Il y a des ouvrages inattendus qui affectent en profondeur votre vision du monde. Je suis pourtant au fait des fantastiques découvertes de ces vingt dernières années, avec notamment l’Homo Fiorensis, véritable Hobbit d’un mètre de haut qui maîtrisait le feu et la fabrication d’outils de pierre, et l’Homo Denisova, qui aurait transmis aux Tibétains le « gène de l’altitude ». Mais j’avoue avoir été captivé par Sapiens, une brève histoire de l’Humanité, un récit fascinant qui met à mal quantité d’idées reçues sur la Préhistoire et l’évolution.
Ainsi, il y a 10.000 ans, le chasseur-cueilleur était un athlète incroyable, qui possédait une dextérité physique aujourd’hui hors de notre portée. Le paléoanthropologue Peter McAllister a étudié des empreintes de pieds fossilisées laissées par des Aborigènes d’Australie au cours d’une chasse, il y a près de 20.000 ans. McAllister pense que ces chasseurs devaient se déplacer à 37 kilomètres/heure. À titre de comparaison, Usain Bolt, détenteur du record mondial, court le 100 mètres à 42 kilomètre/heure. “Si ces chasseurs aborigènes s’entraînaient dans les conditions actuelles, avec des chaussures spéciales et en courant sur une piste d’athlétisme recouverte d’un revêtement synthétique, ils pourraient facilement atteindre les 45 kilomètres/heure”, conclut le chercheur.
Dans nos jours, il est devenu impossible d’atteindre de telles performances physiques. Nous ne pouvons nous permettre de consacrer de longues heures au sport tous les jours, car dès l’enfance nous sommes scolarisés. À l’âge adulte, nous disposons d’encore moins de temps pour des activités physiques, nous travaillons en moyenne 40 à 45 heures par semaine. Dans certains pays en voie développement, la moyenne hebdomadaire peut aller jusqu’à 60, voire 80 heures. Entre le travail et les loisirs, nous pouvons rester huit heures par jours assis derrière un écran, sans parler du temps non négligeable passé en voiture ou dans les transports en commun.
Il y a 30.000 ans, la journée de travail des 30.000 Sapiens qui vivaient sur Terre était totalement différente de la nôtre. Tout commençait à huit heures du matin, sans la sonnerie d’un réveil. Nos ancêtres passaient leurs temps à cueillir des champignons et des racines, à attraper des grenouilles ou des insectes, et à fuir devant les tigres à dents de sabre. La chasse reposait sur une collaboration étroite, qui impliquait un partage du travail et de la nourriture. À 13h00, la journée était terminée ! Il était temps de manger, l’après-midi n’était consacré qu’aux jeux avec les enfants, au farniente, et à la culture. On écoutait les mythes racontés par les anciens et les « shamans ». Il n’y avait pas de vaisselle à laver, d’aspirateur à passer, de trajets à effectuer en voiture ou de supermarchés bondés à traverser.
Bien sûr, tout n’était pas rose, mais la pollution n’existait pas, et la qualité de vie demeurait élevée : comme le régime alimentaire était le même depuis des centaines de milliers d’années, le corps humain s’y était bien adapté. Les squelettes des chasseurs-cueilleurs montrent qu’ils étaient moins exposés à la famine ou à la malnutrition, et qu’ils étaient généralement plus grands et en meilleure santé que leurs descendants cultivateurs. Les enfants qui franchissaient le cap (très) délicat des premières années avaient de bonnes chances de parvenir à 60 ans, voire, pour certains, à 80 ans et plus, grâce à la diversité de leur alimentation. Ils étaient même épargnés par les carences, les caries et les cancers. Les anciens chasseurs-cueilleurs consommaient régulièrement des douzaines d’autres aliments. Ils pouvaient manger des champignons au petit déjeuner ; des fruits, des escargots et une tortue à midi ; et du lapin aux oignons sauvages le soir ! N’étant pas à la merci d’un seul type d’aliment, ils étaient moins vulnérables si celui-ci venait à manquer.
Tout changea à partir de la naissance de l’agriculture. Certains Sapiens se mirent à consacrer la quasi-totalité de leur temps à manipuler la vie d’un petit nombre d’espèces animales et végétales. Ils se mirent à semer des graines de blé, à arroser les plantes, à arracher les mauvaises herbes et à conduire les troupeaux. Un travail qui était censé leur assurer plus de fruits, de grains et de viande.
