Le moine, la vague et l’océan

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Ces dix derniers jours ont été riches en émotions. Comme tous les membres du temple bouddhiste que je fréquente, j’ai vécu un événement marquant : le moine tibétain qui m’a appris la méditation, le Vénérable Guéshé Lobsang Thupten, dit « Guéshé La », a quitté cette existence terrestre. À la différence des plus anciens, je ne le connaissais que depuis six ans, mais c’est une personne qui a beaucoup compté pour moi… et qui ne vivait que pour les autres.

Je l’ai rencontré en 2015, alors que j’étais en pleine correction du tome 3 des pirates de l’Escroc-Griffe. Son nom apparait en dédicace, ainsi que dans les remerciements de l’édition intégrale, mais en réalité, c’est son ombre qui plane sur l’ensemble de ce troisième opus, très mystique.

À cette époque, je surveillais continuellement les critiques, angoissé à l’idée qu’un échec du tome 1 compromette la publication du reste de ma trilogie… et je haïssais mon père, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Pour aller mieux, je pratiquais tout seul la méditation, mais je me rendais bien compte qu’il fallait un maître pour progresser. Je cherchais sur Internet un centre pour méditer, et j’eus la surprise de constater qu’il existait un temple tibétain… pas loin de chez moi. Un temple tibétain à Metz ? Je n’en croyais pas mes yeux. N’était-ce pas une secte ?

Lorsque je me rendis, un jour de septembre, au temple Thar Deu Ling, Guéshé La se tenait devant la porte, tout sourire… comme s’il m’attendait depuis toujours.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Guéshé La avait eu comme maître Tenzin Gyatso… le Dalaï-Lama en personne, et deux de ses précepteurs, dont Loungri Namgyél Rinpoché ! Var Matin avait même consacré un article à Guéshé La. Cette bonne nouvelle était tellement improbable qu’au début, j’avais presque du mal à y croire. Auparavant, j’avais eu la chance de visiter plusieurs centres en France, et l’opportunité d’écouter des sages de premier plan comme Ringo Tulkou Rinpoché ainsi que le lama Khandro Rinpoché, mais pour la première fois je sentais que le courant passait avec ce maître. Guéshé La avait le don d’éveiller chez les personnes qu’il rencontrait quelque chose de particulier, une complicité, si bien que j’allais chaque lundi à ce temple. Un soir, en écoutant l’un de ses enseignements, alors que j’en voulais à mon père, je ne pus m’empêcher de penser combien j’étais imparfait. D’une manière ou d’une autre, Guéshé La perçut mon trouble. Il se mit à me sourire et me dit, en me regardant droit dans les yeux, « il faut apprendre à se pardonner ».

De temps en temps, comme les autres membres du temple, j’étais invité à prendre le délicieux thé tibétain chez lui, à recevoir des enseignements personnalisés, entre deux pâtisseries ! Guéshé La était toujours présent pour répondre à des questions philosophiques… ainsi que celles, plus éthiques, qui concernaient la vie courante, sans jamais rien exiger en retour. Détail touchant, j’étais tellement enthousiaste que Guéshé La me demandait régulièrement si la méditation et le fait de suivre des pratiques quotidiennes ne perturbaient pas ma famille ! Je désirais devenir bouddhiste, mais, à ma grande surprise, loin de me pousser dans cette direction, Guéshé La me freinait lors de nos entretiens. Il était particulièrement attentif au fait que non seulement le prosélytisme était interdit dans le bouddhisme, mais qu’il fallait vivre en harmonie avec tous les êtres sensibles, humains comme animaux,  peu importe sa religion ou sa philosophie. Nous ne sommes tous que des vagues au sein d’un même océan. C’est la tolérance hors normes de Guéshé La et son abscence de prosélytisme à mon égard qui, paradoxalement, me firent prendre refuge et « devenir » bouddhiste en 2016. J’utilise des guillemets, car l’équivalent du baptême n’existe pas dans le bouddhisme. La prise de refuge est juste une petite cérémonie durant laquelle on fait vœu de ne pas tuer d’êtres sensibles, de voler, mentir, dire des paroles blessantes, se livrer à des inconduites sexuelles ou se droguer… Des vœux plus difficiles à suivre qu’il n’y parait, et qui peuvent être renouvelés au fil du temps afin qu’ils conservent leur force… s’ils ne sont pas rompus.

Ce fut une aventure incroyable, qui me permit d’accompagner Guéshé La, avec d’autres pratiquants, à Strasbourg afin d’assister à un enseignement du dalaï-lama en personne, qui lui donna le titre de « protecteur du dharma ». Je n’oublierai jamais les yeux pétillants de Guéshé La, semblables à ceux d’un enfant, heureux de vivre un si beau moment. Le voir aux côtés du dalaï-lama était émouvant, l’accomplissement d’une vie quand on sait que Guéshé La entra au monastère à 9 ans, pour obtenir le prestigieux titre de guéshé à… 41 ans, après bien des années d’étude, et une joute orale !

