Mon cygne noir

Ironie du sort, une semaine avant le début du confinement j’ai lu un livre qui ne pouvait pas être plus d’actualité, un essai de Nassim Nicholas Taleb, ancien trader devenu… professeur de philosophie. Taleb est l’inventeur de la théorie du cygne noir, inspirée de l’expression latine rara avis in terris nigroque simillima cygno signifiant « aussi rare qu’un cygne noir ». Durant l’Antiquité, nos ancêtres estimaient en effet qu’il était impossible que cet oiseau puisse exister, jusqu’au jour où les Européens l’ont découvert en Australie. Le cygne noir est l’illustration qu’une seule observation est capable d’invalider un savoir fragile et limité. Un cygne noir est un événement improbable, brutal, qui parait après coup prévisible, que ce soit le 11 septembre 2001, un krach boursier… ou cette pandémie mondiale qui nous frappe si brutalement. Nous vivons dans l’illusion du contrôle, des statistiques et autres courbes de croissance, comme une dinde avant Thanksgiving. Pendant ses mille jours de vie, cette dinde est très satisfaite de la nourriture qu’on lui donne, elle a l’impression d’être de mieux en mieux traitée au fil des mois et n’imagine pas un seul instant que son destin puisse être funeste…

« Les mille jours de vie d’une dinde », le Cygne Noir

Contrairement à ce que nous pensons avec naïveté, il est impossible de prévoir avec des calculs savants l’avenir ou le cours de la bourse. Comme l’affirmait avec finesse Umberto Eco, même avec la plus grande des bibliothèques, « les livres que l’on a lus comptent beaucoup moins que ceux que l’on n’a pas lus ». Nous pensons savoir... mais il n’en est rien.

Le Cygne noir m’a d’autant plus marqué que pendant ce confinement, le bouddhiste que je suis a traversé une tempête spirituelle : comment ne pas sombrer dans la colère quand des gens meurent parce qu’on leur a demandé d’aller voter, qu’on a doctement assené que porter un masque était « inutile » ? Comment peut-on mentir et se contredire plusieurs fois à la télévision, devant des millions de personnes ?

De nombreuses vies ont été sacrifiées sur l’autel de la politique et de l’économie, en contradiction avec les discours pleins de bons sentiments prônant l’union nationale, alors qu’il y a encore quelques mois, le président lui-même répondait avec condescendance aux « bêtises » du personnel soignant. J’éprouve de la culpabilité à l’idée qu’une amie infirmière continue de travailler malgré le danger…. Et que dire de l’appel à l’aide des hôpitaux du Grand Est, contraints d’envoyer des malades en Allemagne, au Luxembourg, en Suisse et… en Autriche, faute de lits ?

Mon confinement de privilégié est un cygne noir qui m’a profondément changé. En temps normal, je suis quelqu’un de plutôt réservé qui n’aime pas les controverses et qui a tendance, par politesse, à garder ses opinions pour lui, mais du jour au lendemain j’ai eu cette impression que tout devenait politique, avec les conséquences que cela implique sur nos vies : si un proche meurt parce qu’un hôpital manque cruellement de moyens, cela relève du politique. Le premier mois de confinement, ce sentiment de découvrir tous les jours sur Facebook de nouvelles injustices m’a enragé, au point de ne plus me reconnaître… alors que j’avais annoncé ici même que je serai moins présent sur les réseaux sociaux (quel lamentable échec !). Lorsqu’on ne peut vaincre un ennemi, y compris soi-même, il faut fuir, alors j’ai (de nouveau) pris mes distances avec lesdits réseaux, non pas par snobisme ou indifférence, mais parce que je ne peux pas faire autrement.

Il est à la fois douloureux et libérateur d’accepter ses limites, de « trancher » l’objet de sa colère. Mon cygne noir m’a enseigné que je ne contrôle rien, et que la connaissance n’est pas forcément synonyme de sagesse. Être aveugle, métaphoriquement parlant, est parfois souhaitable.

