touche énormément de romanciers, y compris les plus connus. Depuis des années, Bernard Werber et Amélie Nothomb ont opté pour une publication par an. Beaucoup d’auteurs sont publiés une fois tous les deux ans… ce qui est déjà, pour moi, énorme. Mon éditeur a voulu publier dans la foulée les trois tomes des pirates de l’Escroc-Griffe à quelques mois d’intervalle, ce qui est compréhensible car lui-même subit une certaine pression : nous sommes dans l’ère de l’immédiat et de l’abondance. Une nouveauté en chassant une autre, de moins en moins de lecteurs sont fidèles aiment attendre, ce qui explique pourquoi sur un tome 2 un auteur peut perdre la moitié de ses lecteurs. Je vous rassure, ce n’est pas une attaque pleine d’amertume, mais juste le constat d’un phénomène récent.

Fort heureusement, certains auteurs « graphomanes » sont naturellement prolifiques… en plus d’avoir une plume qui force le respect. Robin Hobb a écrit cinq trilogies, deux tétralogies et quantité d’autres textes, tandis que les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchet comportent 35 volumes… juste pour ce cycle. Et que dire de Fondation, l’oeuvre phare d’Asimov, écrit en 19 tomes ? En France, nous ne sommes pas en reste. À seulement 50 ans, Laurent Genefort a publié… plus de 50 romans. Il a marqué au fer rouge le paysage de la SF français avec des œuvres fortes telles que Omale ou Spire. Comme j’ai la chance de la connaître dans la vraie vie, je me suis permis de lui demander son secret, voici sa réponse :

Pas de secret, mais il faut avoir un certain profil psychologique !
1. ne pas craindre de se retrouver seul, tous les jours, face à un clavier d’ordinateur : il faut aimer travailler seul.
2. être conscient que, sauf miracle, on ne deviendra jamais riche, et que l’on exerce un métier précaire ; vivre, dans le métier d’auteur, c’est survivre. Cela étant, écrire est passionnant et gratifiant. Pour moi, c’est un métier à degré de pénibilité zéro !  Concrètement : j’écris peu, mais tous les jours.

Une réponse sans ambiguïté qui rejoint l’approche de Lionel Davoust. Inutile de dire que c’est vraiment très impressionnant de savoir que ces romanciers aient réussi à maintenir au fil des ans une telle qualité d’écriture, sans parler du plaisir ressenti… à moins que ce rythme soutenu ne soit précisément l’une des clefs expliquant cette fameuse qualité, comme l’entrainement d’un sportif de haut niveau ? Je pense que c’est une piste qui mériterait d’être explorée.

D’autres auteurs sont infiniment plus lents… c’est mon cas.

Cela fait deux ans que je n’ai pas eu d’actualité éditoriale. Ce n’est ni bien, ni mal. De la même façon qu’il est toujours intéressant de savoir si l’on est architecte ou jardinier, il est tout aussi utile de connaître ses limites, ne serait-ce que pour éviter le burnout. En ce qui me concerne, à mon humble niveau, je suis la philosophie du sakka-do***

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Non, pas celui-là ! Je parle du dao de l’écrivain, en japonais 作家道 (merci à Cécile Duquenne pour m’avoir repris sur l’orthographe), un concept que j’avais imaginé dans cet article. L’idée, c’est de prendre mon temps… parce que de toute manière je ne sais pas travailler autrement. J’ai pourtant la chance inouïe d’écrire à la maison chaque après-midi sur mon ordinateur, cela signifie que je suis « riche » en capital-temps, mais je demeure aussi lucide. Si je multipliais les projets, ce serait la catastrophe assurée. Il y aurait un moment où je serais obligé de « bâcler » un bouquin. J’ai beau être un architecte dans mon écriture, mes idées, elles, ont besoin de prendre de la maturité, de grandir comme des arbres avant que je puisse en récolter les fruits. Bien sûr, savoir d’avance que je vais écrire peu de livres dans ma carrière d’auteur ne m’immunise pas contre un échec critique et/ou commercial ! D’un point de vue statistique, mon approche aurait même tendance à minimiser considérablement mes chances d’écrire un jour un hypothétique « best-seller »… mais en écrivant plus vite, je sais instinctivement que je décevrais mes lecteurs et ça, c’est quelque chose qui m’est insupportable. Cela ne veut pas dire que mes romans sont parfaits, loin de là ! Des lecteurs ont forcément été déçus par l’un de mes bouquins. Cependant, qu’on les aime ou pas, j’ai la prétention de croire que chacun de mes livres a au moins amené des idées originales et/ou distrayantes, et cela me suffit largement.

Au final, peu importe la variable artistique ou économique, l’essentiel est de trouver son propre rythme et de prendre du plaisir dans l’écriture !

