Sapiens

Il y a des ouvrages inattendus qui affectent en profondeur votre vision du monde. Je suis pourtant au fait des fantastiques découvertes de ces vingt dernières années, avec notamment l’Homo Fiorensis, véritable Hobbit d’un mètre de haut qui maîtrisait le feu et la fabrication d’outils de pierre, et l’Homo Denisova, qui aurait transmis aux Tibétains le « gène de l’altitude ». Mais j’avoue avoir été captivé par Sapiens, une brève histoire de l’Humanité, un récit fascinant qui met à mal quantité d’idées reçues sur la Préhistoire et l’évolution.

Ainsi, il y a 10.000 ans, le chasseur-cueilleur était un athlète incroyable, qui possédait une dextérité physique aujourd’hui hors de notre portée. Le paléoanthropologue Peter McAllister a étudié des empreintes de pieds fossilisées laissées par des Aborigènes d’Australie au cours d’une chasse, il y a près de 20.000 ans. McAllister pense que ces chasseurs devaient se déplacer à 37 kilomètres/heure. À titre de comparaison, Usain Bolt, détenteur du record mondial, court le 100 mètres à 42 kilomètre/heure. “Si ces chasseurs aborigènes s’entraînaient dans les conditions actuelles, avec des chaussures spéciales et en courant sur une piste d’athlétisme recouverte d’un revêtement synthétique, ils pourraient facilement atteindre les 45 kilomètres/heure”, conclut le chercheur.

Dans nos jours, il est devenu impossible d’atteindre de telles performances physiques. Nous ne pouvons nous permettre de consacrer de longues heures au sport tous les jours, car dès l’enfance nous sommes scolarisés. À l’âge adulte, nous disposons d’encore moins de temps pour des activités physiques, nous travaillons en moyenne 40 à 45 heures par semaine. Dans certains pays en voie développement, la moyenne hebdomadaire peut aller jusqu’à 60, voire 80 heures. Entre le travail et les loisirs, nous pouvons rester huit heures par jours assis derrière un écran, sans parler du temps non négligeable passé en voiture ou dans les transports en commun.

Il y a 30.000 ans, la journée de travail des 30.000 Sapiens qui vivaient sur Terre était totalement différente de la nôtre. Tout commençait à huit heures du matin, sans la sonnerie d’un réveil. Nos ancêtres passaient leurs temps à cueillir des champignons et des racines, à attraper des grenouilles ou des insectes, et à fuir devant les tigres à dents de sabre. La chasse reposait sur une collaboration étroite, qui impliquait un partage du travail et de la nourriture. À 13h00, la journée était terminée ! Il était temps de manger, l’après-midi n’était consacré qu’aux jeux avec les enfants, au farniente, et à la culture. On écoutait les mythes racontés par les anciens et les « shamans ». Il n’y avait pas de vaisselle à laver, d’aspirateur à passer, de trajets à effectuer en voiture ou de supermarchés bondés à traverser. 

Bien sûr, tout n’était pas rose, mais la pollution n’existait pas, et la qualité de vie demeurait élevée : comme le régime alimentaire était le même depuis des centaines de milliers d’années, le corps humain s’y était bien adapté. Les squelettes des chasseurs-cueilleurs montrent qu’ils étaient moins exposés à la famine ou à la malnutrition, et qu’ils étaient généralement plus grands et en meilleure santé que leurs descendants cultivateurs. Les enfants qui franchissaient le cap (très) délicat des premières années avaient de bonnes chances de parvenir à 60 ans, voire, pour certains, à 80 ans et plus, grâce à la diversité de leur alimentation. Ils étaient même épargnés par les carences, les caries et les cancers. Les anciens chasseurs-cueilleurs consommaient régulièrement des douzaines d’autres aliments. Ils pouvaient manger des champignons au petit déjeuner ; des fruits, des escargots et une tortue à midi ; et du lapin aux oignons sauvages le soir ! N’étant pas à la merci d’un seul type d’aliment, ils étaient moins vulnérables si celui-ci venait à manquer.

Tout changea à partir de la naissance de l’agriculture. Certains ​Sapiens se mirent à consacrer la quasi-totalité de leur temps à manipuler la vie d’un petit nombre d’espèces animales et végétales. Ils se mirent à semer des graines de blé, à arroser les plantes, à arracher les mauvaises herbes et à conduire les troupeaux. Un travail qui était censé leur assurer plus de fruits, de grains et de viande.

Si, il y a 10.000 ans, le blé était une plante quelconque du Moyen-Orient, en l’espace de quelques millénaires elle poussa dans le monde entier, au prix d’efforts considérables. Il fallait s’en occuper du matin jusqu’au soir, enlever les cailloux des domaines cultivables, ce qui obligeait les ​Sapiens à se casser le dos pour en débarrasser les champs. Le blé n’aimait pas les autres plantes, si bien qu’hommes et femmes passaient de longues journées à désherber sous un soleil de plomb, à surveiller les vers, car le blé était aussi une plante fragile. Il était attaqué par les lapins et les essaims de sauterelles, ce qui obligeait les cultivateurs à dresser des clôtures et à garder les champs. Ils creusèrent des canaux d’irrigation ou transportèrent des seaux pour l’arroser, recueillirent les excréments des animaux pour fertiliser la terre. Ce sont les genoux, la voûte plantaire, la colonne vertébrale et le cou de Sapiens qui en firent les frais. L’étude des anciens squelettes montre en effet que la transition agricole provoqua des glissements de disques, des arthrites et des hernies. De surcroît, les nouvelles tâches agricoles prenaient beaucoup de temps, ce qui obligeait les hommes à se fixer à côté des champs de blé, dans des maisons. Leur mode de vie s’en trouva changé. Ce n’est pas nous qui avons domestiqué le blé, mais l’inverse ! Or une alimentation fondée essentiellement sur les céréales n’est pas seulement pauvre en minéraux et en vitamines, elle est également difficile à digérer.

La plupart des maladies infectieuses (variole, rougeole et tuberculose) trouvent leurs origines parmi les animaux domestiqués et n’ont été transmises à l’homme qu’après la naissance de l’agriculture. Les chasseurs-cueilleurs qui n’avaient domestiqué que les chiens échappaient à ces fléaux. De plus, dans les sociétés agricoles, la plupart des gens vivaient dans des colonies peu hygiéniques – un lieu idéal pour les maladies. Les chasseurs-cueilleurs, eux, parcouraient leur territoire en petites bandes où aucune épidémie ne pouvait se développer. Certes, l’agriculture augmenta la somme totale de vivres à la disposition de l’humanité, mais la nourriture supplémentaire ne se traduisit ni en meilleure alimentation ni en davantage de loisirs. Elle se solda plutôt par des explosions démographiques. Or, les gens n’avaient pas prévu que le surcroît de blé devrait être partagé entre plus d’enfants. Les premiers cultivateurs ne comprirent pas davantage que nourrir les enfants avec plus de bouillie et moins de lait maternel affaiblirait leur système immunitaire.

Le fermier travaillait plus dur que le chasseur-cueilleur, mais se nourrissait moins bien. Pour l’auteur de Sapiens, « la Révolution agricole fut la plus grande escroquerie de l’histoire ». Le blé n’a pas assuré la sécurité économique. La vie des cultivateurs est moins sûre que celle des chasseurs-cueilleurs. Si ces derniers perdaient certaines de leurs denrées alimentaires de base, ils pouvaient cueillir ou chasser d’autres espèces, voire se diriger vers une autre région plus fertile. Les chasseurs-cueilleurs disposaient de plusieurs douzaines d’espèces pour survivre et pouvaient donc affronter les années difficiles sans stocks de vivres, ils n’étaient pas tributaires d’un seul produit de base. Or s’il pleuvait, s’il y avait une invasion de sauterelles, une sécheresse, ou si un champignon infectait l’une de ces plantes, les cultivateurs mouraient de faim par milliers.

Facteur aggravant, le blé n’assurait pas plus de sécurité contre la violence. Les premiers cultivateurs étaient au moins aussi brutaux, sinon plus, que leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs. Ils étaient « propriétaires », possédaient des maisons, et avaient besoin de terre à cultiver, il n’y avait guère de place pour les compromis. Si une bande rivale plus forte attaquait des chasseurs-cueilleurs, ces derniers pouvaient aller voir ailleurs. Si un ennemi puissant menaçait un village agricole, fuir signifiait abandonner champs, maisons et greniers. Ce qui, bien souvent, condamnait les réfugiés à la famine. Les cultivateurs avaient donc tendance à se battre jusqu’à la mort, à construire des murs et à monter la garde…. les prémices des guerres à grande échelle.

