Le mythe, cette sagesse ancestrale

Hier, il s’est passé quelque chose d’incroyable. Le Te Awa Tyoua, le fleuve sacré des Maoris, a été reconnu comme entité vivante par le Parlement néo-zélandais ! Non seulement ce cours d’eau a désormais une personnalité juridique, mais en plus la loi établit que la tribu locale et son fleuve possèdent un lien spirituel étroit, ce qui permettra de les protéger de la pollution. Un mythe reconnu d’utilité publique, cela semble difficilement concevable en France. Je me suis imaginé les Parisiens en train de vénérer la Seine… jusqu’au moment où j’ai réalisé que la déesse Sequana était effectivement adorée par le peuple des Parisii durant l’Antiquité*. À cette époque, les mythes et la nature ne faisaient qu’un.

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Comment avons-nous pu autant changer ? Aujourd’hui, en Occident, le mot « mythe » n’est plus synonyme que de construction imaginaire, au mieux il désigne une allégorie, un conte ne possédant qu’une dimension morale. Grâce à la physique, nous disposons d’un regard rationnel sur l’univers, dès l’enfance nous apprenons à quantifier notre environnement, et à prendre des décisions en fonction de paramètres logiques… mais il semble que notre cerveau n’ait pas toujours fonctionné ainsi. Et si au fil des siècles nous avions brimé les mythes qui sommeillent en chacun de nous ? C’est ce que laisse entendre Alan Moore dans son chef d’œuvre, From Hell. À un moment donné le personnage de Sir William et son cocher illettré, Netley, entretiennent une discussion passionnante à propos des visions mystiques du poète William Blake (n’hésitez pas à zoomer avec votre navigateur si besoin).

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Dans les appendices de From Hell, Alan Moore développe le fond de sa pensée en racontant l’histoire vraie de légionnaires romains qui n’osent franchir une rivière, jusqu’au moment où la chronique militaire, officielle, relate le plus sérieusement du monde que « le Grand Dieu Pan apparut, ramassa la trompette de l’un des hérauts, traversa facilement la rivière à gué et joua une sonnerie en atteignant la rive opposée ». (From Hell, page 521). Rassurés par la bonne augure, les soldats traversent le cours d’eau.

Pourquoi ces visions mystiques étaient-elles monnaie courant chez nos ancêtres ? En se basant sur des recherches scientifiques, Moore souligne qu’au cours des siècles, le corpus callosum, la partie qui relie les deux lobes de notre cerveau, s’est épaissie pour devenir de plus en plus efficace. Aujourd’hui, pour traverser une rue nous ne nous rendons même pas compte que nous effectuons à la vitesse de la lumière des calculs extrêmement complexes, qui sont envoyés de l’hémisphère droit inconscient vers l’hémisphère gauche conscient via ce fameux corpus callosum. Si par le passé, celui-ci était moins développé, peut-être que sous l’Antiquité les visions surnaturelles n’étaient que des messages d’un inconscient qui ne pouvait communiquer autrement ? Peut-être que l’intuition primait sur la raison ?

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Durant cette période, les mythes constituaient une explication valable de phénomènes naturels, comme le montre le célèbre Pythagore, dont le théorème est encore enseigné au collège. Figure respectée de la philosophie occidentale, il était également un mystique. Dans sa jeunesse, il fut le disciple d’Épiménide, un chaman hyperboréen couvert de tatouages. À cette époque on trouvait encore en Europe des kapnobatai, « ceux qui avalent des nuages » (de cannabis). Célèbres pour leurs visions, ces sages eurent une grande influence sur les premiers philosophes de la Grèce antique, dont Pythagore. Ce dernier croyait si fort en la réincarnation qu’il était végétarien, et transmettait au sein de sa société secrète, véritable franc-maçonnerie avant l’heure, un savoir ésotérique digne d’un gourou. Ses visions étaient liées à des mythes, au point où il prétendait être la réincarnation d’Éthalidès, l’un des membres de l’expédition des Argonautes, les héros de la Toison d’or. Ce mélange des genres entre philosophie et mysticisme n’est guère surprenant chez les Grecs quand on sait que les civilisations anciennes confondaient mythe et Histoire. En Gaule, les bardes diffusaient un savoir sacré emprunt de poésie : plus qu’un art, raconter des légendes et les partager relevait d’une spiritualité « primordiale ». Les mythes permettaient à nos ancêtres de vivre en harmonie avec la nature. Ils ne formaient pas seulement une croyance, mais aussi une sagesse qui servait à appréhender le monde au même titre que les mathématiques ou l’astronomie. On le constate encore aujourd’hui avec Stonehenge durant le solstice d’été.