* Un ami éditeur m’a d’ailleurs brisé le cœur en me confiant que cela ne l’étonnait guère que Michael Moorcock ait écrit ses romans les plus connus en trois jours car ils n’étaient « pas terribles »… Un autre éditeur m’a avoué qu’il était tout autant intrigué que moi par la disparition de cet auteur phare du paysage éditorial français et m’expliquait que c’était peut-être lié à une traduction parfois médiocre. Mes beaux souvenirs d’adolescence seraient-ils subjectifs ? Maintenant que j’y pense, j’ai un peu peur de relire du Moorcock, argh !

** « Vous en vivez ? » est, je pense, la question qu’on m’a le plus posé en tant qu’auteur.

*** J’espère que vous ne m’imaginez pas comme le Duke de The Big Lebowski, hein ?

Published in: on juillet 23, 2018 at 6:30  Comments (13)  

Histoire d’un premier jet

J’ai été invisible pendant tout le mois de juin, mais c’était pour la bonne cause : le 15, j’ai enfin fini mon premier jet ! Un bonheur toujours intense… même si c’est mon quatrième roman. En 2010, terminer d’une traite les tomes 1 et 2 des pirates de l’Escroc-Griffe fut mon premier palier d’auteur. Cette année-là, je suis passé du rêve (« écrire un livre en intégralité ») à la réalité, avec l’impression d’atteindre le sommet de l’Everest.

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Deux ans plus tard, je me souviens avoir versé une larme sur la dernière ligne des Corsaires de l’Écosphère, l’ultime volet de ma trilogie. Je disais au revoir à des amis qui m’avaient accompagné pendant douze ans. Bien sûr, chaque écrivain est différent : Michael Moorcock raconte que, dans les années 60-70, il écrivait un Elric ou un Hawkmoon en trois jours afin de payer les factures… J’imagine que pour une personnalité aussi flegmatique (et talentueuse) que la sienne, cette phase du travail n’était pas forcément émouvante ! L’histoire de chaque premier jet est unique, car tributaire de la psychologie de l’auteur dans un contexte donné.

En 2016, alors que je venais juste de terminer les corrections éditoriales de l’intégrale des pirates, la paternité vint bouleverser mon existence, ce qui tombait à point nommé : après tant d’années sur cette trilogie j’avais besoin de me ressourcer, de retrouver la vraie vie. Comme je travaille à domicile, j’ai passé six mois à profiter de mon bébé, que j’avais sept jours sur sept à la maison, excepté le mardi après-midi. Je voulais tellement vivre à fond cette expérience que j’avais du mal à confier mon fils à sa grand-mère qui pourtant est exemplaire… et habite à 5 minutes de chez moi. Au fil des mois j’avais moins de temps pour écrire, et l’impression de stagner. Étais-je seulement capable de raconter une autre histoire que celle des pirates ? Je n’arrivais pas à concilier ma vision idéale du papa au foyer (une névrose liée à une blessure d’enfance), avec celle d’un auteur qui écrit plusieurs heures par jour. Cette pensée duale me culpabilisait sans que j’en ai conscience. Au bout de six mois, je découvrais l’évidence : mon fils était heureux et ne manquait de rien. Je devais lâcher prise, le confier un peu plus à ses grands-parents aimants pour le laisser respirer. Lui permettre de s’épanouir encore plus tout en amenant du bonheur au reste de la famille. C’est à partir de ce moment là que j’ai vraiment réalisé que je devais faire le deuil de mon ancienne vie d’auteur : certes je ne pouvais plus écrire autant qu’avant, mais je pouvais quand même m’adapter, nom de Brôm ! Écrire redevint un peu plus facile… et pourtant, un mystère demeurait : pourquoi étais-je devenu si lent ?

Je tenais mon intrigue, mais lorsque j’écrivais, quelque chose agissait comme un frein à main. Plus j’essayais d’éviter de m’embarquer dans une nouvelle trilogie, et plus le roman s’allongeait, « comme du beurre étiré sur une trop grande tartine » pour reprendre l’expression de Tolkien. Je pensais qu’en conservant le monde des pirates, mais en situant l’action à une autre époque avec des personnages différents, j’allais gagner du temps dans l’écriture de mon quatrième roman… Je ne pouvais pas plus me tromper, car au cheminement psychologique d’un premier jet s’ajoutent les contraintes inhérentes à un projet donné.  Ironie du sort, de janvier 2017 à janvier 2018 j’ai travaillé un an juste pour obtenir un univers (à mes yeux) satisfaisant, alors que le premier jet « plaisir » proprement dit m’a pris « seulement » cinq mois d’écriture… de quoi me faire gentiment chambrer par les amis auteurs qui, eux, écrivent au moins un bouquin par an avec un boulot alimentaire à côté, n’est-ce pas Jean Vigne ?

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J’ai fini par comprendre que mon « frein à main mental » venait du fait que mon histoire ne pouvait tenir en un seul volume. Ce constat fut un vrai soulagement : si j’avais consacré douze ans à mes pirates, un an pour développer l’univers d’une nouvelle trilogie, ce n’était finalement pas si long !