La vie villageoise procurait certes des avantages à court terme aux premiers cultivateurs, comme une meilleure protection contre les bêtes sauvages, la pluie et le froid. Mais pour l’individu moyen, les inconvénients l’emportaient sur les avantages. Le « progrès » n’était que collectif. Il est vrai que ce « progrès » permit à l’​Homo sapiens une croissance exponentielle. Environ 13.000 ans avant J.-C., l’oasis de Jéricho pouvait faire vivre, au mieux, un groupe nomade d’une centaine de personnes relativement bien nourries. Vers 8500 avant J.-C., les champs de blé de Jéricho pouvaient faire vivre un village d’un millier d’habitants, mais ces derniers souffraient bien plus de maladie et de malnutrition. C’est le paradoxe de l’agriculture : la faculté de maintenir plus de gens en vie dans des conditions pires. De même que personne, dans les années 2000, n’avait anticipé certains effets pervers des réseaux sociaux, la révolution agricole fut un piège, parce que l’essor de l’agriculture se fit très progressivement, au fil des millénaires. Chaque génération continua de vivre comme la génération précédente, avec de petites améliorations dans la manière de cultiver. Paradoxalement, cette série d' »améliorations », censées rendre la vie plus facile, asservirent ces cultivateurs.

Pourquoi une telle erreur ? Les gens manquaient de recul. Chaque fois qu’ils décidèrent de travailler plus dur, c’était dans le but d’avoir une moisson plus abondante et d’éviter la famine. De la même façon que nous avons pollué progressivement notre planète, il fallut des générations pour s’apercevoir que les petits changements s’accumulaient et transformaient la société. Le problème, c’est qu’à ce moment-là personne ne se souvenait avoir jamais vécu autrement. De plus, les individus qui avaient compris le problème n’avaient pas forcément envie de revenir en arrière. Dès lors que les gens sont habitués à un certain luxe, ils le tiennent pour acquis, et ils finissent par ne plus pouvoir s’en passer. Au fil des dernières décennies, nous avons inventé d’innombrables outils censés nous faire gagner du temps en nous facilitant la vie: machines à laver, aspirateurs, lave-vaisselle, smartphones, ordinateurs, e-mails, réseaux sociaux… et pourtant nous nous plaignions tous les jours de manquer de temps ! Tout va plus vite qu’avant et rend nos journées angoissées et insatisfaisantes. Nous sommes aussi à côté de la plaque que nos ancêtres agriculteurs pris au piège de leur nouveau mode de vie.

Durant la Préhistoire, certaines Sapiens refusèrent de travailler la terre et échappèrent ainsi à ce piège de l’agriculture, mais comme celle-ci créa les conditions d’une croissance démographique rapide, les cultivateurs devinrent plus nombreux. Il ne restait alors aux chasseurs-cueilleurs qu’à fuir, à abandonner leurs terrains de chasse aux champs et aux pâturages ou à se mettre eux-mêmes à retourner la terre. Dans tous les cas, revenir à l’ancien mode de vie était impossible.

L’histoire de ce piège nous enseigne une leçon importante. La recherche d’une vie plus facile a transformé le monde d’une façon que personne n’envisageait ni ne désirait. De même que la Révolution française a totalement dépassé certains aristocrates progressistes partisans de la philosophie des Lumières qui souhaitaient juste une réforme des institutions (et non la guillotine !) personne ne complota une révolution agricole. Personne ne voulut rendre l’humanité tributaire de la culture des céréales.

Le problème, c’est que nos sociétés ont beau avoir profondément évolué au fil des millénaires, que nous le voulions ou non, nous sommes programmés pour marcher plusieurs heures par jour, c’est écrit dans notre ADN. Les légionnaires romains étaient capables de parcourir jusqu’à 80 kilomètres en une journée, tout en portant leur équipement. Encore aujourd’hui, des moines japonais tendai pratiquent le Kaihogyo, une marche méditative ascétique qui peut aller jusqu’à 84 kilomètres par jour… pendant des mois ! Ce rituel se déroule en public, le moine itinérant traverse tout le Japon, l’échec se sanctionnant par un seppuku. Depuis 1584, seuls 46 moines sont parvenus à survivre à cette pratique initiatique qui se termine par 9 jours de jeûne… sans sommeil.

Plus légendaire, selon les témoignages de l’exploratrice Alexandra David Néel* et du moine allemand Anagarika Govinda**, avant que le Tibet ne soit envahi par la Chine, un yoga ésotérique appelé lung-gom-pa permettait à des moines en transe de marcher pendant 48h00 sans dormir, sur près de 320 kilomètres, ce qui donnerait une vitesse moyenne de 6.6 kilomètres/heure.

En réalité, un tel exploit est… possible : Dean Karnazesa a couru plus de 560 kilomètres en 80 heures et 44 minutes sans dormir, qui plus est à une moyenne d’environ 7 kilomètres/heure… donc plus vite qu’un marcheur lung-gom-pa, mais nettement en dessous des 14 kilomètres/heure du champion mondial de marche athlétique, Yohann Diniz ! Puisqu’on parle d’exploit, la plus longue course à pied au monde, la Self-Transcendence 3100 mile, mesure 4989 kilomètresLes coureurs disposent de 52 jours pour terminer la course, en effectuant une moyenne journalière de 95 kilomètres, de 6h00 du matin à minuit.

Ironie du sort, quand j’ai commencé à lire Sapiens en janvier, j’étais parfois essoufflé, oppressé, alors que mon poids était normal. J’ai fini par constater que j’avais une pression artérielle de 14.8, une hypertension modérée causée par ma sédentarité d’auteur. Je me suis alors mis à marcher en forêt, progressivement, jusqu’à atteindre 15 kilomètres par jour comme nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs, ce qui me prend 3h00 chaque matin. Un temps fou… mais n’est-ce pas encore plus fou de devoir avaler quotidiennement des médicaments pour soigner notre diabète et notre cholestérol, alors que ces mêmes médicaments vont abîmer d’autres organes ? Le professeur Michel Galinier, du service de cardiologie au CHU de Toulouse, expliquait dans cet article très sérieux que « au-delà de quatre heures passées en position assise par jour, chaque nouvelle heure augmente la mortalité de 2 % ; et au-delà de huit heures en position assise par jour, la mortalité augmente de 8 %. Au-delà de dix heures par jour, elle est même majorée de 34 % ».

La bonne nouvelle, c’est qu’on peut très vite inverser cette tendance, pour peu qu’on bouleverse ses habitudes. Comme marcher est devenue mon activité physique quotidienne, j’en profite pour écouter des livres grâce à mon abonnement Audible, et donner des graines aux oiseaux sauvages qui affrontent un hiver « à l’ancienne », nous avons eu en effet beaucoup de neige en janvier et février… même les étangs du Weiherchen ont gelé !

Après seulement quelques matinées passées à crapahuter dans la neige, j’ai réussi à faire baisser ma tension artérielle, ainsi que ma fréquence cardiaque.

 

Au fil des semaines, j’ai senti que mon corps se renforçait, avec cette impression de me « réveiller », au point où une journée sans marche me parait désormais inconcevable.

Aujourd’hui, je m’estime chanceux de pouvoir mener une telle vie, mais je me sens aussi solidaire des milliards de personnes sédentaires qui forment la majorité de l’Humanité. Si une activité aussi naturelle que la marche semble aujourd’hui subversive, c’est bien que notre mode de vie schizophrène atteint ses limites. Après une journée de travail éreintante, nous essayons désespérément de conserver assez de volonté et d’énergie pour, le soir venu, mener une activité sportive indispensable à notre santé, alors même que nous devons encore cuisiner, laver le linge, faire le ménage et nous occuper des enfants. Ironie du sort, alors que nous élevons des animaux en cage, nous nous sommes volontairement enfermés dans des boites, que nous appelons « maison », « bureau », « voiture », « train », dans des villes polluées… Cela ne peut plus fonctionner ainsi, nous avons besoin de sens.

Si nos ancêtres d’il y a plusieurs millénaires semblent être des demi-dieux, ce n’est pas seulement à cause d’un problème de sédentarité, c’est simplement parce que nous avons oublié qui nous sommes vraiment. Il y a 30.000 ans, quand nous avions la chance de trouver des fruits mûrs dans la savane, la seule source de sucre, nous en mangions le plus possible, en prévision des lendemains difficiles. C’est pour cette raison que nous avons tant de problèmes à nous arrêter de grignoter des sucreries… on en revient toujours à notre ADN. Les Grecs disaient Gnothi seautonConnais-toi toi-même… mais nous avons oublié ce principe élémentaire.

En définitive, nous n’avons pas seulement perdu nos racines, nous nous sommes également déconnectés de nos propres corps. À nous de nous les réapproprier, il n’est jamais trop tard 🙂

* Mystiques et magiciens du Tibet, Alexandra David Néel, Plon

** Le Chemin des nuages blancs : pèlerinages d’un moine bouddhiste au Tibet (1932 à 1949), Anagarika Govinda, Albin Michel

Published in: on février 19, 2021 at 1:45  Comments (10)  

Le coup de foudre Murakami

Il y a des moments dans la vie d’un lecteur où il existe un « avant » et un « après » : j’ai un souvenir très précis de l’été durant lequel j’ai découvert Dune de Franck Herbert, et je me souviens également de ma rencontre avec Tolkien au collège. Aujourd’hui, alors que je suis adulte, c’est non sans une certaine émotion que j’ai terminé la lecture de 1Q84 de Haruki Murakami, auteur japonais régulièrement pressenti pour le Prix Nobel de littérature.

