Il y a quelque temps j’ai lu deux livres passionnants qui ont bouleversé mes certitudes. En tant que littéraire, j’ai toujours été interpelé par ce précepte humaniste de Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». J’ai suivi un enseignement chrétien, mais je nourris une profonde admiration pour les chercheurs, qu’ils soient physiciens ou mathématiciens. À mon humble niveau, l’histoire et la philosophie m’ont permis d’étudier les sciences et la religion. J’expliquais dans cet article que depuis quelques années, j’avais le pressentiment que la physique allait peut-être redevenir une métaphysique qui modifierait la frontière entre science et spiritualité. Depuis presque un siècle, les physiciens de la mécanique quantique ont découvert qu’à l’échelle des particules, non seulement le temps n’a plus aucun sens, mais qu’en plus la perception d’une expérience influe directement sur son déroulement : en effet, pour observer des particules, il faut de la lumière, et donc des photons… Le grand Albert Einstein lui-même s’est disputé avec Niels Borh à ce sujet, notamment en ce qui concerne le paradoxe EPR, le fait que la lumière et la matière ressemblent tantôt à des particules, tantôt à des ondes. Einstein affirmait que la mécanique quantique ne donnait pas une description complète de la réalité, qu’il y avait des « variables cachées ». Albert Einstein avait en fait tort et par la suite, jamais la science n’a pris en défaut cette curieuse mécanique quantique. Je dis bien curieuse, tant les physiciens quantiques eux-mêmes ont été déroutés… pour ne pas dire plus : à l’époque, les gens qui les écoutaient avaient parfois l’impression d’avoir affaire à des illuminés !
Les hippies de la mécanique quantique
Lors d’une dispute mémorable, Albert Einstein dit à Niels Bohr « Dieu ne joue pas aux dés ! ». Bohr répond : « Qui êtes-vous Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ! »
Selon Niels Bohr : « notre description de la nature n’a pas pour but de révéler l’essence réelle des phénomènes, mais simplement de découvrir autant que possible les relations entre les nombreux aspects de notre existence ». Son expérience sur le fait que la lumière et la matière ressemblent tantôt à des particules, tantôt à des ondes, explique son blason mystique inspiré du yin et le yang, avec l’inscription latine contraria sunt complimenta, qui signifie que les contraires sont complémentaires. « Parallèlement aux leçons de la théorie atomique… nous devons nous tourner vers les problèmes épistémologiques auxquels des penseurs comme le Bouddha et Lao-tseu ont déjà été confrontés, en essayant d’harmoniser notre situation de spectateurs et acteurs dans le grand drame de l’existence ».
Vous allez me dire qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un scientifique ait des idées bizarres. Mais en réalité, c’était quelque chose de très répandu parmi cette génération de chercheurs. Pour Erwin Schrödinger, qui a entretenu une longue correspondance avec Albert Einstein, « il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents ». Pour lui, « les objets atomiques et subatomiques ne possèdent aucun attribut qui leur soit propre. Quand ils ne sont pas observés, il est impossible, même par la pensée, de leur attribuer une vitesse déterminée et une trajectoire le long de laquelle ils occuperaient à chaque instant un lieu précis. Nous n’avons donc pas le droit de considérer les objets quantiques comme étant constamment doués de propriétés mesurables ». Après son célèbre chat, Schrödinger a par la suite étudié l’hindouisme, qui lui a inspiré la possibilité que notre conscience soit la manifestation d’une conscience globale se répandant dans l’univers…
Werner Heisenberg, prix Nobel de physique et ami de Niels Bohr, affirme lui aussi qu’en « mécanique quantique la notion de trajectoire n’existe même pas ». Il ne s’agit plus d’étudier un objet, mais un événement donné, qui forme avec les instruments d’observation un tout indivisible. Le but de la physique n’est plus la description de la réalité, mais la description de « l’expérience humaine communicable », c’est-à-dire celle des observations et mesures. Pour Heisenberg, « l’importante contribution du Japon à la théorie de la physique depuis la dernière guerre indique peut-être une certaine parenté entre les idées philosophiques traditionnelles de l’Extrême-Orient et la substance philosophique de la théorie quantique ».
Une pensée bouddhiste du moine Nagarjuna va dans le sens de ces scientifiques : elle affirme que « plus nous sommes loin du monde, plus il nous parait réel. Plus nous nous en rapprochons, moins il est saisissable, comme un mirage dénué de réalité tangible ». Vous l’aurez deviné, le bouddhisme, c’est précisément le thème du livre le moine et le philosophe que j’ai lu il y a peu, suivi de L’Infini dans la paume de la main, par (coïncidence !) l’un des auteurs de l’Univers élégant, l’astrophysicien Xuan Thuan Trinh. Dans le moine et le philosophe, un père et son fils débattent du sens de la vie : d’un côté, Jean-François Revel, philosophe athé et membre de l’Académie française, de l’autre Matthieu Ricard, un brillant chercheur en biologie qui a abandonné sa carrière pour devenir moine bouddhiste et porte-parole du Dalaï-Lama. Ces deux ouvrages sont surprenants à plus d’un titre. On s’attend à un débat classique entre un partisan de la science et un adepte de la religion, mais en réalité on découvre que le bouddhisme est une science contemplative, une philosophie rigoureuse qui dispose d’une logique : la vérification par l’expérience directe, la déduction irréfutable et le témoignage digne de confiance.