La première grande leçon de ce premier jet, c’est que chaque livre possède sa propre vérité, voire même sa temporalité, un peu comme une bonne bouteille de vin qui doit prendre de l’âge avant d’atteindre une certaine maturité. Consacrer un an à l’univers d’un roman peut paraître dingue, mais grâce à cet investissement, lors de l’écriture du premier jet, j’avais le sentiment que ce monde imaginaire était familier, vrai, et tangible. Aujourd’hui, je peux le visiter mentalement et connaître son histoire sur plusieurs siècles. Si l’on considère que l’univers est un personnage à part entière, alors on ne peut pas écrire sans le sentir respirer. L’année dernière à la même époque, dès que mon personnage principal découvrait une ville, elle était pénible à imaginer, car mon univers était encore trop flou, trop archétypal. Je ne voulais surtout pas d’une énième cité d’heroïc fantasy « ordinaire » avec son marché médiéval et sa taverne, ni d’une civilisation high tech. Je souhaitais surprendre avec un univers exotique, immense, susceptible de faire rêver.

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J’en viens à la seconde leçon apprise sur ce quatrième roman : si l’univers est trop conventionnel, le décrire m’ennuie… et le lecteur le sentira forcément. J’aurais pu me résigner à créer un cadre relativement classique histoire de proposer rapidement un roman à mon éditeur… mais le résultat aurait été, à mes yeux au moins, décevant. Sans vouloir comparer le microbe que je suis à un monstre sacré de la SF, imaginez une seconde que Franck Herbert ait choisi une planète quelconque pour servir de cadre à Dune ! En faisant une croix sur le désert, les vers de sable, l’épice, et une problématique géopolitique qui n’est pas sans rappeler celle du pétrole au Moyen-Orient, Franck Herbert aurait écrit un planet opera banal. Si l’année dernière j’avais du mal à me lancer dans des descriptions, c’est parce que mon univers manquait de liant, de profondeur, et aussi d’exotisme, alors qu’aujourd’hui il a une influence majeure sur l’intrigue elle-même. À force de travail, une faiblesse peut devenir une force, et même une source d’inspiration.Never1

La troisième et dernière leçon de ce premier jet, c’est que rien n’est acquis. Croire qu’après trois romans publiés les choses vont être plus simples est le meilleur moyen de prendre la grosse tête décevoir. C’est peut-être lié à mon passif d’auteur de trilogie, mais j’aime imaginer qu’écrire un nouveau livre est une question de vie ou de mort, comme si je repartais de zéro. Je dois séduire mon éditeur… et à plus forte raison le lecteur ! S’il n’accroche pas à mon tome 1, il n’aura jamais envie de lire la suite. Si mon tome 2 ne gagne pas une certaine intensité dramatique, il s’ennuiera. Et si le tome 3 est un peu trop prévisible ou original, il risque d’être déçu par la conclusion finale. Bien sûr, je suis beaucoup plus serein qu’il y a quelques années, car mine de rien j’accumule quand même un peu d’expérience, mais je fais attention à conserver ce sentiment d’urgence quand je me lance dans une nouvelle histoire. Évoluer dans une trop grande zone de confort, c’est d’une manière ou d’une autre revoir ses ambitions à la baisse car l’auteur n’a plus envie, passez-moi l’expression, de se faire chier. Cela revient à tomber dans la facilité.

Tout cela pour dire qu’il y a une justice dans l’écriture. De la justice en ce bas-monde, c’est quelque chose d’assez rare pour être souligné ! Un auteur peut être un jeune inconnu sans la moindre expérience, ou un vétéran comme George R.R. Martin qui sait que des millions de lecteurs l’attendent au tournant… mais dans l’absolu, une fois que nous sommes installés devant notre écran, les mains sur le clavier, nous sommes tous à égalité, chacun face à son Everest. Dans un article passionnant, Lionel Davoust a un jour expliqué sur son blog que la seule habitude indispensable de toute pratique créative, c’est d’écrire quotidiennement : « on ne le fait pas parce qu’on est graphomane, on le fait parce qu’on a peur de ne plus pouvoir l’être si on s’arrête ».

Qu’on écrive un premier jet en trois jours ou en trois ans importe peu. Lors de l’escalade de son Everest, on peut ressentir parfois des doutes, de la peur ou de la frustration, mais l’ivresse qu’on éprouve au sommet en vaut largement la peine…

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… en attendant la redescente. On appelle ce moment les corrections.

PS : puisqu’on parle d’Everest, si vous aimez la montagne je vous conseille de voir le magnifique film éponyme qui a inspiré certains GIF de mon article. Ce long-métrage est lui-même tiré du best-seller Tragédie à l’Everest de Jon Krakauer.

Published in: on juillet 10, 2018 at 9:44  Comments (38)  

Qu’est-ce qu’un bon méchant ?

Il m’a fallu plusieurs jours pour me remettre du choc Avengers : Infinity War. Le succès du long-métrage tient en bonne partie à cette fameuse fin, ainsi qu’au grand retour des Gardiens de la Galaxie… mais il y a un autre élément important : Thanos.