La goze du Japon d’antan était, pour le coup, une musicienne réellement aveugle. Elle voyageait et chantait en jouant au shamisen des mélodies aussi tristes que Kuzunoha no Kowakare, l’histoire d’une mère privée de son enfant, une ballade qu’on retrouve dans Samourai Champloo.

La cécité de la goze lui donnait une légitimité dans son interprétation, qui bouleversait le public, la goze étant source de sagesse. J’ai eu un grand-père non-voyant très pieux et, au risque de tomber dans les clichés sur les personnes privées de la vue, il possédait un recul sur le monde qui l’empêchait de nourrir toute forme de vanité. Comme mon grand-père, la goze était une leçon de vie à elle toute seule, le fait de sublimer son handicap lui permettait d’atteindre une authentique spiritualité, d’ailleurs autrefois les fillettes aveugles du nord du Japon échappaient aux infanticides en devenant également itako, « shamans ».

Celui qui s’évade de ce monde plein de bruit et de fureur accède à une première vérité, celle de sa propre insignifiance.

Dans le taoïsme, qui a influencé le zen, il est question de wuwei, de « non-agir ». Pour être véritablement heureux, il faut céder à une forme de renoncement, ne pas réagir. Au fond, n’est-ce pas illusoire de croire que la politique peut améliorer notre société ? Coluche disait que « si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit ». Platon lui-même affirmait, non sans subversion, que le pouvoir corrompt.

Quand j’ai étudié l’histoire de Rome à l’Université, j’ai été frappé de constater combien nombre de citoyens de cette période n’avaient pas pris la mesure du changement qu’opérait leur république lorsque celle-ci se transforma en empire. Quand Auguste s’empara du pouvoir son but officiel était, ironie du sort, de rétablir les institutions républicaines après des années de guerre civile. Dans son nouveau régime, il avait donc conservé le traditionnel (et rassurant) sénat, la fameuse devise républicaine SPQR, choyé des élites provinciales qui avaient de plus en plus accès à la citoyenneté, « réformé » la justice (déjà à cette époque il fallait réformer...). Pour les citoyens, tout avait l’air d’aller enfin dans le bon sens ! En réalité, une intense propagande était menée pour que le premier empereur soit présenté comme le sauveur de la république.

Aujourd’hui, notre propre république est qualifiée de « démocratique »… a-t-elle seulement existé ? Ne sommes-nous pas semblables aux Romains d’hier, qui ne disposaient pas d’assez de recul pour réaliser que leurs institutions leur donnaient un illusoire sentiment de liberté ?

Mes interrogations paraissent sûrement indécentes quand on observe un tant soit peu la dictature qui sévit en Corée du Nord, mais au moment de voter, avons-nous réellement tant de choix que cela ? Depuis Poincaré, c’est la question très sérieuse que se posent de nombreux mathématiciens, qui ont fini par découvrir le scrutin idéal… fort éloigné de celui que nous utilisons pour les présidentielles.

Si l’on envisage l’hypothèse que nous vivons depuis toujours dans une oligarchie et non une démocratie, ce qu’on appelle avancées sociales ne sont, au final, que des accidents de l’Histoire, des cygnes noirs, comme par exemple la Révolution française. Mettre un terme à la royauté n’était absolument pas l’objectif des bourgeois (qui ont remplacé au pied levé les aristocrates guillotinés, d’autres « dindes de Thanksgiving » qui n’avaient rien vu venir). Plus tard, l’avènement définitif de la République n’a été possible que parce que l’héritier du trône de France, Henri d’Artois, a de manière absurde refusé de régner tant que le drapeau tricolore ne serait pas remplacé par celui à fleurs de lys ! Les congés payés instaurés par l’éphémère Front Populaire, ou la Sécu créée à la Libération, sont des avancées sociales largement attaquées depuis des années, des aberrations pour une oligarchie qui se moque de ce prétendu clivage « droite-gauche ».

Rien n’est jamais acquis.