Ce qui m’a fasciné, c’est la différence culturelle entre l’Asie et l’Occident. Depuis la Grèce antique, notre civilisation a consacré l’essentiel de ses ressources intellectuelles à élaborer une science technique lui permettant de maîtriser la Nature, alors que l’Asie s’est focalisée sur une science contemplative visant à éveiller l’homme dans son cheminement intérieur, suivant ainsi une toute autre voie. Du coup, le bouddhisme est une sagesse d’une pertinence inouïe : grâce à 2500 ans de recherches continues, ses adeptes tentent via la connaissance d’échapper aux souffrances de l’existence, et développent des valeurs telles que la compassion. Le bouddhisme amène également une autre approche de la réalité, qui rejoint de manière frappante les physiciens de la mécanique quantique.
Interdépendance et indépendance
Pour les bouddhistes, il y a un lien entre tout : c’est « l’interdépendance », un vaste flux d’événements reliés les uns aux autres. À la manière des physiciens de la mécanique quantique, et de certains philosophes grecs, les bouddhistes ne croient pas qu’il y ait d’entités permanentes dans l’univers. De la même façon, ils réfutent également l’idée d’un dieu tout-puissant. Soit le créateur ne décide pas de créer, et alors il n’est pas tout puissant car la création s’est fait en dehors de sa volonté, soit il créé volontairement et il n’est pas non plus tout-puissant puisqu’il créé sous l’influence de son désir de créer. Un créateur ne peut être une entité permanente car il est différent avant et après avoir créé. Il devient en effet « celui qui a créé ». De plus, une « entité » réellement existante ne saurait naître ni disparaître : l’être ne peut naître ni du néant, car une infinité de causes ne sauraient faire venir à l’existence ce qui n’existe pas, ni de ce qui existerait déjà, car alors il n’aurait pas besoin de naître. Soit la cause disparait avant l’effet, soit la cause subsiste au moment de l’effet, ce qui interdit toute causalité dans la simultanéité. À notre échelle, on a une impression de cause à effet. La cause et l’effet coexistent comme la lumière du soleil et la plante qui l’absorbe, mais en réalité les rayons du soleil qui permettent à la plante de germer ne sont pas les mêmes que les rayons qui la chauffent par la suite.
Pour les bouddhistes, il n’y a pas d’entités indépendantes : de la même façon qu’une flamme n’existe que parce qu’elle est constituée des particules qui changent constamment dans des conditions données précises, c’est uniquement en relation et en dépendance avec d’autres facteurs qu’un événement peut survenir. L’interdépendance est synonyme de « vacuité », un terme qui ne remet pas en cause les phénomènes qui nous entourent, mais l’absence d’entités autonomes formant la réalité. On peut très bien faire l’expérience d’un phénomène sans lui allouer une existence propre, c’est le cas d’un arc-en-ciel. Une rivière ne peut pas être faite d’une seule goutte, une charpente d’une seule poutre : il est impossible qu’une chose existe ou naisse par elle-même. Ce qui explique, d’une certaine manière, le fait que l’ordinateur sur lequel je suis en train d’écrire cet article n’existe pas à proprement parler, il n’est qu’un assemblage d’événements reliés les uns aux autres.
Une troisième voie
Au-delà des points communs avec la physique quantique, j’ai été fasciné par l’idée d’une « troisième voie » entre la science et la religion : il n’y aurait pas de réalité cachée comme peuvent l’imaginer les scientifiques, de paradis chrétien, ou de monde platonicien des idées, mais pas non plus de réalité tangible telle qu’on la conçoit dans la vie de tous les jours. Dans cet article, j’expliquais que le physicien Brian Greene évoquait la théorie d’un univers mathématiques, puisqu’elles sont omniprésentes autour de nous. Le bouddhisme pourrait être la preuve définitive, et somme toute logique, que les mathématiques sont un produit de notre esprit, au point où nous les voyons partout. Cela expliquerait également pourquoi le temps n’a guère de sens en mécanique quantique. Nous vivrions dans un monde d’illusions qui n’existerait que par des liens d’interdépendance, aussi notre souffrance viendrait de notre insatisfaction. Il n’y aurait pas de condamnation et de châtiment, de Bien et de Mal, seulement le bien et le mal que nos actes engendrent : la priorité du bouddhiste est donc de se consacrer à l’essentiel, et de devenir un homme meilleur. Si la science contemplative qu’est le bouddhisme échappe par certains aspects à une démarche rationnelle telle que l’affectionne l’Occident (comment prouver scientifiquement que le bouddhisme est spirituellement bénéfique ?), l’enseignement du Bouddha n’est pas pour autant un dogme. Pour ma part, j’ai été impressionné par le fait que cette philosophie religieuse, ou religion philosophique, est avant tout une sagesse qui a fait ses preuves, comme j’ai pu moi-même le constater au Japon dans les temples zen : que vous soyez athée ou chrétien, les moines vous accueillent avec le sourire, vous laissent participer à leurs rites, et ne pratiquent aucun prosélythisme.