Moi qui suis capable de lire un pavé en quelques jours, jamais je n’ai pris autant de temps pour déguster un roman… et quel roman ! L’action se déroule d’avril à décembre 1984, or il se trouve que par un curieux hasard j’ai attaqué le tome 1 à la fin du printemps. J’ai écouté cet audiobook pendant que je jardinais ou que je marchais en forêt, avec l’impression de voir les saisons se succéder, dans une ambiance contemplative. Loin d’être ennuyeuse, c’est cette atmosphère qui donne tant d’intérêt au roman de Murakami, un livre-univers ressemblant à une poupée russe, dans laquelle le plus infime détail possède son importance. Ainsi, l’un des protagonistes écoute la Sinfonietta du compositeur Leoš Janáček, qui fut lui-même inspiré par l’écrivain Dostoïevski, une influence de… Murakami.

Est-il possible de résumer 1Q84 ? Même le titre est intraduisible ! Il s’agit en effet d’un jeu de mots, « Q » se prononce en japonais « kyu », comme en anglais, et signifie « neuf ». Anecdote amusante, une internaute a eu la perversité de créer en film d’animation un résumé… incompréhensible pour celui qui n’a pas lu le livre.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce roman narre le destin de deux êtres perdus dans Tokyo, une jeune femme mystérieuse, Aomamé, et un lecteur de manuscrits d’une maison d’édition, Tengo Kawana.

À la lecture des premières lignes, on s’attend à de la littérature « blanche » classique, pourtant doucement mais sûrement, l’intrigue s’oriente vers le réalisme magique, quelque part entre science-fiction et fantastique, dans un Tokyo de plus en plus insolite. Le livre est si bien écrit que j’ai souvent interrompu ma lecture pour recopier des extraits.

Las-bas, dans ces contrées lointaines, des hommes enveloppés dans d’épais vêtements gris, avaient pris la ferme résolution de fabriquer en silence des nuages, sans cesse, du matin au soir, tout comme les abeilles font du miel, les araignées tissent leur toile et la guerre engendre des veuves.

J’ai été envouté par cette galerie de personnages tous plus bizarres les uns que les autres, mention spéciale au terrifiant collecteur de la redevance pour la chaîne de télévision NHK, capable de frapper pendant des heures aux portes afin de réclamer son dû !

Si Murakami a le don de rendre ses protagonistes vivants et réels, il faut également saluer la prestation incroyable des trois comédiens qui lisent la version audiobook de 1Q84 : pendant près de 50h00, Maïa Baran, Philippe Résimont et Emmanuel Dekoninck (déjà narrateur sur la version audiobook de Millenium) donnent vie à un texte immersif, brillamment traduit par Hélène Morita.

En écriture, on parle de show don’t tell pour évoquer la technique visant à faire passer les sensations et les émotions avant les informations, et Murakami parvient ainsi à amener une tension extraordinaire avec un minimum d’action. Murakami est si à l’aise avec les techniques narratives qu’il finit… par s’en affranchir. Quand il ne brise pas le quatrième mur en s’adressant directement au lecteur via une narration omnisciente, il tourne en dérision le fameux fusil de Tchekhov ! Fort heureusement, le fond n’est pas en reste. L’auteur livre un récit à la fois contemplatif et implacable, l’univers semble se replier sur les personnages, comme les feuilles d’une plante carnivore. L’inquiétant Japon dépeint par Murakami n’a effectivement rien d’un paysage de carte postale, il est hanté par les sectes religieuses occultes, les violences conjugales, la manipulation, le mysticisme shintoïste et la folie d’un mystérieux manuscrit, la Chrysalide de l’air, qui aurait pu être le titre de ce roman.

L’aliénation est définitivement le thème récurent dans 1Q84, car comme l’écrit Murakami :

le sentiment d’impuissance chronique finit par détruire un être humain.

Une impuissance dont sont en partie responsables les personnages, jusque dans cette lettre d’adieu :

Je suis enfermée dans la prison folle de mon impuissance. C’est moi qui ai marché vers cette prison. Moi qui ai fermé la porte à clef. Et moi qui ai jeté cette clef très loin.

On peut néanmoins se demander si un libre arbitre est seulement envisageable pour les loups solitaires qui ont le malheur de naître dans une société si normalisée, surtout lorsqu’on n’a pas choisi son éducation ou ses parents. Être un paria, qu’est-ce que cela signifie au Japon ? C’est la question qui hante Murakami :

Devenir libre, qu’est-ce que ça veut dire finalement ? Est-ce que cela signifie réussir à s’échapper d’une cage pour s’enfermer dans une autre, beaucoup plus grande ?

Bien qu’impuissants, les personnages d’1Q84 ont cruellement conscience qu’ils sont confrontés à des forces occultes qui les dépassent largement, des forces qui les poussent à faire preuve de fatalisme.

Il se peut que je trébuche bien et que je sois précipité tout seul dans quelque lieu sombre. Personne ne s’apercevra que j’ai disparu de ce monde. Je pourrai pleurer, hurler dans les ténèbres, personne ne m’entendra. Et pourtant, ai-je le choix ? Il ne me reste qu’à poursuivre cette vie, jusqu’à la mort. Et si ma façon de faire n’est pas très glorieuse, je n’en connais pas d’autres.

On s’attache d’autant plus à ces personnages aux existences précaires qui se retrouvent, sans le vouloir, dans des factions opposées. Des personnages d’une grande lucidité quant à leur propre impermanence. Qui aurait assez de talent pour vivre éternellement ? se demande l’un des protagonistes. Pourtant, c’est moins la mort que la solitude que doivent redouter les héros d’1Q84, à travers de magnifiques métaphores poétiques :

À présent qu’elle avait disparu, il s’aperçut qu’une sorte de vide à forme humaine s’était installée à sa place.

Qu’on ne s’y trompe pas, il y a aussi de la lumière dans 1Q84, car si l’homme raisonnable ne peut que se montrer fataliste eut égard à son insignifiance, il ne doit pas s’arrêter de vivre pour autant :

L’espoir est le combustible que les hommes brûlent pour pouvoir vivre, impossible de vivre sans espoir. Mais c’est comme une pièce qu’on jette en l’air. Pile ? Face ? On ne le saura que quand elle sera retombée, pas avant.

Œuvre existentialiste inclassable influencée aussi bien par Proust, Dostoïevski, Kafka et Shakespeare, que par le Kojiki et le Dit des Heiké  de la littérature médiévale japonaise, 1Q84 est un livre-univers à lui tout seul, un roman ésotérique dont on ne peut obtenir toutes les clefs, qui désarçonnera les esprits les plus cartésiens, ceux qui préfèrent la destination au voyage. Pourtant, reprocher à Murakami de ne pas refermer certaines portes de son récit, c’est oublier que le mystère fait partie intégrante du monde. À bien y réfléchir, même dans nos propres existences nous n’obtenons pas toutes les réponses à nos questions…

Bonus : les premières pages de l’audiobook. Détail amusant, le générique du livre joué au piano est la Sinfonietta de Janáček… en version japonaise.

Published in: on octobre 23, 2020 at 11:25  Comments (4)  
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Mon cygne noir

Ironie du sort, une semaine avant le début du confinement j’ai lu un livre qui ne pouvait pas être plus d’actualité, un essai de Nassim Nicholas Taleb, ancien trader devenu… professeur de philosophie. Taleb est l’inventeur de la théorie du cygne noir, inspirée de l’expression latine rara avis in terris nigroque simillima cygno signifiant « aussi rare qu’un cygne noir ». Durant l’Antiquité, nos ancêtres estimaient en effet qu’il était impossible que cet oiseau puisse exister, jusqu’au jour où les Européens l’ont découvert en Australie. Le cygne noir est l’illustration qu’une seule observation est capable d’invalider un savoir fragile et limité. Un cygne noir est un événement improbable, brutal, qui parait après coup prévisible, que ce soit le 11 septembre 2001, un krach boursier… ou cette pandémie mondiale qui nous frappe si brutalement. Nous vivons dans l’illusion du contrôle, des statistiques et autres courbes de croissance, comme une dinde avant Thanksgiving. Pendant ses mille jours de vie, cette dinde est très satisfaite de la nourriture qu’on lui donne, elle a l’impression d’être de mieux en mieux traitée au fil des mois et n’imagine pas un seul instant que son destin puisse être funeste…

« Les mille jours de vie d’une dinde », le Cygne Noir

Contrairement à ce que nous pensons avec naïveté, il est impossible de prévoir avec des calculs savants l’avenir ou le cours de la bourse. Comme l’affirmait avec finesse Umberto Eco, même avec la plus grande des bibliothèques, « les livres que l’on a lus comptent beaucoup moins que ceux que l’on n’a pas lus ». Nous pensons savoir... mais il n’en est rien.

Le Cygne noir m’a d’autant plus marqué que pendant ce confinement, le bouddhiste que je suis a traversé une tempête spirituelle : comment ne pas sombrer dans la colère quand des gens meurent parce qu’on leur a demandé d’aller voter, qu’on a doctement assené que porter un masque était « inutile » ? Comment peut-on mentir et se contredire plusieurs fois à la télévision, devant des millions de personnes ?