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En Gaule, après la victoire des légions romaines de César, les druides furent éradiqués pour des raisons politiques, car ces intermédiaires entre les hommes et la nature possédaient trop d’influence. Quelques siècles plus tard, ce qui restait de « paganisme » fut balayé par les missionnaires chrétiens. C’est entre le IVe et Ve siècle après J.-C. que l’Europe a perdu la majeure partie de ses racines. Saint Martin de Tours se vantait de détruire tous les temples gallo-romains qui avaient le malheur de croiser sa route. Il souhaitait anéantir cette spiritualité « de proximité », étroitement liée à la nature. Non loin de chez moi, il existe à Koeningsmaker une église bâtie sur un temple païen dédié à Mithra… mais comme vous pouvez le constater sur ma photo, la figure du dieu oriental a été recyclée !

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C’était le cas de nombreuses églises du nord-est de la France et de la Belgique. Avec l’arrivée des missionnaires, la parole universelle du Christ devint la mesure de toute chose, du moins pour les masses peu éduquées. « Croissez et multipliez » : la nature était destinée à être maitrisée par l’Homme pour la plus grande gloire de Dieu, tandis que les animaux, des créatures sans âme, se voyaient privés de Salut Éternel. Au Moyen-Âge, les bardes tentèrent de maintenir oralement une tradition celte qui se délitait, mais il n’était plus question de chanter ouvertement des mythes païens. Ainsi le Graal, le chaudron d’abondance symbolisant l’immortalité, capable de donner la connaissance et de ressusciter les morts, devint le Saint Graal, la coupe qui recueillit le sang du Christ.

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La spiritualité était de plus en plus réservée aux  mystiques, aux ermites et aux moines qui s’isolaient de la société. Elle devint élitiste, monothéiste, et perdit de son caractère populaire, panthéiste et profondément « écologique ».

En Corse on retrouve encore un peu de cette culture ancestrale avec le mazzeru, lointain héritier du chaman hyperboréen. Le mazzeru est une personne possédant un don particulier qui se transmet de génération en génération, telle la lycanthropie. Lors de rêves échappant à sa volonté, le mazzeru chasse et « tue » le premier animal qu’il rencontre. Lorsqu’il retourne la bête sur le dos, la tête de l’animal se transforme en un visage humain connu du mazzeru. Cela signifie que cette personne va mourir prochainement. Si le mazzeru reconnait à temps sa victime, il peut agir de manière bénéfique en se contentant de blesser l’animal au lieu de l’achever. L’individu tombera alors malade ou subira un accident, mais il aura la vie sauve. Les visions du mazzeru sont d’ordre onirique, mais elles donnent un sens au monde, à l’image des Bochimans d’Afrique subsaharienne : lorsqu’un enfant fait un rêve récurrent dans lequel il est dévoré par une bête sauvage, durant la journée sa tribu va l’encourager à affronter son cauchemar, comme s’il s’agissait d’une véritable épreuve, jusqu’à ce que l’enfant « tue » l’animal et retrouve un sommeil paisible. Plusieurs millénaires avant Freud, les Bochimans ont inventé une thérapie collective. Chez les Aborigènes le rêve, bien plus qu’une vision mystique, constitue le coeur de leur mythologie. Ils considèrent que bien avant la création de la Terre existait « le Temps du rêve », un monde d’esprits qu’on peut encore rejoindre aujourd’hui, et qui permet de déchiffrer des présages ou de soigner. Certains Aborigènes pensent que des esprits-serpents ont façonné des montagnes telles qu’Uluru… quand ces montagnes ne sont pas elles-mêmes les restes de créatures géantes.

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Un jour, des anthropologues australiens étudièrent avec scepticisme les légendes d’une tribu. Ces Aborigènes affirmaient que dans un lointain passé, leur région présentait une végétation radicalement différente de celle d’aujourd’hui. Les scientifiques analysèrent des pollens fossilisés… et constatèrent que le mythe disait vrai, d’autres légendes furent même confirmées. Ces pollens étaient vieux de 10.000 ans, ce qui signifiait que les Aborigènes s’étaient transmis depuis la préhistoire une culture symbolique riche de sens, une tradition bien plus anciennes que les pyramides : le mythique bunyip aurait été inspiré par le diprotodon, disparu il y a… 50.000 ans.