Cette colère que j’ai éprouvée ces dernières semaines vient peut-être d’un deuil causé par une prise de conscience : quoi qu’il arrive, notre société sera toujours régie par de violents rapports de force. Je le constate quotidiennement quand j’écoute mes amis. Pris dans les affres du télétravail, ils sont contraints d’effectuer, sans compter les heures, des tâches bien plus pénibles qu’avant le confinement. Des « petites mains » qui ne sont, pour le pouvoir, que des variables d’ajustement. Avant d’être démis de ses fonctions, le directeur de l’agence régionale de la santé avait annoncé que 174 lits et 598 postes allaient être supprimés au CHU de Nancy d’ici 2025… Comment peut-on désirer un tel « projet de société » en pleine pandémie, quand nos infirmières s’habillent avec des sacs-poubelle ?

Durant les premiers jours de cette crise, il y a eu pourtant un timide espoir, nous allions tous prendre conscience que notre paradigme économique était à bout de souffle, que derrière chaque crise existait une opportunité. Autour de moi, des proches se sont mis à fabriquer des masques pour la collectivité ou à aider les personnes en difficulté, le bénévolat des « gens qui ne sont rien », palliant, une fois de plus, les défaillances de l’État. Immédiatement, « la Matrice » a repris le dessus en imposant le télétravail effréné. Le début d’une nouvelle ère faite de fractures profondes et d’inégalités béantes, comme le prouve cet article glaçant des Echos qui commence ainsi, je cite :

Le confinement a envoyé les Français au pays des rêves. Comme souvent, un Etat riche et généreux y tient une place centrale. Mais le réveil finira par venir…

Nietzsche écrivait que l’État est « le plus froid des monstres froids ». Fort de ce constat, je me refuse d’en devenir moi-même un. Ce n’est pas parce que nous sommes gouvernés par des personnes pour qui la vie humaine n’a aucune valeur que nous devons sombrer dans le cynisme et perdre notre humanité, bien au contraire. Si ce n’est pas déjà fait, il est urgent de donner du sens à nos existences éphémères et fragiles. Aimer et aider, être heureux, parce qu’il faut vivre pour la mémoire de ceux qui ne sont plus.

Ci-joint, à écouter au casque, le magnifique chant de Ikue Asazaki dédié à toutes les grands-mères confinées qui pleurent leurs petits-enfants, et à une grand-mère en particulier ❤

Le moine, le philosophe et le scientifique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a quelque temps j’ai lu deux livres passionnants qui ont bouleversé mes certitudes. En tant que littéraire, j’ai toujours été interpelé par ce précepte humaniste de Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». J’ai suivi un enseignement chrétien, mais je nourris une profonde admiration pour les chercheurs, qu’ils soient physiciens ou mathématiciens. À mon humble niveau, l’histoire et la philosophie m’ont permis d’étudier les sciences et la religion. J’expliquais dans cet article que depuis quelques années, j’avais le pressentiment que la physique allait peut-être redevenir une métaphysique qui modifierait la frontière entre science et spiritualité. Depuis presque un siècle, les physiciens de la mécanique quantique ont découvert qu’à l’échelle des particules, non seulement le temps n’a plus aucun sens, mais qu’en plus la perception d’une expérience influe directement sur son déroulement : en effet, pour observer des particules, il faut de la lumière, et donc des photons… Le grand Albert Einstein lui-même s’est disputé avec Niels Borh à ce sujet, notamment en ce qui concerne le paradoxe EPR, le fait que la lumière et la matière ressemblent tantôt à des particules, tantôt à des ondes. Einstein affirmait que la mécanique quantique ne donnait pas une description complète de la réalité,  qu’il y avait des « variables cachées ».  Albert Einstein avait en fait tort et par la suite, jamais la science n’a pris en défaut cette curieuse mécanique quantique. Je dis bien curieuse, tant les physiciens quantiques eux-mêmes ont été déroutés… pour ne pas dire plus : à l’époque, les gens qui les écoutaient avaient parfois l’impression d’avoir affaire à des illuminés !