Si, il y a 10.000 ans, le blé était une plante quelconque du Moyen-Orient, en l’espace de quelques millénaires elle poussa dans le monde entier, au prix d’efforts considérables. Il fallait s’en occuper du matin jusqu’au soir, enlever les cailloux des domaines cultivables, ce qui obligeait les Sapiens à se casser le dos pour en débarrasser les champs. Le blé n’aimait pas les autres plantes, si bien qu’hommes et femmes passaient de longues journées à désherber sous un soleil de plomb, à surveiller les vers, car le blé était aussi une plante fragile. Il était attaqué par les lapins et les essaims de sauterelles, ce qui obligeait les cultivateurs à dresser des clôtures et à garder les champs. Ils creusèrent des canaux d’irrigation ou transportèrent des seaux pour l’arroser, recueillirent les excréments des animaux pour fertiliser la terre. Ce sont les genoux, la voûte plantaire, la colonne vertébrale et le cou de Sapiens qui en firent les frais. L’étude des anciens squelettes montre en effet que la transition agricole provoqua des glissements de disques, des arthrites et des hernies. De surcroît, les nouvelles tâches agricoles prenaient beaucoup de temps, ce qui obligeait les hommes à se fixer à côté des champs de blé, dans des maisons. Leur mode de vie s’en trouva changé. Ce n’est pas nous qui avons domestiqué le blé, mais l’inverse ! Or une alimentation fondée essentiellement sur les céréales n’est pas seulement pauvre en minéraux et en vitamines, elle est également difficile à digérer.
La plupart des maladies infectieuses (variole, rougeole et tuberculose) trouvent leurs origines parmi les animaux domestiqués et n’ont été transmises à l’homme qu’après la naissance de l’agriculture. Les chasseurs-cueilleurs qui n’avaient domestiqué que les chiens échappaient à ces fléaux. De plus, dans les sociétés agricoles, la plupart des gens vivaient dans des colonies peu hygiéniques – un lieu idéal pour les maladies. Les chasseurs-cueilleurs, eux, parcouraient leur territoire en petites bandes où aucune épidémie ne pouvait se développer. Certes, l’agriculture augmenta la somme totale de vivres à la disposition de l’humanité, mais la nourriture supplémentaire ne se traduisit ni en meilleure alimentation ni en davantage de loisirs. Elle se solda plutôt par des explosions démographiques. Or, les gens n’avaient pas prévu que le surcroît de blé devrait être partagé entre plus d’enfants. Les premiers cultivateurs ne comprirent pas davantage que nourrir les enfants avec plus de bouillie et moins de lait maternel affaiblirait leur système immunitaire.
Le fermier travaillait plus dur que le chasseur-cueilleur, mais se nourrissait moins bien. Pour l’auteur de Sapiens, « la Révolution agricole fut la plus grande escroquerie de l’histoire ». Le blé n’a pas assuré la sécurité économique. La vie des cultivateurs est moins sûre que celle des chasseurs-cueilleurs. Si ces derniers perdaient certaines de leurs denrées alimentaires de base, ils pouvaient cueillir ou chasser d’autres espèces, voire se diriger vers une autre région plus fertile. Les chasseurs-cueilleurs disposaient de plusieurs douzaines d’espèces pour survivre et pouvaient donc affronter les années difficiles sans stocks de vivres, ils n’étaient pas tributaires d’un seul produit de base. Or s’il pleuvait, s’il y avait une invasion de sauterelles, une sécheresse, ou si un champignon infectait l’une de ces plantes, les cultivateurs mouraient de faim par milliers.
Facteur aggravant, le blé n’assurait pas plus de sécurité contre la violence. Les premiers cultivateurs étaient au moins aussi brutaux, sinon plus, que leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs. Ils étaient « propriétaires », possédaient des maisons, et avaient besoin de terre à cultiver, il n’y avait guère de place pour les compromis. Si une bande rivale plus forte attaquait des chasseurs-cueilleurs, ces derniers pouvaient aller voir ailleurs. Si un ennemi puissant menaçait un village agricole, fuir signifiait abandonner champs, maisons et greniers. Ce qui, bien souvent, condamnait les réfugiés à la famine. Les cultivateurs avaient donc tendance à se battre jusqu’à la mort, à construire des murs et à monter la garde…. les prémices des guerres à grande échelle.