De nombreuses vies ont été sacrifiées sur l’autel de la politique et de l’économie, en contradiction avec les discours pleins de bons sentiments prônant l’union nationale, alors qu’il y a encore quelques mois, le président lui-même répondait avec condescendance aux « bêtises » du personnel soignant. J’éprouve de la culpabilité à l’idée qu’une amie infirmière continue de travailler malgré le danger…. Et que dire de l’appel à l’aide des hôpitaux du Grand Est, contraints d’envoyer des malades en Allemagne, au Luxembourg, en Suisse et… en Autriche, faute de lits ?

Mon confinement de privilégié est un cygne noir qui m’a profondément changé. En temps normal, je suis quelqu’un de plutôt réservé qui n’aime pas les controverses et qui a tendance, par politesse, à garder ses opinions pour lui, mais du jour au lendemain j’ai eu cette impression que tout devenait politique, avec les conséquences que cela implique sur nos vies : si un proche meurt parce qu’un hôpital manque cruellement de moyens, cela relève du politique. Le premier mois de confinement, ce sentiment de découvrir tous les jours sur Facebook de nouvelles injustices m’a enragé, au point de ne plus me reconnaître… alors que j’avais annoncé ici même que je serai moins présent sur les réseaux sociaux (quel lamentable échec !). Lorsqu’on ne peut vaincre un ennemi, y compris soi-même, il faut fuir, alors j’ai (de nouveau) pris mes distances avec lesdits réseaux, non pas par snobisme ou indifférence, mais parce que je ne peux pas faire autrement.

Il est à la fois douloureux et libérateur d’accepter ses limites, de « trancher » l’objet de sa colère. Mon cygne noir m’a enseigné que je ne contrôle rien, et que la connaissance n’est pas forcément synonyme de sagesse. Être aveugle, métaphoriquement parlant, est parfois souhaitable.

La goze du Japon d’antan était, pour le coup, une musicienne réellement aveugle. Elle voyageait et chantait en jouant au shamisen des mélodies aussi tristes que Kuzunoha no Kowakare, l’histoire d’une mère privée de son enfant, une ballade qu’on retrouve dans Samourai Champloo.

La cécité de la goze lui donnait une légitimité dans son interprétation, qui bouleversait le public, la goze étant source de sagesse. J’ai eu un grand-père non-voyant très pieux et, au risque de tomber dans les clichés sur les personnes privées de la vue, il possédait un recul sur le monde qui l’empêchait de nourrir toute forme de vanité. Comme mon grand-père, la goze était une leçon de vie à elle toute seule, le fait de sublimer son handicap lui permettait d’atteindre une authentique spiritualité, d’ailleurs autrefois les fillettes aveugles du nord du Japon échappaient aux infanticides en devenant également itako, « shamans ».

Celui qui s’évade de ce monde plein de bruit et de fureur accède à une première vérité, celle de sa propre insignifiance.

Dans le taoïsme, qui a influencé le zen, il est question de wuwei, de « non-agir ». Pour être véritablement heureux, il faut céder à une forme de renoncement, ne pas réagir. Au fond, n’est-ce pas illusoire de croire que la politique peut améliorer notre société ? Coluche disait que « si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit ». Platon lui-même affirmait, non sans subversion, que le pouvoir corrompt.

Quand j’ai étudié l’histoire de Rome à l’Université, j’ai été frappé de constater combien nombre de citoyens de cette période n’avaient pas pris la mesure du changement qu’opérait leur république lorsque celle-ci se transforma en empire. Quand Auguste s’empara du pouvoir son but officiel était, ironie du sort, de rétablir les institutions républicaines après des années de guerre civile. Dans son nouveau régime, il avait donc conservé le traditionnel (et rassurant) sénat, la fameuse devise républicaine SPQR, choyé des élites provinciales qui avaient de plus en plus accès à la citoyenneté, « réformé » la justice (déjà à cette époque il fallait réformer...). Pour les citoyens, tout avait l’air d’aller enfin dans le bon sens ! En réalité, une intense propagande était menée pour que le premier empereur soit présenté comme le sauveur de la république.

Aujourd’hui, notre propre république est qualifiée de « démocratique »… a-t-elle seulement existé ? Ne sommes-nous pas semblables aux Romains d’hier, qui ne disposaient pas d’assez de recul pour réaliser que leurs institutions leur donnaient un illusoire sentiment de liberté ?

Mes interrogations paraissent sûrement indécentes quand on observe un tant soit peu la dictature qui sévit en Corée du Nord, mais au moment de voter, avons-nous réellement tant de choix que cela ? Depuis Poincaré, c’est la question très sérieuse que se posent de nombreux mathématiciens, qui ont fini par découvrir le scrutin idéal… fort éloigné de celui que nous utilisons pour les présidentielles.

Si l’on envisage l’hypothèse que nous vivons depuis toujours dans une oligarchie et non une démocratie, ce qu’on appelle avancées sociales ne sont, au final, que des accidents de l’Histoire, des cygnes noirs, comme par exemple la Révolution française. Mettre un terme à la royauté n’était absolument pas l’objectif des bourgeois (qui ont remplacé au pied levé les aristocrates guillotinés, d’autres « dindes de Thanksgiving » qui n’avaient rien vu venir). Plus tard, l’avènement définitif de la République n’a été possible que parce que l’héritier du trône de France, Henri d’Artois, a de manière absurde refusé de régner tant que le drapeau tricolore ne serait pas remplacé par celui à fleurs de lys ! Les congés payés instaurés par l’éphémère Front Populaire, ou la Sécu créée à la Libération, sont des avancées sociales largement attaquées depuis des années, des aberrations pour une oligarchie qui se moque de ce prétendu clivage « droite-gauche ».

Rien n’est jamais acquis.

Cette colère que j’ai éprouvée ces dernières semaines vient peut-être d’un deuil causé par une prise de conscience : quoi qu’il arrive, notre société sera toujours régie par de violents rapports de force. Je le constate quotidiennement quand j’écoute mes amis. Pris dans les affres du télétravail, ils sont contraints d’effectuer, sans compter les heures, des tâches bien plus pénibles qu’avant le confinement. Des « petites mains » qui ne sont, pour le pouvoir, que des variables d’ajustement. Avant d’être démis de ses fonctions, le directeur de l’agence régionale de la santé avait annoncé que 174 lits et 598 postes allaient être supprimés au CHU de Nancy d’ici 2025… Comment peut-on désirer un tel « projet de société » en pleine pandémie, quand nos infirmières s’habillent avec des sacs-poubelle ?

Durant les premiers jours de cette crise, il y a eu pourtant un timide espoir, nous allions tous prendre conscience que notre paradigme économique était à bout de souffle, que derrière chaque crise existait une opportunité. Autour de moi, des proches se sont mis à fabriquer des masques pour la collectivité ou à aider les personnes en difficulté, le bénévolat des « gens qui ne sont rien », palliant, une fois de plus, les défaillances de l’État. Immédiatement, « la Matrice » a repris le dessus en imposant le télétravail effréné. Le début d’une nouvelle ère faite de fractures profondes et d’inégalités béantes, comme le prouve cet article glaçant des Echos qui commence ainsi, je cite :

Le confinement a envoyé les Français au pays des rêves. Comme souvent, un Etat riche et généreux y tient une place centrale. Mais le réveil finira par venir…

Nietzsche écrivait que l’État est « le plus froid des monstres froids ». Fort de ce constat, je me refuse d’en devenir moi-même un. Ce n’est pas parce que nous sommes gouvernés par des personnes pour qui la vie humaine n’a aucune valeur que nous devons sombrer dans le cynisme et perdre notre humanité, bien au contraire. Si ce n’est pas déjà fait, il est urgent de donner du sens à nos existences éphémères et fragiles. Aimer et aider, être heureux, parce qu’il faut vivre pour la mémoire de ceux qui ne sont plus.

Ci-joint, à écouter au casque, le magnifique chant de Ikue Asazaki dédié à toutes les grands-mères confinées qui pleurent leurs petits-enfants, et à une grand-mère en particulier ❤

L’audiobook, un art de lire

Il y a quelques semaines, j’ai eu l’heureuse surprise d’apprendre qu’Orange offrait jusqu’en janvier un audiobook par mois à ses abonnés.

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Une annonce qui tombait à point nommé : même si ces œuvres étaient courtes, j’avais adoré l’adaptation de l’Appel de Cthulhu, ainsi que celle de certaines lettres de Lovecraft. Depuis longtemps je voulais tester des audiobooks plus longs avec ce « nouveau » mode de lecture qui remonte en réalité… à l’Antiquité. Les Romains pratiquaient déjà les recitationes, des lectures « publiques » en fait destinées aux privilégiés. Jusqu’au Moyen-Âge, l’immense majorité de la population n’avait pas accès aux livres… sauf quand un lettré lisait devant une assemblée. La littérature a fini par se démocratiser avec l’école publique vers la fin du XIXe siècle, tandis que la lecture à haute voix restait, plus qu’un luxe, un art réservé à une élite. Le lecteur devait en effet savoir lire, comprendre le contexte social et culturel de l’œuvre, mais aussi posséder une bonne diction… et l’adapter à l’auditoire selon un principe « je vois, je prononce, j’écoute ». Un art plutôt difficile : quand Jorge Luis Borges perdit la vue, il choisit le grand écrivain Alberto Manguel afin qu’il devienne, excusez du peu, son lecteur officiel !