Les hippies de la mécanique quantique

 Lors d’une dispute mémorable, Albert Einstein dit à Niels Bohr « Dieu ne joue pas aux dés ! ». Bohr répond : « Qui êtes-vous Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ! »

Lors d'une dispute, Einstein dit à Bohr « Dieu ne joue pas aux dés ! ».Bohr répondit : « Qui êtes-vous Einstein, pour dire à Dieu ce qu'il doit faire ! »

Albert Einstein et Niels Bohr

 

Selon Niels Bohr : « notre description de la nature n’a pas pour but de révéler l’essence réelle des phénomènes, mais simplement de découvrir autant que possible les relations entre les nombreux aspects de notre existence ». Son expérience sur le fait que la lumière et la matière ressemblent tantôt à des particules, tantôt à des ondes, explique son blason mystique inspiré du yin et le yang, avec l’inscription latine contraria sunt complimenta, qui signifie que les contraires sont complémentaires. « Parallèlement aux leçons de la théorie atomique… nous devons nous tourner vers les problèmes épistémologiques auxquels des penseurs comme le Bouddha et Lao-tseu ont déjà été confrontés, en essayant d’harmoniser notre situation de spectateurs et acteurs dans le grand drame de l’existence ».

Le blason de Bohr : "les contraires sont complémentaires"

Le blason de Bohr

 

Vous allez me dire qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un scientifique ait des idées bizarres. Mais en réalité, c’était quelque chose de très répandu parmi cette génération de chercheurs. Pour Erwin Schrödinger, qui a entretenu une longue correspondance avec Albert Einstein, « il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents ». Pour lui, « les objets atomiques et subatomiques ne possèdent aucun attribut qui leur soit propre. Quand ils ne sont pas observés, il est impossible, même par la pensée, de leur attribuer une vitesse déterminée et une trajectoire le long de laquelle ils occuperaient à chaque instant un lieu précis. Nous n’avons donc pas le droit de considérer les objets quantiques comme étant constamment doués de propriétés mesurables ». Après son célèbre chat, Schrödinger a par la suite étudié l’hindouisme, qui lui a inspiré la possibilité que notre conscience soit la manifestation d’une conscience globale se répandant dans l’univers…

Vous ne trouvez pas qu’Erwin Schrödinger aurait fait un très bon Doctor Who ?

 

Werner Heisenberg, prix Nobel de physique et ami de Niels Bohr, affirme lui aussi qu’en « mécanique quantique la notion de trajectoire n’existe même pas ». Il ne s’agit plus d’étudier un objet, mais un événement donné,  qui forme avec les instruments d’observation un tout indivisible. Le but de la physique n’est plus la description de la réalité, mais la description de « l’expérience humaine communicable », c’est-à-dire celle des observations et mesures. Pour Heisenberg, « l’importante contribution du Japon à la théorie de la physique depuis la dernière guerre indique peut-être une certaine parenté entre les idées philosophiques traditionnelles de l’Extrême-Orient et la substance philosophique de la théorie quantique ».

Niels Bohr et Werner Heisenberg

Niels Bohr et Werner Heisenberg

 

Une pensée bouddhiste du moine Nagarjuna va dans le sens de ces scientifiques : elle affirme que « plus nous sommes loin du monde, plus il nous parait réel. Plus nous nous en rapprochons, moins il est saisissable, comme un mirage dénué de réalité tangible ». Vous l’aurez deviné, le bouddhisme, c’est précisément le thème du livre le moine et le philosophe que j’ai lu il y a peu, suivi de L’Infini dans la paume de la main, par (coïncidence !) l’un des auteurs de l’Univers élégant, l’astrophysicien Xuan Thuan Trinh. Dans le moine et le philosophe, un père et son fils débattent du sens de la vie : d’un côté, Jean-François Revel, philosophe athé et membre de l’Académie française, de l’autre Matthieu Ricard, un brillant chercheur en biologie qui a abandonné sa carrière pour devenir moine bouddhiste et porte-parole du Dalaï-Lama. Ces deux ouvrages sont surprenants à plus d’un titre. On s’attend à un débat classique entre un partisan de la science et un adepte de la religion, mais en réalité on découvre que le bouddhisme est une science contemplative, une philosophie rigoureuse qui dispose d’une logique : la vérification par l’expérience directe, la déduction irréfutable et le témoignage digne de confiance.