La vie villageoise procurait certes des avantages à court terme aux premiers cultivateurs, comme une meilleure protection contre les bêtes sauvages, la pluie et le froid. Mais pour l’individu moyen, les inconvénients l’emportaient sur les avantages. Le « progrès » n’était que collectif. Il est vrai que ce « progrès » permit à l’Homo sapiens une croissance exponentielle. Environ 13.000 ans avant J.-C., l’oasis de Jéricho pouvait faire vivre, au mieux, un groupe nomade d’une centaine de personnes relativement bien nourries. Vers 8500 avant J.-C., les champs de blé de Jéricho pouvaient faire vivre un village d’un millier d’habitants, mais ces derniers souffraient bien plus de maladie et de malnutrition. C’est le paradoxe de l’agriculture : la faculté de maintenir plus de gens en vie dans des conditions pires. De même que personne, dans les années 2000, n’avait anticipé certains effets pervers des réseaux sociaux, la révolution agricole fut un piège, parce que l’essor de l’agriculture se fit très progressivement, au fil des millénaires. Chaque génération continua de vivre comme la génération précédente, avec de petites améliorations dans la manière de cultiver. Paradoxalement, cette série d' »améliorations », censées rendre la vie plus facile, asservirent ces cultivateurs.
Pourquoi une telle erreur ? Les gens manquaient de recul. Chaque fois qu’ils décidèrent de travailler plus dur, c’était dans le but d’avoir une moisson plus abondante et d’éviter la famine. De la même façon que nous avons pollué progressivement notre planète, il fallut des générations pour s’apercevoir que les petits changements s’accumulaient et transformaient la société. Le problème, c’est qu’à ce moment-là personne ne se souvenait avoir jamais vécu autrement. De plus, les individus qui avaient compris le problème n’avaient pas forcément envie de revenir en arrière. Dès lors que les gens sont habitués à un certain luxe, ils le tiennent pour acquis, et ils finissent par ne plus pouvoir s’en passer. Au fil des dernières décennies, nous avons inventé d’innombrables outils censés nous faire gagner du temps en nous facilitant la vie: machines à laver, aspirateurs, lave-vaisselle, smartphones, ordinateurs, e-mails, réseaux sociaux… et pourtant nous nous plaignions tous les jours de manquer de temps ! Tout va plus vite qu’avant et rend nos journées angoissées et insatisfaisantes. Nous sommes aussi à côté de la plaque que nos ancêtres agriculteurs pris au piège de leur nouveau mode de vie.
Durant la Préhistoire, certaines Sapiens refusèrent de travailler la terre et échappèrent ainsi à ce piège de l’agriculture, mais comme celle-ci créa les conditions d’une croissance démographique rapide, les cultivateurs devinrent plus nombreux. Il ne restait alors aux chasseurs-cueilleurs qu’à fuir, à abandonner leurs terrains de chasse aux champs et aux pâturages ou à se mettre eux-mêmes à retourner la terre. Dans tous les cas, revenir à l’ancien mode de vie était impossible.
L’histoire de ce piège nous enseigne une leçon importante. La recherche d’une vie plus facile a transformé le monde d’une façon que personne n’envisageait ni ne désirait. De même que la Révolution française a totalement dépassé certains aristocrates progressistes partisans de la philosophie des Lumières qui souhaitaient juste une réforme des institutions (et non la guillotine !) personne ne complota une révolution agricole. Personne ne voulut rendre l’humanité tributaire de la culture des céréales.
Le problème, c’est que nos sociétés ont beau avoir profondément évolué au fil des millénaires, que nous le voulions ou non, nous sommes programmés pour marcher plusieurs heures par jour, c’est écrit dans notre ADN. Les légionnaires romains étaient capables de parcourir jusqu’à 80 kilomètres en une journée, tout en portant leur équipement. Encore aujourd’hui, des moines japonais tendai pratiquent le Kaihogyo, une marche méditative ascétique qui peut aller jusqu’à 84 kilomètres par jour… pendant des mois ! Ce rituel se déroule en public, le moine itinérant traverse tout le Japon, l’échec se sanctionnant par un seppuku. Depuis 1584, seuls 46 moines sont parvenus à survivre à cette pratique initiatique qui se termine par 9 jours de jeûne… sans sommeil.
Plus légendaire, selon les témoignages de l’exploratrice Alexandra David Néel* et du moine allemand Anagarika Govinda**, avant que le Tibet ne soit envahi par la Chine, un yoga ésotérique appelé lung-gom-pa permettait à des moines en transe de marcher pendant 48h00 sans dormir, sur près de 320 kilomètres, ce qui donnerait une vitesse moyenne de 6.6 kilomètres/heure.