Malgré sa position, au fil des ans, jamais Guéshé La ne se départit de sa simplicité, sans parler de son humour légendaire. Un jour, nous nous rassemblâmes tous ensemble au temple dans le cadre d’une retraite silencieuse. Nous ne pouvions échanger un mot de la journée, seulement communiquer avec les mains… et rire. Vers 13h00, nous sortîmes pendant une heure afin de nous dégourdir les jambes. Guéshé La voulut visiter une église, et nous nous retrouvâmes en petit comité, à quatre personnes, pour l’accompagner. Alors que Géshé La admirait la voute de l’édifice, un prêtre intrigué vint nous saluer en nous expliquant que la porte avait été accidentellement laissée ouverte, que d’habitude à cette heure-ci l’église était fermée, qu’il fallait plutôt privilégier d’autres horaires, mais que pour cette fois, notre présence ne posait pas de problèmes. Le souci, c’est que Guéshé La ne comprit pas les paroles du prêtre et que, de notre côté, nous avions fait vœu de silence ! Peu désireux de rompre ce vœu journalier, je me contentais de sourire. Personne ne répondit au prêtre, qui devait se demander s’il n’était pas tombé sur les évadés d’un hôpital psychiatrique… ou d’une secte ! Un ami compatissant finit par lui expliquer que nous venions du temple tibétain non loin de là. Lorsque nous sortîmes enfin dehors et que je repensais au visage stupéfait du prêtre, je ne pus m’empêcher de rire…

L’humour faisait partie intégrante de l’enseignement de Guéshé La. Parfois, quand je lui demandais comment il allait, il me répondait du tac au tac « très mal ! ». Me voyant tressaillir, il me jetait un regard taquin, comme pour me dire « il faut prendre un peu de recul ».

Au fil des années, grâce à lui j’appris à guérir de certaines blessures… même si, lors de ce travail d’une vie, je connus des moments plus difficiles que d’autres. Je n’arrivais pas à me détacher de cette colère contre mon père, et je m’inquiétais pour ma mère. Un jour, après avoir téléphoné à mes parents, je me retrouvais désemparé. Une heure plus tard, à ma grande surprise un ami du temple m’appela pour savoir si mes parents allaient bien. Lorsque je demandais pourquoi, il m’expliqua que Guéshé La lui avait demandé de prendre de mes nouvelles à ce sujet… Il possédait une empathie quasi surnaturelle.

Un autre jour, alors que je méditais, cette colère si familière réapparut une fois de plus. Cette perturbation mentale me consternait, parce que j’essayais de me purifier… en vain. Pourquoi méditer de façon analytique, si c’était pour me retrouver confronté à un ennemi intime, invincible, qui me torturait ? Mais ce jour-là, alors que j’étais assis sur mon coussin, mon imagination me procura une curieuse vision, de celles qu’on a parfois lorsqu’on médite longtemps et que l’esprit s’échappe tel un cheval sauvage. Je visualisais devant moi un petit garçon en colère, le petit garçon que j’étais autrefois, et qui n’avait jamais vraiment disparu. Intérieurement, j’essayais de le consoler, mais je le voyais me repousser en criant de rage. J’imaginais alors que je le prenais dans mes bras malgré tout, sans le craindre. Au début le petit garçon se débattit, puis il finit par éclater en sanglots, tandis que je le berçais doucement, tout contre moi, en tentant de lui prodiguer cet amour paternel que je n’avais pas reçu, un amour qui avait lui-même fait défaut à mon propre père. Alors que l’enfant disparut, je comprenais que cette rage était surtout dirigée contre moi-même. Injustement, je m’en voulais d’avoir été ce petit garçon vulnérable. « Il faut apprendre à se pardonner », m’avait un jour dit Guéshé La. Une immense vague de soulagement se diffusa alors dans mon corps. La colère s’en était allée pour de bon.

La vague rejoignait de nouveau l’océan.

Il faudrait un livre entier pour raconter l’histoire de Guéshé La qui, malgré sa santé précaire, atteignit les 80 ans. Sentant sa mort approcher, il expliquait qu’il était heureux d’avoir mené cette longue vie d’exil en France, d’avoir enseigné et traduit, avec l’aide de Georges Driessens, un texte aussi important que le Lamrim, « la Voie Progressive vers l’Éveil ». Il affirmait qu’au Tibet, il n’aurait jamais vécu aussi longtemps… et qu’il fallait continuer à pratiquer après sa mort.