Ce qui m’a fasciné, c’est la différence culturelle entre l’Asie et l’Occident. Depuis la Grèce antique, notre civilisation a consacré l’essentiel de ses ressources intellectuelles à élaborer une science technique lui permettant de maîtriser la Nature, alors que l’Asie s’est focalisée sur une science contemplative visant à éveiller l’homme dans son cheminement intérieur, suivant ainsi une toute autre voie. Du coup, le bouddhisme est une sagesse d’une pertinence inouïe : grâce à 2500 ans de recherches continues, ses adeptes tentent via la connaissance d’échapper aux souffrances de l’existence, et développent des valeurs telles que la compassion. Le bouddhisme amène également une autre approche de la réalité, qui rejoint de manière frappante les physiciens de la mécanique quantique.

Interdépendance et indépendance

Pour les bouddhistes, il y a un lien entre tout : c’est « l’interdépendance », un vaste flux d’événements reliés les uns aux autres. À la manière des physiciens de la mécanique quantique, et de certains philosophes grecs, les bouddhistes ne croient pas qu’il y ait d’entités permanentes dans l’univers. De la même façon, ils réfutent également l’idée d’un dieu tout-puissant. Soit le créateur ne décide pas de créer, et alors il n’est pas tout puissant car la création s’est fait en dehors de sa volonté, soit il créé volontairement et il n’est pas non plus tout-puissant puisqu’il créé sous l’influence de son désir de créer. Un créateur ne peut être une entité permanente car il est différent avant et après avoir créé. Il devient en effet « celui qui a créé ». De plus, une « entité » réellement existante ne saurait naître ni disparaître : l’être ne peut naître ni du néant, car une infinité de causes ne sauraient faire venir à l’existence ce qui n’existe pas, ni de ce qui existerait déjà, car alors il n’aurait pas besoin de naître. Soit la cause disparait avant l’effet, soit la cause subsiste au moment de l’effet, ce qui interdit toute causalité dans la simultanéité. À notre échelle, on a une impression de cause à effet. La cause et l’effet coexistent comme la lumière du soleil et la plante qui l’absorbe, mais en réalité les rayons du soleil qui permettent à la plante de germer ne sont pas les mêmes que les rayons qui la chauffent par la suite.

Pour les bouddhistes, il n’y a pas d’entités indépendantes : de la même façon qu’une flamme n’existe que parce qu’elle est constituée des particules qui changent constamment dans des conditions données précises, c’est uniquement en relation et en dépendance avec d’autres facteurs qu’un événement peut survenir. L’interdépendance est synonyme de « vacuité », un terme qui ne remet pas en cause les phénomènes qui nous entourent, mais l’absence d’entités autonomes formant la réalité. On peut très bien faire l’expérience d’un phénomène sans lui allouer une existence propre, c’est le cas d’un arc-en-ciel. Une rivière ne peut pas être faite d’une seule goutte, une charpente d’une seule poutre : il est impossible qu’une chose existe ou naisse par elle-même. Ce qui explique, d’une certaine manière, le fait que l’ordinateur sur lequel je suis en train d’écrire cet article n’existe pas à proprement parler, il n’est qu’un assemblage d’événements reliés les uns aux autres.

