De l’art d’être kintsugi

J’ai appris qu’il existe un art japonais appelé kintsugi, qui consiste à réparer les poteries cassées avec de l’or.

kintsugi

Comme tous les dao, c’est un art riche de sens. Au lieu d’essayer de cacher les cicatrices de l’objet, on les met en avant, pour montrer que non seulement elles font partie de son histoire, mais qu’en plus elles peuvent le rendre encore plus résistant et plus beau. Cette philosophie est au cœur de la culture populaire nippone, ne serait-ce qu’avec le personnage d’Auron dans le jeu vidéo Final Fantasy X. Auron est handicapé, il a été grièvement blessé par le passé  et pourtant, malgré son bras en écharpe, c’est un redoutable (et charismatique) guerrier.

Auron.jpg

Le kintsugi est un non-attachement, un renoncement, l’acceptation du changement et du destin. Les vicissitudes du temps dont nous sommes les victimes ne peuvent pas être mieux représentées par les fêlures et les bosses d’une céramique. Cette empathie envers les choses est appelée mono no aware, une sensibilité pour l’éphémère. La conscience de l’impermanence.

Je pense qu’on devrait éprouver la même empathie pour son premier roman, appelé à vieillir avec le temps, et même à se briser comme une fragile céramique sous le regard critique de son auteur ! À mesure qu’on  évolue dans son écriture, il est parfois pénible de relire ses premiers écrits. Je me souviens d’une nuit blanche passée sur le Bon À Tirer de mon tome 1. Vérifier le BAT est toujours un moment stressant car c’est la dernière occasion de corriger son texte avant l’impression, dans un délais de temps assez réduit. J’avais bossé tellement de mois sur les corrections éditoriales que je ne pouvais plus voir mon bouquin en peinture. Pour être franc, cette nuit-là je me rappelle m’être dit à 5h00 du matin « ce livre est nul, personne ne l’aimera »… Pendant longtemps, j’ai eu du mal à ouvrir ce tome 1, de peur de trouver une coquille. Désormais, je porte un regard attendri sur les Terres Interdites. Ce regard bienveillant n’est pas lié à une majorité de bonnes critiques, j’ai conscience que ce premier ouvrage présente réellement des défauts de jeunesse. Mais je crois également qu’il possède une certaine fraicheur que je ne retrouverai jamais plus. Par la suite, j’ai beaucoup progressé sur les Feux de mortifice et les corsaires de l’Écosphère. Mes tomes 2 et 3, plus aboutis, sont de meilleurs romans, mais mon tome 1 reste complètement kintsugi.

C’est pour cette raison qu’un auteur non publié doit être conscient qu’un livre n’est jamais achevé, même quand un éditeur a un coup de cœur pour le texte d’un inconnu. Avec lui, on travaille du mieux possible sur les corrections éditoriales, mais au final il y a toujours une deadline qui nous oblige à nous arrêter. Ce n’est pas propre au monde de l’édition : pour la post-production des effets spéciaux d’un long-métrage, les artistes numériques œuvrent jusqu’au dernier jour, même constat pour le montage. Certains cinéastes ont coutume de dire « les films ne sortent pas, ils s’échappent ».

Cette vérité peut sembler bassement commerciale, mais c’est la logique éditoriale qui impose le lâcher-prise, et heureusement ! Sans cette contrainte, je serais encore en train d’écrire ma trilogie… Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faut envoyer un premier jet aux éditeurs, mais après plusieurs années de travail de correction sur un texte il faut savoir s’en détacher, se confronter à la réalité et aller de l’avant. Un premier roman est presque toujours une céramique imparfaite, morcelée, mais l’or qui va permettre de le mettre en valeur, c’est tout simplement l’enthousiasme des lecteurs.

N’ayons pas peur d’être kintsugi !

Published in: on janvier 27, 2017 at 10:39  Comments (15)  
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15 commentairesLaisser un commentaire

  1. C’est juste tellement vrai (et tellement important) cet art d’être kintsugi… l’or dans les failles… ❤ Et tu fais un parallèle juste avec l'écriture des premiers textes, que l'on peut juger sévèrement ou sur lesquels, au contraire, on peut s'attendrir… merci pour ce délicieux article, mon Capitaine. ❤

  2. Oh de rien ❤ Je crois que c'est vraiment important d'en avoir conscience, publié ou pas. La perfection n'est pas de ce monde, même si on essaie toujours de s'en rapprocher 😉

  3. Il faut aimer nos cicatrices et nos fêlures comme celles de nos premiers textes. C’est très vrai. Très bel article inspirant !