Ma photo des pétales de lotus du piédestal du Grand Bouddha de Nara. Les sept paires de pétales montrent une infinité d’univers. L’œuvre dans son ensemble ne représente pas des individualités, mais leur interdépendance
Dans un article de l’Express, le moine Matthieu Ricard expliquait qu’en découvrant des grands maîtres tibétains fuyant l’invasion chinoise, il avait l’impression de rencontrer « 20 saints François d’Assise vivants ». Sans tomber dans l’angélisme, j’ai le sentiment que le catholicisme donne un modèle christique en fournissant une carte pour s’orienter, tandis que le bouddhisme serait plus un guide de voyage pour avancer jusqu’où bon nous semble dans notre propre cheminement intérieur.
« Se transformer soi-même avant de transformer le monde »
Si, depuis des millénaires, une multitude d’hommes et de femmes ordinaires réussissent à atteindre de manière non violente un certain degré de sérénité et de bonheur, et font preuve d’humanité et de compassion à l’égard des plus démunis, peut-être que notre propre civilisation doit reconsidérer ses priorités en matière d’éducation, d’écologie, d’éthique, voir même de spiritualité laïque puisque les religions n’ont pas le monopole du cœur. Plongé dans un scientisme effréné, l’Occident a oublié ses racines et ses richesses : la sagesse des philosophes grecs, l’idéal humaniste de la Renaissance. Pendant des années j’étais persuadé que l’Humanité était vouée à réconcilier foi et raison, mais jamais je n’ai pensé à une troisième voie entre science et spiritualité. Albert Einstein disait « la religion du futur sera une religion cosmique. Elle devra transcender l’idée d’un Dieu existant en personne et éviter le dogme et la théologie. Couvrant aussi bien le naturel que le spirituel, elle devra se baser sur un sens religieux né de l’expérience de toutes les choses, naturelles et spirituelles, considérées comme un ensemble sensé. Le bouddhisme répond à cette description… S’il existe une religion qui pourrait être en accord avec les impératifs de la science moderne, c’est le bouddhisme ».
Je suis vraiment d’accord avec cette analyse.
Très intéressante analyse, troublante. Je ne connais pas le bouddhisme mais ton article me donne envie de lire les livres que tu évoques pour cette liaison avec la mécanique quantique. Notre monde si matériel (Newtonien ? Einsteinien ?)est peu propice à la recherche de la spiritualité et c’est un peu comme si la physique se mettait à rejoindre des considérations philosophiques en dépassant ce que nos sens permettent de voir. Chouette article, vraiment !
Merci Dominique ! J’avoue avoir été aussi troublé que toi. Je pense que les scientifiques ne renonceront pas à aller le plus loin possible dans leurs recherches, même si bien sûr ils commencent à se heurter à des problématiques d’ordre métaphysique. Je suis impressionné par l’ouverture d’esprit des grands noms de la physique quantique qui se sont retrouvés à court de cadre « cosmologique » après avoir fait toutes ces découvertes stupéfiantes. La philosophie bouddhiste présente vraiment une souplesse intellectuelle idéale à ce niveau…
Je me souviens de mes lectures de Stephen Hawking (Une brève histoire du temps, en particulier), où il avoue qu’à un moment donné, quand la science bute à tout expliquer, c’est la philosophie ou la religion qui peut prendre le relais. Nous repoussons sans cesse les frontières de la connaissance scientifique, mais que trouverons-nous tout au bout du bout du fil ? On a déjà été capable de capter l’image de ce qu’était l’Univers 100 000 ans après le Big Bang (autant dire une fraction de seconde à son échelle), que trouverons-nous avant/plus loin ? C’est vertigineux et passionnant, n’est-ce-pas ?
Ah j’adore Stephen Hawking ! 😀 Effectivement c’est vertigineux et passionnant.
Très intéressant, comme toujours documenté et clair, merci beaucoup ! Je me permets de relayer.
Merci à toi !
[…] soif de spiritualité, je l’avais déjà senti en visitant des temples bouddhistes au Japon. Paradoxalement, […]
[…] Le kintsugi est un non-attachement, un renoncement, l’acceptation du changement et du destin. Les vicissitudes du temps dont nous sommes les victimes ne peuvent pas être mieux représentées par les fêlures et les bosses d’une céramique. Cette empathie envers les choses est appelée mono no aware, une sensibilité pour l’éphémère. La conscience de l’impermanence. […]
[…] parce que la paix vient avec l’acceptation de l’éphémère, au sens où l’impermanence du monde renvoie à la vacuité de nos propres existences, au lâcher-prise. Naturellement, cela s’applique aussi à […]
[…] dualité entre la forme et le vide. Plus qu’un art, la calligraphie est une méditation zen sur la vacuité, qui pousse à se recentrer sur […]
[…] comment j’étais habillé hier, et pourtant j’étudie des livres complexes traitant de philosophie bouddhiste. Je suis passionné par les travaux de vulgarisation en mécanique quantique, j’ai réussi à […]