Une troisième voie

Au-delà des points communs avec la physique quantique, j’ai été fasciné par l’idée d’une « troisième voie » entre la science et la religion : il n’y aurait pas de réalité cachée comme peuvent l’imaginer les scientifiques, de paradis chrétien, ou de monde platonicien des idées, mais pas non plus de réalité tangible telle qu’on la conçoit dans la vie de tous les jours. Dans cet article, j’expliquais que le physicien Brian Greene évoquait la théorie d’un univers mathématiques, puisqu’elles sont omniprésentes autour de nous. Le bouddhisme pourrait être la preuve définitive, et somme toute logique, que les mathématiques sont un produit de notre esprit, au point où nous les voyons partout. Cela expliquerait également pourquoi le temps n’a guère de sens en mécanique quantique. Nous vivrions dans un monde d’illusions qui n’existerait que par des liens d’interdépendance, aussi notre souffrance viendrait de notre insatisfaction. Il n’y aurait pas de condamnation et de châtiment, de Bien et de Mal, seulement le bien et le mal que nos actes engendrent : la priorité du bouddhiste est donc de se consacrer à l’essentiel, et de devenir un homme meilleur. Si la science contemplative qu’est le bouddhisme échappe par certains aspects à une démarche rationnelle telle que l’affectionne l’Occident (comment prouver scientifiquement que le bouddhisme est spirituellement bénéfique ?), l’enseignement du Bouddha n’est pas pour autant un dogme. Pour ma part, j’ai été impressionné par le fait que cette philosophie religieuse, ou religion philosophique, est avant tout une sagesse qui a fait ses preuves, comme j’ai pu moi-même le constater au Japon dans les temples zen : que vous soyez athée ou chrétien, les moines vous accueillent avec le sourire, vous laissent participer à leurs rites, et ne pratiquent aucun prosélythisme.

Les pétales de Lotus du piédestal du Grand Boudha (Nara). Les sept paires de pétales montrent une infinité d'univers. L'œuvre dans son ensemble ne représente pas des individualités, mais l'interconnexion entre elles.

Ma photo des pétales de lotus du piédestal du Grand Bouddha de Nara. Les sept paires de pétales montrent une infinité d’univers. L’œuvre dans son ensemble ne représente pas des individualités, mais leur interdépendance

Dans un article de l’Express, le moine Matthieu Ricard expliquait qu’en découvrant des grands maîtres tibétains fuyant l’invasion chinoise, il avait l’impression de rencontrer « 20 saints François d’Assise vivants ». Sans tomber dans l’angélisme, j’ai le sentiment que le catholicisme donne un modèle christique en fournissant une carte pour s’orienter, tandis que le bouddhisme serait plus un guide de voyage pour avancer jusqu’où bon nous semble dans notre propre cheminement intérieur.

« Se transformer soi-même avant de transformer le monde »

Si, depuis des millénaires, une multitude d’hommes et de femmes ordinaires réussissent à atteindre de manière non violente un certain degré de sérénité et de bonheur, et font preuve d’humanité et de compassion à l’égard des plus démunis, peut-être que notre propre civilisation doit reconsidérer ses priorités en matière d’éducation, d’écologie, d’éthique, voir même de spiritualité laïque puisque les religions n’ont pas le monopole du cœur. Plongé dans un scientisme effréné, l’Occident a oublié ses racines et ses richesses : la sagesse des philosophes grecs, l’idéal humaniste de la Renaissance. Pendant des années j’étais persuadé que l’Humanité était vouée à réconcilier foi et raison, mais jamais je n’ai pensé à une troisième voie entre science et spiritualité. Albert Einstein disait « la religion du futur sera une religion cosmique. Elle devra transcender l’idée d’un Dieu existant en personne et éviter le dogme et la théologie. Couvrant aussi bien le naturel que le spirituel, elle devra se baser sur un sens religieux né de l’expérience de toutes les choses, naturelles et spirituelles, considérées comme un ensemble sensé. Le bouddhisme répond à cette description… S’il existe une religion qui pourrait être en accord avec les impératifs de la science moderne, c’est le bouddhisme ».

Je suis vraiment d’accord avec cette analyse.

Published in: on avril 25, 2014 at 9:45  Comments (11)  
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