    • Merci Domi ❤ Je suis ravi que cet article te parle 🙂

  4. Et pour moi aussi, ce premier tome est indubitablement kintsugi 😉 Bel article, vraiment…

    À propos du concept japonais de mono no aware, je ne sais pas si tu as lu la bouleversante nouvelle de l’auteur américain de science-fiction Ken Liu, qui a été récompensée du prix Hugo en 2013, rien que ça. Elle est disponible gratuitement ici, en VO, et je te la conseille très chaudement !
    Si tu la cherches plutôt en VF, elle a été traduite dans le recueil La Ménagerie de Papier, qui comprend d’autres perles du même auteur !

    • Merci SmartMartian ❤

      Et merci pour l'information, je vais acheter ce recueil de ce pas ! Depuis "L'histoire de ta vie", j'adore lire des nouvelles de SF ! J'admire ces auteurs capables de bouleverser les lecteurs en seulement quelques pages…

  5. Auron jme suis toujours dit qu’il avait le bras en écharpe pour le style, parce qu’il est tellement badass qu’une seule main lui suffit ! J’ai jamais pensé que ça puisse etre un handicap, c’est ptet dit mais jmen souviens pas.
    Sinon il me semble que t’avais déjà mis cette poterie non ? Il faut dire que la symbolique est particulièrement forte.
    Ça me rappelle qu’hier je montrais un dessin à un proche, qui me disait que c’était pas encore parfait, qu’il fallait reprendre encore (et ça faisait des heures que j’étais dessus) alors jlui ai dit que l’ensemble marchait bien que c’était l’essentiel, et les défauts c’est même ce qui peut rendre un dessin plus intéressant qu’un dessin trop parfait. Et à la base j’suis uneune ultra-perfectionniste, j’aurais pas dit ça il y a un mois ! Mais jcrois qu’il y a un moment faut prendre les choses tel qu’elles sont, arrêter de courir après le mythe du parfait, et passer à la suite. Là j’ai envie de passer à la suite (passer mon dessin en noir et donc plus de correction possible) mais j’hésite encore, j’ai quand même plutôt envie de le faire pour justement accepter que ça puisse ne pas être parfait mais très bien quand même. C’est certain que c’est tout un art de savoir quand s’arrêter !

  6. C’est même plus qu’une histoire d’handicap, mais je ne peux pas en dire plus sans spoiler la magnifique histoire de Final Fantasy X 😉

    C’est vrai que j’avais mis cette photo sur mon Facebook, tu es observatrice 😉

    Oui, ce n’est jamais évident de savoir s’arrêter, la raison se heurte à la passion… Je pense que tout dépend de ses objectifs. Je connais des auteurs qui ne veulent pas être publiés et qui écrivent pour le plaisir. Je crois cependant qu’un jour ou l’autre l’envie de toucher plus de personnes que son maigre entourage prend le dessus, et pas seulement pour des raisons d’ego. Qu’on soit écrivain, peintre, musicien ou sculpteur, au final il est naturel de partager ses créations, c’est presque un acte d’amour 🙂 Et c’est là où les contraintes éditoriales entrent en jeu : pour toucher plus de monde, il y a un minimum de règles à suivre, et donc un calendrier. On peut s’en désoler, mais on ne peut passer outre. Même les très grands artistes ont été obligés de respecter de telles contraintes, Tolkien le premier 🙂

    • Ah tu me donnes envie de rejouer à FF10 ! Je suis toujours très frustrée de ne pas avoir compris la fin.

  7. La fin est simple mais je ne veux pas te spoiler… ^^

  8. Kintsugi? Voilà un terme que je ne connaissais pas. Mais quelle belle image pour parler de sa manière d’écrire!

    • Oui, j’adore cette image. Je trouve qu’elle est résume bien cet art japonais…

  9. Je plussoie à 1000 %
    Mon Dieu, oui, les relectures jusqu’à plus soif, jusqu’à l’écœurement… et qui finissent effectivement à nous faire prendre notre propre texte en horreur. Mon remède, l’oublier pendant plusieurs semaines, voire des mois.
    Mais si j’ai fait un arrêt sur ta page cher bloggeur, c’est à cause de ce magnifique bol mis en illustration. Admiratif de la culture nippone, apprendre qu’il a été façonné selon l’art du kintsugi – art que je ne connaissais pas – est un vrai cadeau du jour. Merci, donc !

    • Je t’en prie cher Clovis, je suis heureux de savoir que notre rencontre virtuelle est liée à ce bol, le hasard fait bien les choses 🙂 Bien d’accord sur l’idée d’oublier le texte quelques mois, c’est une très bonne méthode ! Au plaisir de te lire 😉

  10. […] en vous conseillant de lire l’excellent article de mon copain Jean-Sébastien Guillermou : De l’art d’être kintsugi. Il y évoque le fait de « lâcher-prise » sur son texte à un moment donné, […]


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