Aujourd’hui, grâce aux progrès de la technologie, n’importe qui peut s’offrir ce luxe et écouter un acteur célèbre lire un roman, quand il ne s’agit pas l’auteur lui-même. Une innovation fabuleuse pour les personnes non-voyantes, ainsi que les lecteurs qui manquent de temps. À une époque où la lecture est concurrencée par Netflix, les tablettes, les jeux-vidéos et les réseaux sociaux, je me suis demandé si l’audiobook n’avait pas enfin trouvé sa place. J’ai donc téléchargé l’application Kobo by FNAC.

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Avant d’aller plus loin, je dois vous faire une confession extrêmement choquante qui risque de changer à jamais la perception que vous avez de moi. Bon, allez, je me lance.

Il y a encore un mois, je n’avais jamais lu le Trône de fer*.

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Voilà, je me sens mieux.

J’ai commencé à écouter Game of thrones… en faisant la vaisselle, un casque bluetooth sur les oreilles. Ne me jugez pas : au début, j’avais moi-même peur de désacraliser cette œuvre en procédant ainsi mais dès les premières minutes, l’émotion est au rendez-vous grâce à l’impressionnant travail de Bernard Métraux, un comédien totalement impliqué dans cette adaptation pour le moins titanesque. Homme ou femme, il donne vie à chaque personnage, et gagne en finesse au fil des chapitres : si au début je trouvais son interprétation « paysanne » de Robb Stark un peu rustique, par la suite il a « corrigé le tir ». Il a même réussi à m’émouvoir lorsque Catelyn Stark veille sur son fils Bran, plongé dans le coma, et qu’elle dit froidement adieu à John Snow.

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L’audiobook m’a ouvert les portes d’un nouveau monde insoupçonné : je peux découvrir un livre sans perdre mon temps lors d’une activité physique rébarbative comme le ménage ou la vaisselle. Grâce à ce format particulier, l’audiobook me donne envie de m’attaquer à de longues multilogies, ce que je n’aurais pas forcément fait avec une « lecture-papier » un peu plus fatigante. Il y a également une vraie valeur ajoutée car j’écoute la performance d’un acteur qui va livrer sa vision du texte. C’est, bien sûr, à double tranchant : on peut être allergique au timbre de voix d’un artiste… mais, pour moi en tout cas, le charme a opéré.

J’ai tellement aimé vivre cette expérience que je vais profiter de l’opération d’Orange et continuer à télécharger d’autres romans du Trône de fer jusqu’en janvier. Ensuite, si cette opération se termine, je pense passer sur Audible à cause d’un dernier avantage, et non des moindres : le prix. Ainsi avec le tome 1 du Trône de fer, pour 22 euros, soit l’équivalent de deux places de cinéma, vous avez 17 heures de lecture… ce que je trouve déjà bon marché tant le travail accompli pour l’adaptation est conséquent. Audible va encore plus loin en proposant des abonnements résiliables à tout moment : après 30 jours gratuits, pour 10 euros par mois, vous avez le droit de télécharger mensuellement un audiobook parmi un catalogue de 250.000 titres pour le moins fourni. On trouve du Bragelonne (Carbone Modifié, les douze rois de Sharakhaï, la voix du sang, Légende, Seul sur Mars…) mais aussi bien d’autres œuvres emblématiques comme la Tour Sombre, American Gods, la forme de l’eau, les guerriers du silence, Hypérion, Même pas mort, Gagner la guerre, le Seigneur des Anneaux, l’Assassin Royal, Harry Potter, Hunger Games… Et si on n’a vraiment plus du tout le temps d’écouter des audiobooks, il est possible de mettre en pause l’abonnement ou de l’arrêter à tout moment, on conserve cependant les livres téléchargés. L’application fonctionne sur n’importe quelle plate-forme (ordinateur, smartphone, tablette, lecteur MP3, Amazon Echo…).

Et les pirates de l’Escroc-Griffe dans tout ça ? Pour l’instant une adaptation n’est pas d’actualité, mais un jour qui sait…

* Je sais, c’est extrêmement décevant, mais j’avais tiqué sur le fait qu’il s’agissait d’une saga en plusieurs tomes qui n’était pas encore achevée. Depuis la Tour Sombre, j’avoue avoir du mal avec les histoires qui s’étalent sur plusieurs décennies, je voulais lire Game of thrones d’une traite, juste après avoir vu la fin de la série télévisée. D’ailleurs, est-ce que vous pensez que George Martin terminera un jour le Trône de fer ? Pour ma part j’ai des doutes…

Published in: on juillet 19, 2018 at 9:09  Comments (8)  
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Du livre au film : Ready Player One (attention, révélations)

 

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L’été dernier, mon ami Fred* m’a fait découvrir Ready Player One, un page turner d’Ernest Cline que j’ai lu en à peine quelques jours.

Dans un futur déprimant, les gens échappent à la grisaille du quotidien en se réfugiant dans un MMORPG : l’OASIS. Un univers persistant dédié à la pop culture des années 80 : jeux vidéos, musique, cinéma, romans… Absolument tout est accessible pour les joueurs qui se connectent à l’OASIS, un monde virtuel qui a même développé une économie réelle. Tout bascule le jour où son concepteur, le milliardaire James Halliday, décède. Son testament révèle que le riche excentrique a décidé d’organiser une chasse au trésor : le joueur qui arrivera à retrouver un easter egg héritera de sa fortune, ainsi que du contrôle du jeu. Une multinationale, Innovative Online Industries, est prête à tout pour remporter cette ultime compétition et ainsi monétiser l’OASIS.

ATTENTION, JE RÉVÈLE BEAUCOUP D’INFORMATIONS SUR LE LIVRE ET LE FILM, SI VOUS VOULEZ ÉVITER LES DIVULGÂCHIS, FUYEZ PAUVRES FOUS.

Ready Player One est l’un de ces livres impossibles à lâcher. Véritable délice pour les vieux de la vieille dont je fais partie, c’est une aventure qui réunit deux générations, et pour cause : les jeunes joueurs de 2044 sont obligés de connaître sur le bout des doigts la culture des années 80, quitte à terminer des jeux d’arcade comme Pac-Man avec une seule vie… ou apprendre par coeur les répliques du film Sacré Graal ! Ready Player One célèbre une époque révolue, celle des jeux vidéos VRAIMENT difficiles, quand les sauvegardes n’existaient pas. Fort heureusement le livre est bien plus qu’un trip nostalgique, puis que la technologie VR n’a jamais été autant d’actualité. L’auteur se base sur les casques virtuels d’aujourd’hui pour s’interroger sur notre futur : que se passerait-il si le Web était remplacé par une galaxie de mondes persistants ? L’économie imaginée par Ernest Cline est pour le moins angoissante, puisque les personnes endettées auprès d’Innovative Online Industries sont appréhendées par sa police privée et contraints de pratiquer le farming, c’est-à-dire de miner dans l’OASIS ! Autant dire que le contraste entre monde réel et virtuel est saisissant, surtout quand le héros, lors d’une déconnexion, prend conscience que son corps est amaigri. Le malaise de ces jeunes qui se réfugient dans l’utopie des années 80 est une mise en abyme de ce que les geeks quadragénaires traversent actuellement. Une génération paradoxale, très critique en ce qui concerne les dérives d’Internet, mais pourtant nostalgique des années Amstrad. Des adulescents un peu paumés qui ont grandi avec « la guerre » Atari-Amiga, les consoles de jeux 8 et 16 bits, Donjons et Dragons… Bref, la génération Stranger Things !

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Plus on avance dans le roman et plus la régression devient jouissive : dans cet univers sans limites il est tout à fait possible de piloter le Faucon Millenium ou même de visiter l’immeuble de la Tyrell Corporation, bien connu des fans de Blade Runner

A la fois dystopique et résolument optimiste, Ready Player One a soufflé un vent de fraicheur sur la SF, même si, vous l’aurez compris, ce roman parlera surtout aux fans de Matthew « Wargames » Broderick.

Lorsque j’ai appris que Steven Spielberg allait adapter un tel monument, j’étais impatient de voir le résultat final. Était-ce seulement envisageable de montrer sur le grand écran toute la richesse d’un tel univers ? D’obtenir des licences aussi couteuses que celle de Star Wars ? Comme toujours, il est très difficile de tirer d’un best-seller un long-métrage susceptible de plaire aux fans de l’œuvre originale. Aidé par l’auteur du bouquin, Spielberg a été contraint de simplifier l’intrigue, de supprimer de nombreux passages et d’inventer de nouvelles épreuves, quitte à perdre en nuance : il existe désormais une rébellion, qui s’oppose frontalement à Innovative Online Industries, ce qui donne au scénario une ambiance un peu plus manichéenne. Les personnages principaux, notamment Art3mis, gagnent en importance, mais au détriment de la noirceur puisqu’il y a moins de morts que dans le roman. Fait notable, dans le livre les héros sont rivaux et ne se connaissent que virtuellement, mais à force de jouer ensemble ils apprennent à se faire confiance et tissent des liens… alors que dans le long-métrage ils se rencontrent très vite dans la vraie vie, ce qui là encore modifie sensiblement l’histoire. De manière générale, j’ai trouvé l’atmosphère du film moins oppressante que celle du livre, plus « grand public », avec pas mal de bons sentiments à la fin, mention spéciale au traitement du méchant, Nolan Sorrento… mais heureusement, Steven Spielberg est aux commandes ! Un cinéaste au crépuscule de sa carrière qui n’a pourtant rien perdu de son génie comme le prouve l’incroyable hommage à Shinning, qui vaut son pesant d’or… Les clins d’oeil sont hilarants : Freddy, Jason, Chucky, Hello Kitty, les Gremlins… difficile de repérer toutes les stars de la pop culture, on a parfois envie de mettre le film en pause juste pour admirer les avatars présents dans le long-métrage !