Guéshé La est décédé le lundi 27 septembre, mais il a délivré un ultime enseignement auquel je ne m’attendais pas. Ce qu’il faut savoir avec la tradition tibétaine, c’est que le corps d’un moine n’est pas du tout traité par les pompes funèbres, pour ne pas troubler le défunt et l’aider à obtenir la meilleure renaissance possible. D’un point de vue bouddhiste, lorsqu’une personne ordinaire meurt, son corps se décompose très vite, mais pour un individu qui a atteint un haut degré de réalisation spirituelle, il en va autrement. Qu’on y croie ou pas, en Asie nombreuses sont les histoires de grands maîtres qui sont restés plusieurs jours ou semaines dans un parfait état de conservation.

Il se trouve qu’un moine tibétain, Guéshé Lobsang Yeshe, est venu spécialement pour Guéshé La afin de lui prodiguer les derniers rites bouddhistes. Guéshé Yeshe nous a annoncé que Guéshé La était en méditation, que son esprit subtil était encore présent… Or la loi française limite à sept jours maximum la conservation d’un corps dans une chambre froide. Cela signifie que le septième jour, Guéshé Yeshe a été contraint de réciter une prière pour dire à Guéshé La qu’il était temps de se libérer. Nous avons eu le droit de nous recueillir une dernière fois sur la dépouille de Guéshé La, de lui donner une kata (la fameuse écharpe blanche) ainsi qu’un bâton d’encens. Au moment de le voir, je fus stupéfait par le spectacle que je découvrais : nous avions l’impression que Guéshé La dormait. Son visage était serein, il n’avait pas été altéré par la décomposition, contrairement à ceux de certaines personnes ordinaires qui bénéficiaient pourtant de soins. Tandis que je psalmodiais machinalement des mantras, une paix profonde m’envahit, l’idée que Guéshé La dispensait son enseignement le plus important : la mort est un non-événement, parce que tout est impermanent.

Moi qui suis d’habitude si émotif, au point de pleurer devant un film, me retrouvais au moment de la cérémonie apaisé, en mesure de sourire afin de consoler certains amis. J’étais certain que si une personne sur Terre était préparée à sa propre fin, c’était bien Guéshé La. Je n’éprouvais pas le besoin de pleurer. Aujourd’hui, je suis persuadé que tant que ses enseignements continueront de vivre dans le coeur des gens qui ont eu la chance de croiser sa route, et généreront des actions positives, une partie de lui subsistera, parce que nous sommes tous liés.

Bon voyage à Tushita, et au plaisir de vous retrouver dans une prochaine renaissance, Guéshé La.

Om mani padme houng.

Published in: on octobre 8, 2021 at 11:45  Comments (15)  

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15 commentairesLaisser un commentaire

  1. Merci pour ce très beau texte, plein d’intelligence, de lumière et d’émotion.

    • Merci Raphaele, j’allais te l’envoyer, mais j’avais oublié que tu étais abonnée… Merci pour tes mots, qui me touchent.

  2. Je ressens beaucoup d’amour et de sérénité dans tes mots. Merci de m’avoir fait connaître Guéshé La. 🙏💗

    • ❤ Merci à toi pour ce commentaire si bienveillant ❤

  3. Très très joli texte empli d’émotions.

  4. Merci Denis ! 😉

  5. Merci d’avoir partagé ce moment particulier dans ta vie, vibrant d’émotion et de sérénité.

    • Merci Dominique ❤

  6. Si beau témoignage, et si serein. Merci de partager avec nous un peu de cette personne extraordinaire qui a illuminé ta vie. ❤

    • Merci Siècle ❤

  7. Un texte touchant, doublé d’une sincère réflexion sur l’existence, qu’on soit ou pas croyant.

    • Merci Mélicante !

  8. Bonjour.
    J’ai moi même pris refuge avec Geshé-La il y a presque 15 ans, puis j’ai lâché peu à peu les pratiques bouddhiste. Cette rencontre a transformé ma vie, et je n’ai jamais lâché la pratique spirituelle. Je viens d’apprendre son décès. Cela m’a secoué. Je suis tombé sur ton article, et ça m’a vraiment touché, avec un soupçon de jalousie pour ce que tu as vécu 😉
    Merci pour cet hommage à la hauteur de l’homme en question 👍
    Avec toute ma Sympathie.
    Sylvain Collet.

  9. Bonjour Sylvain, merci pour ton commentaire qui m’a touché. C’est bien que tu aies connu Guéshé La. A la lumière de ton message, je constate que la graine plantée dans ton cœur continue de pousser 🙂
    Amitiés,

    JS

  10. Bonjour ,

    Je vois votre site web http://www.escroc-griffe.com et c’est impressionnant. Je me demande si des options publicitaires telles que la publication d’invités, le contenu publicitaire sont disponibles sur votre site ?

    Quel est le prix si nous voulons faire de la publicité sur votre site ?

    Remarque : l’article ne doit pas être une marque comme sponsorisé ou faire de la publicité ou comme ça et nous ne pouvons payer que par paypal.

    À votre santé
    Gael Kerdanet


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