Cet antagoniste possède un sacré charisme, et  c’est un plaisir de voir (enfin) dans un film de SF un méchant du calibre de Darth Vader. En tant qu’auteur, je n’ai pu m’empêcher de me poser à nouveau cette fameuse question : qu’est-ce qu’un bon méchant ? Évidemment, il y a autant de réponses que d’écrivains, et ce qui suit est très subjectif. Avant toute chose, je dois faire une confession : à sa sortie en 2012, le tout premier volet des Avengers m’avait laissé sur ma faim ! Ce blockbuster était pourtant divertissant, mais j’avais l’impression de suivre des super-héros invulnérables qui ne risquaient pas grand chose, et aussi le sentiment que le méchant n’était pas à la hauteur de l’enjeu. Pour moi, la séquence symptomatique de ce constat est celle où Hulk humilie Loki, un passage qui me fait immédiatement sortir du film. En l’espace d’une scène, le réalisateur nous montre que Loki est faible, et se permet de le tourner en ridicule, ce que je trouve dommage* tant ce personnage a gagné en complexité au fil des épisodes.

Sans vouloir troller**, c’est bien pire avec Kylo Ren. Ce n’est que mon avis, mais je trouve qu’il manque de charisme, et ne sait que faire de son masque (inutile). « Enlève cette chose ridicule ! » lui ordonne Snog, non sans un souverain mépris…

Je sais que c’est cliché, mais pour moi la règle d’or c’est « il n’y a pas de bonne histoire sans bon méchant ». Dans Infinity War, jamais Thanos n’est moqué. Le long-métrage revient largement sur son histoire tragique, ainsi que sur ses motivations de « survivant ». À défaut d’approuver ses idées génocidaires (exterminer la moitié de l’univers pour éviter les crises démographiques), on comprend qu’il est sincèrement persuadé de faire le bien, ce qui lui donne de l’humanité. Je pense qu’il est crucial de considérer que le méchant est un personnage comme un autre. Malgré la tentation de diaboliser un antagoniste jusqu’à la caricature, un auteur devrait s’abstenir de tout jugement moral. C’est ce que réussit admirablement Éric Emmanuel Schmitt avec la Part de l’autre. Dans son livrel’écrivain imagine ce qu’aurait pu être la vie d’Hitler s’il avait réussi le concours d’entrée aux Beaux-Arts.

Même si c’est très difficile, l’auteur doit faire preuve d’empathie, essayer de rendre un méchant crédible et, par certains aspects, attachant. Dans la vraie vie, rares sont les gens qui se lèvent le matin en se demandant sciemment comment ils pourraient causer le plus de mal possible ! Comme le dit le proverbe, « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Dire, penser ou commettre des actes négatifs est intimement lié à un mal-être initial, une souffrance plus ou moins consciente, comme par exemple l’attachement. C’est tout le propos du roman Trainspotting, adapté au cinéma par Danny Boyle.

Le film a marqué une génération, car la thématique de la drogue dure y est abordée frontalement, sans manichéisme. L’antagoniste n’est pas à proprement parler un être de chair et de sang, mais l’addiction elle-même, ce fameux « manque » qui pousse des drogués à commettre des actes moralement répréhensibles.

Dans le chef d’oeuvre d’Anne Rice, Lestat le vampire, les buveurs de sang ne sont pas mauvais en soi. Certains essaient même désespérément de résister à cette soif qui les taraude… ce qui les rend d’autant plus tragiques. L’immortalité vaut-elle tous les sacrifices ? À quoi bon vivre si tous les êtres qu’on aime sont destinés à mourir ? Autant de questions philosophiques qui tourmentent ces anges désenchantés. L’un des romans de la saga, Entretien avec un vampire, a été adapté au cinéma et a réussi à capter la mélancolie de cet univers, grâce notamment à une bande-originale ponctuée de magnifiques Libera me.

De manière générale, l’attachement créé du conflit, cette tension si particulière qui va enrichir un personnage, et donc l’histoire. Le conflit n’est pas à négliger, il est étroitement lié à l’antagoniste comme on l’avait vu dans cet article. C’est ce qui rend le dilemme moral de Gollum si intéressant dans le Seigneur des Anneaux : jusqu’à la fin, on redoute que ce drogué schizophrène ne succombe définitivement à la tentationSi on va plus loin, l’amour lui-même peut être considéré comme une forme d’attachement. Dans le flamboyant Dracula de Coppola, l’amour mène à la damnation, mais il permet également d’humaniser un personnage monstrueux avec cette courte séquence d’introduction incroyablement épique

Lorsqu’il évoquait les méchants qu’il avait incarnés pour le grand écran, que ce soit Dracula, Saroumane ou Scaramanga, l’acteur Christopher Lee insistait fort justement sur l’idée de « héros maléfique ». Ce dernier est moins une créature diabolique, qu’un être qui n’a pas réussi à surmonter une grave faiblesse. C’est la colère qui ronge Magneto, le célèbre mutant misanthrope. La saga X-Men commence dans un camp de concentration, avec ce court prologue absolument bouleversant

Ironie dramatique oblige, l’enfant juif victime de la folie nazie n’aura par la suite de cesse de vouloir exterminer l’Humanité. Comment ne pas éprouver de la compassion pour un tel personnage ?