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Si l’adaptation ne peut rivaliser en inventivité avec le roman, il n’en demeure pas moins que c’est un régal de retrouver toutes ces références des années 80, non sans une certaine nostalgie : le James Halliday vieillissant fait furieusement penser à Steven Spielberg, jusqu’à sa coupe de cheveux. À bien des égards, Ready Player One est le testament cinématographique d’un réalisateur de 71 ans resté adolescent.

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Un créateur de mythes en quête de sens, qui s’interroge sur la notion même de divertissement. Si la fabuleuse séquence de la course, remplie de monstres, est un vibrant hommage de Steven Spielberg au cinéma de genre qu’il affectionne tant, elle représente aussi une volonté de briser les frontières entre les médias : de King Kong au tyrannosaure de Jurassic Park, de Retour vers le Futur à Akira, c’est toute la culture populaire qui est célébrée, qu’elle appartienne au cinéma, aux jeux vidéos ou à l’animation. À défaut de livrer une adaptation fidèle, Steven Spielberg fait preuve de générosité pour nous offrir un film feel good qui donne envie de relire le chef d’œuvre d’Ernest Cline, c’est déjà beaucoup…

* Au fait Fred, il y a quelques mois tu n’avais pas parlé de créer ton blog ? Je dis ça je dis rien…

Published in: on mars 29, 2018 at 8:29  Comments (19)  
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Ça

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Derry, octobre 1957. Sept gamins se regroupent au sein du « club des ratés ». Rejetés par leurs camarades, ils sont les cibles favorites des gros durs de l’école. Pendant ce temps, un clown assassine les enfants qui ont le malheur de croiser sa route. La police est incapable d’attraper le tueur qui se cache dans les égouts car, depuis toujours, Derry est en proie à une créature qui émerge des égouts tous les 27 ans pour se nourrir d’enfants. Bien décidés à rester soudés, les Ratés tentent de surmonter leurs peurs pour enrayer un nouveau cycle meurtrier. Un cycle qui a commencé un jour de pluie lorsqu’un petit garçon poursuivant son bateau en papier s’est retrouvé face au clown Grippe-Sou…

1991. L’année de mes 14 ans, rien ne va plus. Mon père est absent, je déménage et deviens le souffre-douleur du collège, jusqu’à me faire tabasser, tandis que mes résultats scolaires sont en chute libre. La seule chose qui m’intéresse, c’est m’évader dans des mondes imaginaires, et aller régulièrement au cinéma voir Terminator 2 : le Jugement Dernier, jusqu’à ce que le film ne soit plus à l’affiche.

Été 1991. En trainant dans une librairie, je découvre un roman dont la couverture du tome 1 me fascine. L’illustration est choquante, mais le trait du dessin est enfantin, comme s’il s’agissait d’un conte.

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Est-ce vraiment un récit d’horreur ? Comment peut-on évoquer l’assassinat d’un enfant ? Et qui est ce clown maléfique ? Une pulsion irrépressible me pousse à acheter le bouquin de cet écrivain dont tout le monde parle, un certain Stephen King. Dès les premières pages, mes craintes se confirment : il est bien question du meurtre d’un gosse, une scène absolument atroce, mais l’histoire ne se résume pas à ça. Il est aussi question d’une bande de jeunes mal dans leur peau, le club des ratés, des enfants à peine entrés dans l’adolescence qui vont nouer une solide amitié. Des personnages paumés qui me font furieusement penser à ce que je vis au quotidien à cette époque. Je ne le sais pas encore, mais j’ai mis le doigt dans un engrenage, et plus rien ne sera comme avant. Durant cet été de l’angoisse 1991, je dévore les trois volumineux livres de poche et flingue mes vacances, passant l’essentiel de mon temps à explorer avec le club des ratés les égouts humides et puants de Derry, et braver les Friches Mortes, la peur au ventre. C’est la première fois qu’un roman me procure une telle angoisse, et en même temps je ne veux pas abandonner ces amis imaginaires qui me font rire et que j’aime tant, j’ai l’impression de les connaître depuis toujours. Avec eux, je ne suis plus un adolescent solitaire, et je ne me sens plus rejeté. Avec eux, je comprends que mon adolescence n’est qu’un mauvais moment à passer. En arrivant aux dernières pages, je ne peux empêcher mes larmes de couler, sachant que je vais dire adieu aux personnages les plus attachants qu’il m’ait été donné de rencontrer. Au moment de refermer le dernier tome, j’ai la certitude que Ça est l’une des meilleures histoires que j’ai jamais lue, et ce pour de nombreuses raisons.

En décidant de prendre pour antagoniste un clown tueur de gosses, l’auteur du Fléau s’attaque à un tabou : la mort des enfants, mais sans jamais tomber dans la violence gratuite. Là où bon nombre de romanciers auraient imaginé un serial killer caricatural à une seule dimension, Stephen King fait preuve de subtilité avec un monstre qui se nourrit de la peur, autant dire l’un des méchants les plus terrifiants de l’Histoire de l’Imaginaire ! Et pourtant, Ça n’est pas seulement un grand roman d’épouvante, il s’agit également d’un grand roman tout court, bouleversant, grâce à de jeunes personnages profondément émouvants. Avec une infinie tendresse, King décrit des Goonies des années 50 qui évoluent dans une Amérique nostalgique qui n’existe plus. Cette Amérique n’est pas sans rappeler celle de la novella le Corps, un chef d’œuvre qui a inspiré au cinéma le cultissime Stand by me.

Sans jamais tomber dans le misérabilisme, l’auteur raconte dans Ça le quotidien de personnages confrontés au monde des adultes, les véritables monstres du récit. La fin de l’enfance ne serait-elle pas une thématique cathartique pour le King ? Probablement. Tout petit, le futur écrivain a vu un camarade se faire percuter par un train, alors qu’ils jouaient tous les deux près d’un chemin de fer. Il est revenu chez lui en état de choc, sans pouvoir prononcer un mot, et ce n’est que quelques jours plus tard que sa famille a fait le lien entre ce curieux comportement et l’accident mortel. Bien qu’il n’en garde pas un souvenir clair, cet épisode traumatisant se retrouve régulièrement dans l’œuvre de l’auteur, que ce soit avec la Tour Sombre, Cujo, la Tempête du siècle et naturellement le Corps. Dans Ça, la perte de l’innocence prend une place centrale dans un récit extrêmement ambitieux de par sa construction. On alterne entre les séquences flashbacks de 1957, et le « présent » qui se déroule en 1984, les enfants étant devenus 27 ans plus tard des adultes névrosés.

Roman aussi effrayant qu’émouvant, Ça fut adapté en 1990 sous la forme d’une mini-série en deux parties, de qualité inégale, intitulée « Il » est revenu.

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Si la mini-série était très respectueuse de la structure du livre en adoptant les flashbacks du récit, et portée par un Tim Curry terrifiant, chaque partie ne durait qu’1h36 pour une durée totale de 3h00, ce qui était insuffisant pour restituer fidèlement les nombreux événements de l’histoire.

C’est donc non sans une certaine angoisse à l’idée de revivre ce fameux été 1991 joie que je suis allé hier au cinéma, rassuré sur le fait que la nouvelle adaptation, dirigée par le talentueux réalisateur de Mama, allait bénéficier de deux films de plus longue durée et d’un plus gros budget. Exit les flashbacks, le premier chapitre est uniquement consacré à l’enfance des personnages. Autre choix adopté par le cinéaste, l’époque : l’arc narratif des enfants ne se déroule pas durant les années 50, mais pendant les années 80. Une idée que je trouve absolument géniale, car cette modernisation a le mérite de rendre le récit beaucoup plus immersif étant donné que les premiers lecteurs de Ça ont découvert le roman à la fin des années 80. Une troublante mise en abyme, mais qui ne tombe pas non plus dans l’outrance : pas besoin d’être fan des eighties pour apprécier ce film qui prend à la gorge dès les premières minutes, c’est peu de le dire. L’introduction m’a autant choqué que celle présente dans le livre.

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Une séquence très dure qui donne la nausée et n’est pas sans rappeler les films d’horreur des années 80, ainsi que la violence graphique du cinéma de Paul Verohen et David Cronenberg (Robocop, la Mouche). Je suis même étonné que le film n’ait pas été interdit aux moins de 16 ans ! Les collégiens présents dans la salle, bruyants avant la projection, sont devenus brusquement silencieux à partir de cette fameuse scène, et ne se sont plus manifestés jusqu’à la fin du film… De la même façon que les cinéphiles des années 60 avaient été choqués par l’iconique séquence des Oiseaux d’Alfred Hitchcock, puis traumatisés par la scène d’ouverture des Dents de la mer dans les années 70, je pense que l’introduction de Ça restera dans l’histoire du Cinéma, tant l’idée sous-jacente est forte : « attention, n’importe qui peut mourir ! ».