Bunyip

Cette spiritualité indissociable de la nature a été, elle aussi, durement affectée par les missionnaires chrétiens.

Ironie du sort, si l’Église a coupé l’Occident de ses racines, elle a été à son tour victime d’une autre religion, celle du matérialisme inhérent au XIXe siècle. Plus tard, les années 60 ont sonné le glas de la domination du christianisme sur nos moeurs, laissant un désarroi spirituel plus terrible que jamais. Comment trouver sa place dans l’univers quand on a grandi dans une ville polluée, loin de la campagne ? Comment peut-on se respecter et respecter les autres quand on ne sent aucun lien avec ce qui nous entoure, sans parler de sa culture et de son passé ? Nous ne sommes pas faits pour vivre dans des cités tentaculaires, privés de nos racines et de nos mythes. Beaucoup de gens manquent de spiritualité, et pas seulement les jeunes des quartiers difficiles, loin s’en faut, il n’y a qu’à voir la tristesse qui règne dans certaines maisons de retraite. Pourtant, une civilisation industrialisée est capable de conserver son folklore ancestral. L’année dernière, je suis tombé sur un magnifique article de Neil Jomunsi qui évoquait le shintoïsme, popularisé en Occident grâce aux oeuvres de Miyazaki, notamment Princesse Mononoke, dont la musique m’a toujours envouté.

Le shintoïsme est la plus ancienne spiritualité du Japon, un animisme peuplé de dieux qui sont autant de représentations mythiques de la nature. Ainsi au pays du Soleil Levant il n’y a rien de choquant à honorer l’esprit d’une rivière ou d’une montagne, d’éprouver une intimité avec ce qui nous entoure, une certaine harmonie, y compris dans les villes, je l’ai moi-même constaté lors de mes voyages. Sur mes photos, on observe des statues de kami, vénérées par les moines shintoïstes.

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Alors qu’en Occident, les missionnaires chrétiens du IXe siècle luttaient sans relâche contre le paganisme et instituaient la fête de la Toussaint, au même moment au Japon s’opérait un syncrétisme entre le shintoïsme local et une nouvelle tradition importée de Chine : le bouddhisme. À cette époque, le moine Kukai expliquait qu’il n’y avait aucune différence entre ces sagesses, Bouddha étant associé à la déesse du Soleil Amaterasu, tandis que les esprits kami shintoïstes étaient apparentés aux bodhisattvas. Cette tolérance s’est maintenue au fil des siècles : lorsqu’on franchit le tori-i d’un sanctuaire, on est frappé de constater combien les moines de cet espace sacré sont accueillants, y compris avec des occidentaux. On peut se laver les mains à l’aide d’une louche pour se présenter devant les kami  exempt de toute souillure, mais ce n’est pas une obligation.

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Bien sûr, le Japon d’aujourd’hui n’est pas épargné par la pollution ou le matérialisme, mais dans les campagnes existe encore une atmosphère particulière, lorsqu’on visite des temples perdus dans les collines japonaises. Même au cœur de Tokyo, il n’est pas rare de découvrir des petits parcs un rien mélancolique dans lesquels on peut se ressourcer. J’aime l’idée qu’un peuple, malgré son développement technologique, ait conservé un lien profond avec la nature et ses mythes. Pour ma part, cela fait dix ans que je ne suis plus allé au Japon, mais cela ne m’empêche pas de me promener régulièrement dans ma forêt, à quelques minutes à peine de la maison. On raconte qu’autrefois Charlemagne y chassait. Je ne sais pas si la légende est vraie, mais pour celui qui sait écouter son coeur, les esprits des rivières ne sont jamais très loin.

* L’empereur Julien parlait même d’une eau « très agréable et très limpide à voir et à qui veut boire »…

EDIT : suite à la discussion qui s’en est suivie sur Facebook, des amis m’ont signalé ces liens passionnants :

La vie secrète des arbres

Une construction suspendue en Islande « pour laisser aux elfes le temps de déménager »

Le mythique « chat-renard » des légendes corses existe bel et bien

Published in: on mars 17, 2017 at 12:35  Comments (17)  
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17 commentairesLaisser un commentaire

  1. J’ai trouvé l’article vraiment très intéressant. Merci pour celui-ci !

    • Merci pour ce retour ! L’article est un peu long, mais c’est un sujet qui me tenait à cœur.