De manière générale, la soif de vengeance est un sentiment puissant qui dépasse la simple dichotomie « gentil/méchant », ne serait-ce que parce qu’on a tous ressenti un jour ou un autre de la colère, qui peut se transformer en haine. American History X est l’un des long-métrages qui réussit le mieux à nous faire comprendre ce cheminement si particulier, à défaut de l’approuver.

Dans ce film culte, Edward Norton joue un skinhead néo-nazi… intelligent. Mais le réalisateur procède différemment que pour X-Men : alors qu’on découvre de suite pourquoi Magneto est devenu aussi haineux, dans American History X la scène d’ouverture montre Derek Vinyard, un partisan de la suprématie blanche, tuer deux voyous qui ont tenté de forcer sa voiture. Ce n’est que plus tard qu’on comprend comment Vinyard est arrivé à une telle violence, grâce à un subtile montage en flashbacks .

Il fallait un courage monstre au réalisateur pour oser aller au-delà des clichés, montrer à l’écran un personnage raciste sans le diaboliser, expliquer son triste parcours familial… et même susciter chez le spectateur de l’empathie. Peu à peu, le bourreau se transforme en victime. Un autre cinéaste aurait probablement dressé le portrait d’un raciste bête et méchant. Dans American History X, le vrai antagoniste est le cycle sans fin de la violence dont l’Humanité a tant de mal à se détacher. La force de cette œuvre réside là encore dans son absence totale de manichéisme, son humanisme touchant.

Le fait qu’un individu soit, initialement, tout ce qu’il y a de plus ordinaire rend sa métamorphose particulièrement troublante. Dans le Parrain, le jeune Michael Corleone n’était pas destiné à rentrer dans la mafia, mais là encore, la violence de son univers va malheureusement le rattraper. C’est son profond attachement à sa famille, en particulier son père, qui constituera l’élément déclencheur.

On parle de colère et de haine, mais la peur fonctionne à l’identique, elle est une excellente source de motivation pour un antagoniste. Dans Blade Runner, la peur de la mort pousse les répliquants à commettre des meurtres. Dans Ça, le mécanisme, plus primal, est inversé : le clown tueur est un prédateur qui se nourrit des angoisses des enfants pour survivre, de la même manière qu’un Freddy Kruger. Dans la série Penny Dreadful, le jeune Victor Frankeinstein perd sa mère alors qu’il n’est encore qu’un petit garçon. Ce drame familial le motivera à commettre l’irréparable, créer un monstre… qui n’est pas celui qu’on croit.

Fort logiquement, peur, haine et attachement  ne sont jamais très éloignés de la folie, peut-être l’une des thématiques les plus compliquées à écrire, car elle nécessite beaucoup de cohérence. Dans la brillante série Bates Motel, on suit le parcours de Norman, un adolescent perturbé, mais profondément attachant, qui aime sa mère. Grâce au film d’Hitchcock, Psychose, on sait pertinemment que Bates va devenir un tueur en série, mais la question est de savoir « comment ? ». Il y a un très beau travail d’écriture dans cette série dramatique, qui n’est pas du tout gore. Au fil des saisons, on réalise avec tristesse que Norman Bates aurait très bien pu avoir une vie normale, que son destin n’était pas tracé d’avance. On éprouve aussi de la compassion pour sa mère, une pauvre femme qui  rêvait d’une vie simple, mais qui a été dépassée par les événements. Mère et fils forment un magnifique couple tragique. Dans cette série de grande qualité, jamais la démence n’est employée dans un but racoleur, la folie est au contraire exploitée avec intelligence.

Dans The Dark Knight, le Joker semble a priori totalement déjanté et pourtant, même dans la folie, il fait preuve d’une certaine intégrité. Lors d’une séquence mémorable, il met le feu à une montagne de billets sous le regard horrifié de ses hommes de main !

On comprend alors qu’il n’est pas un vulgaire malfrat sensible à l’appât du gain, mais un anarchiste fanatique qui ne respecte qu’un principe : celui du chaos. Jamais on ne saura précisément d’où provient sa démence (plusieurs interprétations sont possibles dixit le Joker lui-même), mais qu’importe, cela ne lui donne que plus de charisme.

Dans Fight Club, le nihilisme de Tyler Durden est alimenté par l’absurdité d’une société de consommation schizophrène. Si nous ne sommes plus que des consommateurs, chacun d’entre nous est un fou en puissance, capable de disjoncter à tout moment.

Le roman de Chuck Palahniuk, adapté au cinéma en 1999 par David Fincher, était prophétique à bien des égards. Dès les années 90, Palahniuk prédisait  que des réseaux constitués de personnes ordinaires se livreraient à des actions terroristes extraordinaires à des fins idéologiques, ce qui est profondément dérangeant : on pense toujours que croiser le chemin d’un monstre n’arrive qu’aux autres.