Passée cette séquence éprouvante pour les nerfs, on retrouve avec plaisir un casting à la hauteur de Stranger Things, auquel on s’attache immédiatement. Les acteurs sont tous excellents, mention spéciale aux jeunes interprètes de Richie, Beverly, et Georgie, étonnants de justesse. Le personnage du clown Grippe-Sou (« Ils flottent. En bas, nous flottons tous. Viens flotter avec nous ! ») est terrifiant, moins drôle que celui de la version de 1990, mais beaucoup plus dérangeant, on le sent vraiment se repaître de la peur… C’était finalement une bonne idée de ne pas engager Freddy Kruger pour ce rôle, et de le confier à un acteur moins connu.

L’émotion est au rendez-vous dans ce film qui restitue parfaitement la mélancolie du roman, et son atmosphère étouffante, avec des adultes à l’esprit embrumé par l’influence maléfique de Ça, inconscients de la gravité de la situation. Livrés à eux-mêmes, les adolescents n’ont pas d’autre choix que de se confronter à leurs pires craintes. Monstre protéïforme se réveillant tous les 27 ans, Ça va jouer avec leurs angoisses intimes, des angoisses qui resurgiront bien plus tard à l’âge adulte…

Bien que le long-métrage ne soit pas assez long pour restituer certaines scènes marquantes du livre (je pense notamment à l’oiseau gigantesque, ainsi qu’à la séquence du cinéma avec Bowers qui a son importance), ce premier film n’en demeure pas moins une réussite totale qui laisse présager du meilleur pour le prochain chapitre, il est en effet question de scènes coupées qui seront recyclées en flashbacks. Cette adaptation extrêmement complexe est un véritable tour de force qui n’est pas sans rappeler un autre exploit, l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux, longtemps réputée impossible à cause de la taille de la trilogie écrite par Tolkien.

Cerise sur le gâteau, Stephen King lui-même a vu deux fois Ça et l’a adoré… La boucle est bouclée.

Published in: on septembre 16, 2017 at 5:03  Comments (27)  

Pourquoi il faut lire le Septième Guerrier Mage

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Il est toujours un peu casse-gueule de chroniquer le livre d’un auteur qu’on connait, mais que faire quand on a un pris un plaisir énorme à la lecture d’un roman ? C’est ce qui s’est passé avec le Septième Guerrier Mage de Paul Béorn. Si ça peut vous rassurer, il faut savoir que je suis plutôt difficile quand je lis les livres d’écrivains que je fréquente dans la vraie vie (parce que j’ai l’habitude de les bêta-lire et de me concentrer sur les défauts), mais devant une telle pluie de bonnes critiques (et un prix aux Imaginales !), je n’ai pas eu d’autre choix que de donner une chance à ce bouquin au quatrième de couverture accrocheur :

J’ai pillé, brûlé, tué. Puis j’ai déserté l’armée la plus puissante du monde. Je voulais être libre, vivre la belle vie loin de cette foutue guerre… Mais voilà que je dois défendre un village de paysans contre cette même armée dont je portais les couleurs. Des milliers de soldats sont en marche.
Former des combattants, monter des fortifications, trouver des armes… Ces culs-terreux croient dur comme fer que je porte le pouvoir d’un Guerrier-Mage. Moi, je ne donne pas cher de nos peaux. Mais il y a au moins une personne dans cette vallée que je ne pourrai jamais abandonner, alors j’irai jusqu’au bout.
Mon nom, c’est moi qui l’ai choisi : je suis Jal, celui-qui-ose.

Le Septième Guerrier Mage est ce que j’appellerais du « siège fantasy » : un héros doit défendre une place forte contre une armée innombrable façon Druss dans Légende. Mais comparer le roman de Paul Beorn au classique de David Gemmell est réducteur tant l’ambiance du Septième Guerrier Mage est originale : imaginez les Sept Samouraïs de Kurosawa, le tout revisité à la sauce western avec un déserteur bad ass qui n’a rien d’un enfant de chœur. On s’attache immédiatement à cette galerie de personnages improbables (mention spéciale à Gloutonne et Odomar) contraints de s’unir pour affronter une armée terrifiante. Les combats sont à la fois épiques et très réalistes.

Là où j’ai pris un pied énorme, c’est que l’auteur donne dans ce roman une leçon d’écriture en ce qui concerne la tension dramatique, omniprésente. Même lorsqu’il n’y a pas d’action, on ne peut s’empêcher de penser à cette sinistre armée qui menace ce village idyllique. L’univers n’est pas en reste : je pensais découvrir un univers d’heroic-fantasy classique, et j’avoue avoir été surpris. Cerise sur la gâteau, le personnage principal a une histoire complexe qu’on découvre via des flashbacks traumatisants. J’ai adoré cette intrigue dans l’intrigue, le principe m’a un peu rappelé un autre magnifique roman, la Voie de la Colère. Si je dois vraiment trouver un défaut au Septième Guerrier Mage, c’est peut-être cette fin un peu rapide, j’aurais aimé passer un peu plus de temps avec les personnages façon Seigneur des Anneaux. Je crois que c’est anecdotique tant j’ai dévoré ce page turner en quelques jours…

Je m’arrête là car je ne vais pas vous gâcher le plaisir de découvrir ce livre appelé à devenir un classique de la Fantasy francophone. Si vous souhaitez le découvrir, il est aujourd’hui en promotion à 99 centimes sur toutes les plate-formes de téléchargement numérique (et il est, bien sûr, disponible en papier).

Published in: on juin 30, 2016 at 9:08  Comments (4)  
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Seul sur Mars – le roman

Cette semaine, je chronique un roman Bragelonne. Bon, je vous voir venir, vous êtes en train de vous dire qu’il est publié chez mon éditeur et que du coup je ne peux pas être objectif, mais là il s’agit du fameux Seul sur Mars dont tout le monde parle, bientôt adapté au cinéma par Ridley Scott en personne !

Le pitch, entièrement résumé dans le titre, est tout bonnement génial : au cours d’une mission sur Mars, l’astronaute Mark Watney est laissé pour mort par son équipage qui retourne sur Terre. Privé de moyens de communication, ce Robinson Crusoé des temps modernes ne peut désormais compter que sur lui-même.

Mark Watney (interprété par Mat Damon), en très mauvaise posture

J’ai dévoré ce bouquin en un week-end, captivé par ce récit de survie réaliste. Bien que Andy Weir soit un écrivain de hard SF rigoureux, jamais il n’abuse des détails scientifiques. C’est la grande force du livre : susciter l’empathie du lecteur avec un personnage accessible, Mark Watney, un astronaute plein d’humour qui écrit un journal de bord pour ne pas devenir fou. Watney lutte quotidiennement dans un environnement plus qu’hostile : son seul refuge est un module doté de 31 jours d’autonomie. Sa vie ne tient qu’à un oxygénateur et un recycleur d’eau, sachant que la prochaine mission arrivera sur Mars dans… quatre ans.

La tension est telle qu’on ne s’ennuie jamais. À un moment donné, l’auteur a l’intelligence de changer de point de vue pour nous donner celui des scientifiques de la NASA, insufflant au récit une sacrée dose d’ironie dramatique, puisqu’on connait alors tous les enjeux. Le fait d’avoir une longueur d’avance sur Witney est d’autant plus stressant. Andy Weir aurait pu céder à la facilité en inventant des « méchants » au sein de la NASA ou de l’équipage qui a laissé Watney, mais le seul antagoniste, c’est la planète rouge et son climat extrême.

Jusqu’à la fin de l’intrigue, l’auteur ne cesse de surprendre son lectorat avec des péripéties angoissantes. Seul bémol, j’ai regretté que le protagoniste principal ne confie pas plus ses sentiments dans son journal de bord, notamment dans les moments de découragement. À mon sens, un peu de mélo n’aurait pas fait de mal, même si un astronaute est par définition un surhomme peu enclin à se plaindre. Dans le même ordre d’idée, je trouve le dénouement un peu rapide, un épilogue n’aurait pas été de trop. C’est à peu près tout ce que je peux reprocher à ce récit qui prend aux tripes. Pour tout vous dire, j’admire Andy Weir, surtout quand on sait comment il a été publié : à la base, Seul sur Mars était disponible gratuitement sur son site Web (!), jusqu’au jour où les lecteurs ont réclamé une version Kindle à 99 centimes (!!). Le roman a ensuite trouvé un éditeur, et le voilà maintenant adapté au cinéma par Ridley Scott (!!!). Au-delà de ce beau conte de fée, je retrouve dans Seul sur Mars ce qui m’avait plus dans Silo : l’envie irrépressible de poursuivre ma lecture dès les premières pages. Est-ce un hasard si Andy Weir et Hugh Howey sont passés par la case Amazon avant de connaitre l’édition traditionnelle ? Je ne sais pas si la concurrence féroce qui règne sur cette plateforme numérique favorise l’émergence de véritables page turners, mais je suis sûr d’une chose : pour moi, Seul sur Mars est désormais la référence des années 2010 en matière de hard SF.