En réalité, un tel exploit est… possible : Dean Karnazesa a couru plus de 560 kilomètres en 80 heures et 44 minutes sans dormir, qui plus est à une moyenne d’environ 7 kilomètres/heure… donc plus vite qu’un marcheur lung-gom-pa, mais nettement en dessous des 14 kilomètres/heure du champion mondial de marche athlétique, Yohann Diniz ! Puisqu’on parle d’exploit, la plus longue course à pied au monde, la Self-Transcendence 3100 mile, mesure 4989 kilomètres. Les coureurs disposent de 52 jours pour terminer la course, en effectuant une moyenne journalière de 95 kilomètres, de 6h00 du matin à minuit.
Ironie du sort, quand j’ai commencé à lire Sapiens en janvier, j’étais parfois essoufflé, oppressé, alors que mon poids était normal. J’ai fini par constater que j’avais une pression artérielle de 14.8, une hypertension modérée causée par ma sédentarité d’auteur. Je me suis alors mis à marcher en forêt, progressivement, jusqu’à atteindre 15 kilomètres par jour comme nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs, ce qui me prend 3h00 chaque matin. Un temps fou… mais n’est-ce pas encore plus fou de devoir avaler quotidiennement des médicaments pour soigner notre diabète et notre cholestérol, alors que ces mêmes médicaments vont abîmer d’autres organes ? Le professeur Michel Galinier, du service de cardiologie au CHU de Toulouse, expliquait dans cet article très sérieux que « au-delà de quatre heures passées en position assise par jour, chaque nouvelle heure augmente la mortalité de 2 % ; et au-delà de huit heures en position assise par jour, la mortalité augmente de 8 %. Au-delà de dix heures par jour, elle est même majorée de 34 % ».
La bonne nouvelle, c’est qu’on peut très vite inverser cette tendance, pour peu qu’on bouleverse ses habitudes. Comme marcher est devenue mon activité physique quotidienne, j’en profite pour écouter des livres grâce à mon abonnement Audible, et donner des graines aux oiseaux sauvages qui affrontent un hiver « à l’ancienne », nous avons eu en effet beaucoup de neige en janvier et février… même les étangs du Weiherchen ont gelé !
Après seulement quelques matinées passées à crapahuter dans la neige, j’ai réussi à faire baisser ma tension artérielle, ainsi que ma fréquence cardiaque.
Au fil des semaines, j’ai senti que mon corps se renforçait, avec cette impression de me « réveiller », au point où une journée sans marche me parait désormais inconcevable.
Aujourd’hui, je m’estime chanceux de pouvoir mener une telle vie, mais je me sens aussi solidaire des milliards de personnes sédentaires qui forment la majorité de l’Humanité. Si une activité aussi naturelle que la marche semble aujourd’hui subversive, c’est bien que notre mode de vie schizophrène atteint ses limites. Après une journée de travail éreintante, nous essayons désespérément de conserver assez de volonté et d’énergie pour, le soir venu, mener une activité sportive indispensable à notre santé, alors même que nous devons encore cuisiner, laver le linge, faire le ménage et nous occuper des enfants. Ironie du sort, alors que nous élevons des animaux en cage, nous nous sommes volontairement enfermés dans des boites, que nous appelons « maison », « bureau », « voiture », « train », dans des villes polluées… Cela ne peut plus fonctionner ainsi, nous avons besoin de sens.
Si nos ancêtres d’il y a plusieurs millénaires semblent être des demi-dieux, ce n’est pas seulement à cause d’un problème de sédentarité, c’est simplement parce que nous avons oublié qui nous sommes vraiment. Il y a 30.000 ans, quand nous avions la chance de trouver des fruits mûrs dans la savane, la seule source de sucre, nous en mangions le plus possible, en prévision des lendemains difficiles. C’est pour cette raison que nous avons tant de problèmes à nous arrêter de grignoter des sucreries… on en revient toujours à notre ADN. Les Grecs disaient Gnothi seauton, Connais-toi toi-même… mais nous avons oublié ce principe élémentaire.
En définitive, nous n’avons pas seulement perdu nos racines, nous nous sommes également déconnectés de nos propres corps. À nous de nous les réapproprier, il n’est jamais trop tard 🙂
* Mystiques et magiciens du Tibet, Alexandra David Néel, Plon
** Le Chemin des nuages blancs : pèlerinages d’un moine bouddhiste au Tibet (1932 à 1949), Anagarika Govinda, Albin Michel