C’est difficile à admettre, mais le monstre en question possède toujours un visage familier. Dans le roman  (et le film) Misery, une lectrice est tellement attachée à une série de romans qu’elle va jusqu’à torturer l’auteur pour que celui-ci écrive une fin satisfaisante. Comme souvent, Stephen King s’inspire d’un archétype qu’il connait bien (le fan excessif qui lui écrit des lettres) pour exagérer ses défauts et créer une psychopathe mémorable. À l’inverse, l’excellente série Mind Hunter casse le mythe du serial killer. On suit l’histoire (vraie) de Holden Ford et Bill Tench, deux agents du FBI qui vont, dans les années 70, s’entretenir avec des meurtriers célèbres afin de résoudre des affaires criminelles… jusqu’à devenir amis avec l’un d’entre eux ! Mind Hunter est un véritable pied de nez au stéréotype du tueur en série, une manière de dire « quoi de plus banal que le Mal ? ». Combien de personnes ont découvert, après un fait d’actualité, qu’elles étaient amies depuis des années avec un meurtrier ? Mind Hunter nous pousse également à nous interroger sur notre vieille morale judéo-chrétienne. Que deviendra-t-elle dans les siècles à venir ? C’est tout le propos de Carbone Modifié, le roman qui a inspiré la géniale série Altered Carbon.

Dans ce lointain futur, les milliardaires, au moment de mourir, transfèrent numériquement leurs esprits dans des corps neufs et vivent ainsi pendant des siècles… mais suivre une morale a-t-il encore un sens lorsqu’on dispose de l’éternité pour tester toutes sortes d’expériences sans craindre un hypothétique jugement divin dans l’Au-Delà ? Peut-on encore ressentir des émotions, être humain ou même croire en Dieu lorsqu’on a l’impression d’en être un ? Que deviennent les gens qui n’ont pas les moyens de se payer un corps satisfaisant ? Dans Altered Carbon, le pouvoir donne le vertige, des idées de meurtre… et corrompt absolument tout. 

S’il n’existe pas de recette miracle pour créer un méchant d’anthologie, il est clair qu’il existe une myriade de raisons pour expliquer ses agissements. Je pense qu’en tant qu’auteurs, nous ne devons pas à hésiter à créer des personnages riches, nos histoires n’en seront que meilleures !

* Vous me direz que dans les Gardiens de la Galaxie, à la fin le méchant est ridiculisé, ce qui n’empêche pas le long-métrage d’être réussi, mais il s’agit avant tout d’une comédie, comme le pouvait l’être Ghostbusters dans les années 80. Il y a donc forcément beaucoup plus de second degré que dans un drame ou une œuvre épique.

** Mes excuses à Anaïs et Hadrien, fans des derniers Star Wars

Published in: on mai 7, 2018 at 11:03  Comments (3)  

Le liant, souffle vital d’une histoire

 

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En étudiant un peu la calligraphie zen, j’ai été frappé de constater combien sa philosophie était riche d’enseignements, y compris pour un auteur de romans. Au Japon, ce dao est appelé shodô, « l’art de l’écriture ». La peinture d’une calligraphie est un événement aussi unique que l’interprétation d’un musicien lors d’un concert. Comme l’enregistrement d’un « live », la calligraphie survivra à son interprète au fil des siècles. Lorsque l’artiste peint, il considère que son trait est vivant, et qu’il s’enchaîne avec d’autres traits : c’est le kimyaku, « l’enchaînement du ki », le ki étant le souffle vital.

Toute l’énergie est canalisée vers la pointe du pinceau, tandis que le calligraphe est totalement concentré dans l’instant présent, serein et détaché. Plus rien d’autre n’existe. Il doit faire preuve de spontanéité, à l’image d’un auteur qui écrirait un premier jet sans la moindre erreur ! En effet, si le calligraphe arrête de peindre un instant pour réfléchir ou prendre de l’encre, il perd l’enchaînement et le trait « meurt », ce qui explique pourquoi il ne corrige jamais une calligraphie. Un trait n’est jamais superflu, chaque coup de pinceau est un « souffle vivant ».

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Les caractères ne sont pas constitués que de traits distincts, mais aussi d’espaces qui les relient, le ma. Ce vide entre les traits, ce ma, n’est pas un simple néant, car les intervalles sont aussi importantes que les caractères et participent à l’esthétique de l’œuvre. Il n’y pas de dualité entre la forme et le vide. Plus qu’un art, la calligraphie est une méditation zen sur la vacuité, qui pousse à se recentrer sur l’essentiel.

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Le symbole de la vacuité dans le bouddhisme zen

 

 

 

On peut procéder de même pour le livre qu’on est en train d’écrire, réfléchir à l’essentiel, le « liant ». Le liant est le ciment d’un roman, le fait que chaque personnage, sous-intrigue, rebondissement, décor, période historique, « serve » à quelque chose. Autrement dit, ce liant est le fameux kimyaku, le souffle vital de votre histoire.