PS : ne regardez surtout pas la bande-annonce du film, comme d’habitude le trailer révèle tout…

D’autres avis : Lorhkan, GromovarA.C. de Haenne,

Published in: on juillet 2, 2015 at 11:12  Comments (13)  
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Lettres de 1929, Juillet à Décembre, Howard Phillips Lovecraft

Je suis de retour ! Je n’étais pas en vacances, mais occupé à retravailler les deux premiers tomes des pirates de l’Escroc-Griffe.

Je profite de cette rentrée des blogs pour vous faire part d’un coup de cœur : après avoir entendu de nombreux retours positifs sur les audiobooks, j’ai décidé de sauter le pas en écoutant les Lettres de 1929, Juillet à Décembre, de Howard Philipps Lovecraft. Première bonne surprise : l’acteur a une voix qui colle bien à la personnalité du maître de Providence.

Dès les premières minutes, j’ai été frappé par le ton soutenu de ces lettres, pour ne pas dire ampoulé. HPL est un gentleman américain du XVIIIe siècle, perdu en plein XXe siècle, capable d’envoyer à son correspondant une lettre de 70 pages. D’une grande érudition, il s’intéresse à l’Histoire, la littérature, l’astronomie et… le mariage ! « C’est totalement une affaire de chance », écrit-il. « Institution moribonde », « traquenard », pour Lovecraft le mariage doit « se purger des superstitions primitives et de l’institution victorienne ». Une vision très critique, étonnement moderne, qui contraste avec l’image traditionnelle d’un HPL misanthrope. Il suppose que le futur sera « une combinaison de promiscuité sexuelle et de mariage », avec une faible natalité. Pour l’auteur, il y aura nécessairement dans le futur un déclin de la religion, une contraception efficace, des femmes indépendantes économiquement, ainsi que des rapports sexuels furtifs dans les voitures ! L’écrivain redoute qu’en Occident, la vie solitaire en appartement ne devienne la norme, avec une famille de moins en moins présente…

Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’auteur a ce futur en horreur. En bon gentleman, il refuse le progrès technique. Passionné de poésie, il adule un monde sur le point de disparaître : pour apprécier la bonne littérature, « il faut promettre de renoncer au cinéma et aux magazines de second ordre ». Dans une lettre aussi touchante que nostalgique, on devine l’amour d’HPL pour les  jardins, collines et prairies d’une Nouvelle Angleterre rurale déjà menacée par la modernité. « Je ne connais aucun paysage sur Terre qui me plaise autant que celui-ci ». Le poète hante les cimetières, à la recherche des tombes de ses ancêtres, « loin du mécanisme et de la modernisation », écrit-il à son ami August Derleth. Il fuit New-York, une ville dépourvue de racines et de traditions, « qui n’est pas un lieu où peut vivre un homme blanc », mais il faut aller au-delà du racisme maladif de l’écrivain tant ce Lovecraft conservateur est également un génie visionnaire qui préfère la Nouvelle Angleterre « aux barbaries mécaniques inconnues qui nous attendent dans le futur ». HPL veut « combattre le futur », sa vacuité, car « les machines utiliseront les hommes ». Avec un talent prophétique, il imagine une société obsédée par l’efficacité. Il est persuadé que l’Amérique se dirige vers une dystopie : des dirigeants intelligents gouverneront une population préoccupée uniquement par les loisirs, contrainte de partager le travail avec les machines… Détail troublant, il redoute même l’effet de la standardisation sur la littérature. « L’uniformité et la quantité éclipsent tout le reste ».

Comment ne pas penser aux ravages de la mondialisation ? « Le mal est très précisément basé sur la croissance et il s’étendra probablement jusqu’à ce qu’il ait rabaissé notre culture à un niveau difficilement supportable pour un être civilisé (…) Le futur socio-politique des Etats-Unis est celui de la domination par des vastes intérêts économiques, dévoués à des idéaux de profits matériels, d’activités sans buts et de confort matériel ; les intérêts contrôlés par des leaders habiles, insensés et rarement bien élevés, recrutés dans le troupeau normalisé au moyen d’une compétition reposant sur l’intelligence brute et le savoir faire pratique. Une lutte pour la position et le pouvoir qui écarte la vérité et la beauté en tant qu’objectifs et leur substitue la force, l’immensité et l’efficacité mécanique. J’aurais horreur d’avoir des descendants qui vivent dans une telle barbarie, une barbarie si tragiquement différente de l’ancienne civilisation de la Nouvelle Angleterre et de la Virginie, à laquelle appartient de plein droit cette terre. Grâce à Dieu, je suis le dernier de ma famille ».

HPL est conscient que les valeurs de son époque ne sont pas « humanistes ». C’est ce Lovecraft qui me touche, l’auteur chaleureux qui félicite avec enthousiasme ses amis Clark Ashton Smith et August Derleth lorsqu’ils sont publiés. Un Lovecraft complexe, qui oppose démocratie et humanisme, un homme riche en contradictions…

Voici un extrait de la fameuse lettre visionnaire qui m’a donné froid dans le dos (la qualité n’est pas très bonne, désolé, c’est ma faute).

Published in: on septembre 12, 2014 at 1:10  Comments (37)  

La nuit des Cœurs froids

Harald était un vampire psychique heureux jusqu’à ce qu’une pénurie énergétique frappe les cadavres dont il se nourrit, mettant sa santé en péril. Très vite, il constate que ces dépouilles ont des organes aberrants et le mystère s’épaissit encore lorsque ses homologues buveurs de sang tentent, sans raison apparente, de stopper ses recherches. Avec l’aide d’amis, Harald découvre qu’il n’est pas seul victime de phénomènes pour le moins étranges : au même moment, Glasgow subit une vague affolante de suicides et voit l’apparition d’humains mutants. Tous ces événements ont-ils seulement un lien entre eux ? Nicolas Flamel, devenu immortel grâce à la pierre philosophale, observe, conscient de leur gravité. Il décide alors de réunir une équipe pour enrayer cette menace qui se profile à l’horizon.
Mais les enjeux sont-ils aussi évidents qu’ils le croient ? Bien des surprises les attendent…

En matière d’imaginaire, il n’est pas si courant de découvrir un livre-univers : pour un Dune ou un Seigneurs des Anneaux, combien il y a-t-il d’œuvres stéréotypées ? C’est à la lumière de ce constat que je me suis plongé dans le premier roman d’Esther Brassac, la Nuit des Cœurs froids, lu en avant-première avant sa sortie en librairie et chroniqué avec plusieurs mois de retard, la honte. L’auteure a placé la barre très haut en livrant une œuvre extrêmement ambitieuse, un univers profondément baroque grâce à mélange de magie et de technologie servi dans un écrin steampunk. L’action se déroule dans un Glasgow exubérant envahi par la forêt, les elfes, et les loups-garous. Bref, un multivers bien barré que n’aurait pas renié Michael Moorcock ou un scénariste de Doctor Who ! Même si ces références britanniques sont un peu réductrices.

Esther Brassac ne cesse d’inventer des engins aussi improbables que les taxiflores ou les aérobulles, des véhicules qui font rêver. Vous l’avez deviné, j’ai été impressionné par la profondeur de l’univers. Le monde est développé jusque dans les dernières lignes, avec notamment des révélations sur les Karmonstraques, au point où le background du roman pourrait largement inspirer un jeu de rôle. La Nuit est typiquement l’histoire que l’on relit plusieurs fois pour comprendre les multiples intrigues, un livre-univers qui m’a mis, je dois l’avouer, le cerveau en ébullition tant les réflexions ésotériques et cosmologiques se multiplient au milieu du roman. Mais que les amateurs d’action se rassurent, le rythme s’accélère avec une dernière partie riche en suspens. On dit qu’il n’y a pas de bonne histoire sans méchants réussis, et je dois reconnaître que les Coeurs froids sont aussi effrayants que puissants, mention spéciale à la monstruosité hybride qui m’a vraiment mis mal à l’aise.

J’ai apprécié cette galerie de personnages uniques : Harald, un vampire atypique, accompagné de son inséparable Mouscarpion. Sans parler de la géniale Pétunia, une goule (!) journaliste (!!) qui parle un argot désopilant. Chacune de ses répliques fait mouche, je n’ose imaginer la somme de travail réalisé par l’auteure. « Travail » est décidément le maître-mot…

Au final, Esther Brassac nous livre un premier roman débordant d’énergie comme je les aime. Bien que l’auteure aille très loin dans les extrapolations métaphysiques, au point où j’ai parfois eu du mal à suivre, son univers farfelu (dans ma bouche c’est un compliment) vaut le détour, sans parler de cette plume qui force le respect. J’ai hâte de découvrir son prochain livre.

PS : à signaler, une excellente nouvelle d’Esther Brassac qui se déroule dans le même univers que la Nuit des Cœurs froids. Elle est disponible dans l’anthologie des Éditions du Chat Noir intitulée Montres enchantées. Elle est belle, triste et poignante, je l’ai également beaucoup aimée.

Article réalisé dans le cadre du challenge SFFF au féminin.

Published in: on août 1, 2014 at 9:43  Comments (13)  
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