      • Je ne l’ai pas trouvé si long que ça à lire, puisque le sujet est passionnant !

        • Merci ! Oui, et encore, je me suis fait violence pour ne pas déborder 😀 Il y a tellement de choses à dire sur le mythe…

          • J’imagine bien, c’est un vaste sujet 😉

  2. Et bien quel article passionnant!

    • Merci ! Quand j’ai eu l’idée d’écrire cet article, j’avais peur de passer pour un cinglé, mais maintenant je relativise en me disant que j’ai simplement dans le cerveau un corpus callosum moins épais que celui de l’Homme moderne 😀

  3. Un article super documenté, bravo!

    Juste une chose: le corpus callosum n’est pas du tout un cartilage, les cartilages ne « pensent » pas. Il est fait de glie et de fibres nerveuses.

    Même si je suis d’accord avec le fait qu’on manque de spiritualité en ce moment et que je pense que les Maoris devaient récupérer leurs terres ancestrâles d’une façon ou d’une autre (ils se sont beaucoup mieux débrouillés dans leurs relations avec les occidentaux que nombre de colonisés dès le 18ème siècle!), cette décision me laisse perplexe: Maintenant que ce fleuve est une entité juridique, que se passe-t-il si quelqu’un s’y noie? Sa famille peut-elle porter plainte contre le fleuve et sa tribu? Même question en cas d’inondation ou de sècheresse.
    Je ne connais pas la religion maorie, mais les abords de ce fleuve peuvent-ils maintenant être interdit aux « minorités habituelles » (femmes, homosexuels, étrangers..). pour des raisons religieuses?

    A titre d’exemple, l’Afrique du Sud a reconnu il y a une quinzaine d’année les sorciers/guérisseurs traditionnels, les sangomas. Cependant, ils ont aussi encadré leur activité pour qu’elle puisse rentrer dans un monde moderne: diplôme officiel, associations professionnelles, accès de la profession aux femmes et aux non-noirs. Bref, je serais curieuse de voir comment les néo-zélandais voient la situation.

  4. Merci pour ta remarque Alex, c’est corrigé. Je suis ravi que tu viennes commenter car comme tu t’en doutes, j’ai pensé à toi suite à mon commentaire sur ton Facebook 🙂 Tu poses d’excellentes questions en ce qui concerne les minorités, effectivement tout n’est pas toujours tout rose dans les anciennes traditions, je pense notamment aux nonnes bouddhistes qui sont parfois victimes de discriminations (plus de règles à suivre que les hommes….). On ne peut pas non plus se passer de la raison, il faut aussi faire preuve de bon sens, c’est certain 🙂

  5. Un bien bel article qui rend un bel hommage aux mythes ! Mythes toujours vivaces (heureusement) même si, en Occident, ils sont souvent (hélas) relégués au statut de contes pour enfants (comme les contes, d’ailleurs, alors que ces derniers, au départ, n’avaient pas du tout cette optique de distraire les enfants !)

    • Merci ! Oui c’est vrai, ces contes étaient d’ailleurs horribles, bien pires que nos films d’horreur 😀 Je pense aussi que beaucoup de symboles nous échappent désormais, c’est d’ailleurs très frustrant quand on étudie l’Antiquité…

  6. Franchement, c’était super intéressant !

    • Merci, ça fait plaisir 😀

  7. Suite à la discussion qui s’en est suivie sur Facebook, des amis m’ont signalé ces liens passionnants :

    Une construction suspendue « pour laisser aux elfes le temps de déménager »
    https://www.rtbf.be/info/insolites/detail_video-bienvenue-en-islande-pays-des-farfadets-et-des-elfes?id=8935627

    La vie secrète des arbres
    http://next.liberation.fr/livres/2017/03/15/peter-wohlleben-les-arbres-ne-voteraient-pas-a-droite_1555933

  8. […] définitive, nous n’avons pas seulement perdu nos racines, nous nous sommes également déconnectés de nos propres corps. À nous de nous les réapproprier, […]

  9. […] à l’écart de la tribu, mais dont la fonction sociale était de conter des histoires, leurs mythes et légendes servaient d’initiation à la communauté. Les contes destinés aux plus jeunes les aidaient à grandir sans avoir à se confronter trop tôt […]


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