Prenons un exemple et imaginons un synopsis (écrit avec les pieds faute de temps, désolé) qui s’appellerait… je ne sais pas, moi… Tiens, allez :

Le barbecue du dragon vegan

Je me lance :

Dans une dimension parallèle, la Terre est peuplée de Hobbits conformistes et des créatures encore plus étranges : les banquiers. Ces êtres détestent tout ce qui est surnaturel et souhaitent un monde rentable, une logique de marché sans magie ni dragons. Seuls les barbares des steppes réussissent à vivre tant bien que mal en dehors de cette civilisation moderne, ils conservent leur liberté ainsi que leurs coutumes d’antan.

Liliane Hobbitebourg, une richissime et vieille princesse rebelle acariâtre, veuve du célèbre Duc de Hobbitebourg, roule en 4X4 à travers les steppes d’Asie Centrale dans l’espoir de délivrer son ami Albert, un vénérable dragon asthmatique vegan. La pauvre créature est en effet retenue prisonnière par Gore le barbare, un guerrier âgé sur le point de prendre sa retraite. Très attachée à son dragon domestique légué par son défunt mari, la princesse Liliane a rempli son coffre de billets dans le but de payer une rançon, car Gore a la ferme intention de tuer la bête à la hache le week-end prochain et pour cause : le barbare organise un grand barbecue pour fêter avec toute sa horde son départ à la retraite, il a même prévu un concours de poésie virile. Le vainqueur gagnera des brochettes de dragon en grillade comme l’exige la tradition barbare. Dans la même histoire, il est également question des aventures de Jean-Paul le Hobbit, un jeune étudiant fauché contraint de travailler dans un fast-food pour gagner sa vie*. Jean-Paul doit de l’argent à la princesse et se démène pour la rembourser.

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« Sad Dragon », par Greg Broadmore

Dans notre synopsis, la protagoniste principale est Liliane. Le lecteur veut savoir si la vieille princesse arrive à temps au concours de poésie pour sauver son dragon. Jean-Paul le Hobbit, le personnage secondaire, s’est endetté auprès de la princesse, mais d’une part celle-ci est riche, et d’autre part récupérer son argent n’est pas la priorité de l’héroïne. Que le Hobbit arrive à la rembourser ou pas n’est donc pas l’aspect le plus important du récit. À la limite, cette histoire de dette pourrait faire l’objet d’un autre roman.

Préserver le liant en supprimant une sous-intrigue secondaire, un personnage inutile, une péripétie superflue, c’est tailler les branches mortes d’un arbre pour le maintenir en bonne santé et revenir à l’essentiel… même si pour un auteur le processus peut s’avérer douloureux.

Bien sûr, on peut toujours décider de ne pas couper la sous-intrigue de Jean-Paul, parce  qu’on estime que le Hobbit est un personnage attachant, drôle ou tragique… mais si on alterne les points de vue princesse/Hobbit, on prend le risque de rendre l’une des deux intrigues moins intéressante que l’autre, surtout si les actes de Jean-Paul ont peu d’impact sur le récit. De plus, des problèmes de fond se posent : notre Hobbit est un étudiant fauché, comment a-t-il pu se lier d’amitié avec cette princesse ? Comment se sont-ils rencontrés ? Et pourquoi lui a-t-elle prêté de l’argent ? Yves Lavandier dirait qu’on a pas assez « milké », c’est-à-dire exploité ces idées jusqu’à la dernière goutte (de la même façon qu’on va traire le lait d’une vache d’où le mot anglais « milk »).

Si on veut absolument garder cette sous-intrigue, il faut donc mettre du liant, c’est-à-dire prévoir en amont l’enchainement : la place du Hobbit doit être « tracée d’un coup de pinceau ». Même si les deux intrigues ne se rejoignent qu’à la fin, vous préservez le souffle vivant d’une seule et même histoire.

Imaginons que Jean-Paul le Hobbit ne soit plus un étudiant fauché, mais un auteur en panne d’inspiration qui n’arrive pas à terminer l’écriture de son roman. Comme tous les écrivains, il vit de menus larcins en cambriolant des maisons d’édition et profite des dédicaces pour boire gratuitement du café dans les FNAC.

Le barbecue du dragon vegan, synopsis écrit avec les pieds numéro 2

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À force d’être de toutes les combines, Jean-Paul le Hobbit se fait coffrer par la police secrète de Rotchild Ier, un roi banquier populaire qui vole aux pauvres pour donner aux riches. L’inspecteur Derrack, un vieil orque très calme qui parle avec un léger accent allemand, découvre que Jean-Paul a dans sa jeunesse étudié les lettres modernes au sein d’une fondation financée par la princesse Liliane, en réalité l’ex-femme du roi Rotchild. À l’époque, Jean-Paul avait reçu de cet organisme philanthropique une bourse d’écriture, bourse qui fut honteusement gaspillée en achats d’herbe à pipe hallucinogène sans que le Hobbit n’écrive une ligne de son projet de roman. L’inspecteur Derrack propose à Jean-Paul un choix : soit il devient le correcteur attitré des journalistes du Monde jusqu’à ce que mort s’ensuive, soit il obtient une grâce royale, à condition de partir en mission top secrète dans les steppes et de ramener la princesse Liliane, retenue prisonnière par la tribu de Gore le barbare. Si Jean-Paul  est capturé ou tué, le roi Rotchild niera avoir eu connaissance de ses agissements.

Pour éviter un destin cruel, Jean-Paul accepte la mission. Il retrouve la piste de la princesse Liliane et s’introduit dans le camp, déguisé en barbare anorexique de petite taille. Il constate que la princesse n’a pas réussi à soudoyer les guerriers des steppes, en dépit de son immense fortune. Les barbares n’ont que faire de son argent, étant donné que toute l’économie de la tribu repose sur le troc. Le concours de poésie des barbares se termine, mais aucun guerrier n’a été fichu de réciter une rime satisfaisante. Fou de rage, Gore s’apprête à trancher la tête d’Albert le dragon lorsque Jean-Paul intervient. Au dernier moment, il retrouve l’inspiration et déclame un poème qui narre comment le dragon orphelin a perdu ses parents très tôt, tués par des barbares. Touché par la détresse de Liliane, et la poésie du Hobbit, Gore réalise qu’il est lui-même, comme ce dragon, un orphelin qui n’a connu que la dépression. Il s’est endurci et a passé sa vie à massacrer ces créatures ailées sans imaginer qu’elles étaient elles aussi des êtres sensibles, et que dragons et barbares n’avaient plus leur place dans le monde moderne. Gore se met à pleurer à chaudes larmes et n’a pas d’autre choix que de déclarer Jean-Paul vainqueur du concours de poésie. Bouleversé, Gore décide solennellement de devenir végétarien et libère le dragon. La vieille princesse comprend que l’argent n’achète pas tout et qu’elle entretenait beaucoup de préjugés sur les barbares, qui ont finalement bien plus de valeurs qu’elle ne l’imaginait. Elle tombe amoureuse de Gore qui prend enfin sa retraite. Il envisage de refaire sa vie avec Liliane, de s’installer dans une yourte et de suivre une psychothérapie afin de canaliser sa violence. De son côté, Jean-Paul s’est non seulement acquitté de sa dette envers la société, mais il a également trouvé sa voie : délaisser l’écriture de romans pour se lancer dans la poésie. Il est sur le point de quitter le camp lorsqu’un agent de la police secrète l’interpelle. Il s’agit de l’inspecteur Derrack.
– Jean-Paul, vous avez fait vraiment du bon boulot. Ça ne nous dirait pas de bosser pour nous à temps plein dans un autre pays ?
– C’est moi ou vous voulez me recruter pour de bon ?
– Écoutez, je vais vous la faire simple. Le philosophe Bernard Henri Denis réalisait un documentaire en Corée du Nord lorsqu’il a été arrêté.
– Quel abruti…
– Je ne vous le fais pas dire. 
Le dictateur King Kong-Il ne le relâchera que si le roi Rotchild  accepte de chanter en coréen l’International, tout nu sous la douche, et partager la vidéo sur YouTube.
Jean-Paul soupire :
– Je suis trop vieux pour ces conneries.

Ce synopsis a beau avoir été écrit (rapidement) avec les pieds, il possède un minimum de cohérence. Il y a un peu plus de liant entre les deux intrigues de Liliane et Jean-Paul que dans la première version.

Dans l’absolu, le fait de multiplier des histoires dans l’histoire n’est pas un problème en soi. Dans un registre beaucoup plus dramatique, un roman comme la Cartographie des nuages** a recours à de nombreuses intrigues qui n’en forment qu’une. Ce livre a inspiré le long-métrage Cloud Atlas qui est construit sur pas moins de six lignes temporelles (1846, 1936, 1973, 2012, 2144, et un futur post-apocalyptique)… force est de reconnaître que David Mitchell a suffisamment de talent pour se permettre cette structure hautement casse-gueule !

Cet avis n’engage que moi, mais je pense qu’au début de sa carrière d’auteur, il faut faire preuve d’humilité et ne pas essayer d’en faire trop. Supprimer des intrigues ne signifie pas appauvrir son roman, mais accepter que les événements s’enchainent le plus naturellement possible. Je ne dis pas que j’ai raison, mais en ce qui me concerne, plus les années passent et plus j’essaie d’aller vers cette simplicité.

C’est bien aussi, la simplicité.

* Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est fortuite

** Je vous rassure, je ne me hasarderai pas à comparer Le barbecue du dragon vegan à Cartographie des nuages de David Mitchell, hein. On est tous d’accord pour reconnaître que mon histoire est bien meilleure.

Published in: on octobre 20, 2017 at 4:56  Comments (17)