Bêta-lecture et ego

Depuis la rentrée, j’ai la chance de vivre une belle aventure humaine puisque la ville de Hettange-Grande m’a confié trois ateliers d’écriture, avec une vingtaine d’auteurs, et autant d’univers différents à explorer !

Durant ces sessions, l’un des outils que nous utilisons est la fameuse bêta-lecture, une technique que j’ai découverte sur le forum d’écriture Cocyclics, et qui m’a aidé à être publié. La bêta-lecture consiste à donner avec bienveillance un ressenti argumenté sur le texte d’un autre auteur, mais aussi à recevoir un regard critique sur ses propres écrits. Au début de chaque atelier, j’insiste sur cette notion de « bienveillance », car le but n’est pas de se lancer dans une compétition ou de mettre une note à un texte, mais de s’entraider. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas question de reformuler des phrases à la place de l’auteur, car cela n’aurait aucun intérêt. Chaque écrivain est maître de son texte. Avec ses mots, il doit apprendre à vaincre tout seul les obstacles qui se présentent à lui, la bêta-lecture étant un outil et non une béquille. Offrir à un auteur qu’on ne connait pas une bêta-lecture peut sembler a priori bizarre : pourquoi travailler sur le récit d’un inconnu alors qu’on attend surtout un retour sur ses écrits ? En fait, lorsqu’on bêta-lit d’autres personnes, on progresse de façon inconsciente. Je peux me montrer sévère sur une lacune… jusqu’au moment où je réalise que mon propre texte est encore pire ! C’est normal, nous avons tous tendance à voir la paille dans l’oeil de l’ami auteur, et non la poutre dans le sien. Même lorsqu’on est « publié », l’art d’écrire reste difficile, nous sommes tous d’éternels étudiants, nous n’avons pas assez d’une vie pour apprendre.

Vous remarquerez que j’ai intitulé cet article Bêta-lecture et ego… Soumettre pour la première fois son bébé de papier à des bêta-lecteurs n’est jamais simple. Après avoir terminé un premier jet, puis découvert qu’il est capable de passer énormément de temps à corriger son texte, l’auteur doit franchir un troisième palier : affronter les premiers retours de bêta-lecteurs. Autrement dit, une épreuve du feu, un parachutage en territoire hostile.

Si certaines personnes encaissent les critiques sans hausser un sourcil, d’autres peuvent arrêter d’écrire pour toujours suite à une remarque a priori anodine ! C’est pour cette raison qu’en matière de bêta-lecture, la bienveillance est fondamentale. Bien sûr, on peut choisir d’écrire pour soi sans croiser la route de monstrueux bêta-lecteurs assoiffés d’encre. Mais si vous destinez votre texte à des maisons d’édition, savoir gérer des commentaires est essentiel, car tôt ou tard votre texte sera lu par des booktubeurs autrement moins indulgents que des bêta-lecteurs… sans parler des éditeurs qui passent leurs journées à lire des manuscrits problématiques.

Les premiers retours autres que ceux de sa famille ou de ses amis constituent un moment éprouvant, et c’est tout à fait normal : l’auteur se confronte enfin à la réalité. S’il y a toujours une possibilité infime pour que vous soyez un génie incompris en avance sur son temps, il est beaucoup plus probable que votre texte ne soit tout simplement pas assez abouti. Ce qui ne veut pas dire « nul », soit dit en passant, on ne le répétera jamais assez aux jeunes auteurs. Même sous le feu des critiques, il faut conserver une certaine mesure, et bien comprendre que les remarques visent un texte, et non sa propre personnalité. Loin d’être un défi effrayant, la bêta-lecture est une opportunité de progresser rapidement :  quand quatre personnes qui ne se connaissent pas ont le même ressenti sur un héros qu’ils trouvent antipathique, c’est qu’une vérité se dégage du récit. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut proposer à ces mêmes personnes une deuxième ou troisième version, et ainsi se réjouir des progrès effectués. Quel plaisir d’observer son texte se bonifier au fil des semaines !

Généralement, les bêta-lectures se passent bien, mais sur des forums, j’ai parfois vu des auteurs très gentils se braquer de manière spectaculaire au moment de recevoir leurs premiers retours, non pas par orgueil, mais parce qu’ils vivaient les douloureuses étapes d’un deuil, celui du texte idéalisé. Pour ces personnes, passé le choc initial vient le déni (« moi je l’aime bien mon histoire »), qui peut être de la mauvaise foi («ah non, là je ne suis pas du tout d’accord, je trouve que le passage où Gore le Barbare tranche la tête de la petite fille est une séquence attendrissante »).

Puis vient la colère (« vous m’avez lu trop vite !« ), suivi du marchandage (« si vous trouvez mon roman confus, c’est parce que vous ne l’avez pas compris, je vais vous expliquer de nouveau l’intrigue, vous allez forcément l’apprécier ») et la déprime sur fond de chantage affectif  (« visiblement personne n’aime mon livre, je me demande si je ne devrais pas arrêter d’écrire et brûler tous mes textes »).
Fort heureusement, si ces auteurs en souffrance arrivent à prendre du recul, ils découvrent enfin le temps de l’acceptation (« c’est vrai qu’en y réfléchissant, mon intrigue ne fonctionne pas si bien que ça ») et de la reconstruction (« j’ai trouvé plusieurs solutions pour améliorer mon roman, j’ai hâte de vous faire lire la nouvelle version ! »).

Apprivoiser l’ego est fondamental, ne serait-ce que parce que tout au long de sa carrière un auteur doit conserver le plaisir d’écrire. Dans le dojo de l’écriture, j’expliquais que ce métier requiert un savoir-faire, mais aussi un savoir-être. Mes amis qui ont réussi à être publiés ont tous en commun d’avoir fait preuve de patience et de ténacité, en plus d’avoir eu une bonne étoile, la fameuse « chance » : une publication est toujours l’histoire d’une rencontre, le coup de foudre qu’éprouve un éditeur en découvrant un texte. Il faut également de l’intelligence affective, une maturité qui n’est pas facile à acquérir. L’ancien susceptible que je suis est bien placé pour en parler… La première fois que ma femme a lu la version préliminaire des pirates de l’Escroc-Griffe et m’a fait ses retours, j’étais affreusement vexé, nous nous sommes même disputés (je sais, c’est pathétique). Quand j’ai découvert par la suite Cocyclics, mon forum d’écriture, être plus souple est devenu pour moi une nécessité absolue. Mon tout premier maître de taï chi m’a un jour expliqué qu’en Occident on considère que la force physique dépend de la musculation, alors qu’en Orient on pense que la force vient au contraire de la souplesse.

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C’est le même constat pour la bêta-lecture. Ce qui est surprenant, c’est qu’un bon auteur ne fait pas forcément un bon bêta lecteur, et que l’inverse est tout aussi vrai. Il est rare d’exceller dans les deux domaines en même temps. Pour toutes ces raisons, la bêta-lecture est un art délicat qui demande (presque) des compétences de correcteur et de psychologue, puisque l’auteur souhaite un avis argumenté sur son bébé de papier. Inutile de dire que les pièges sont nombreux. Voici des profils d’auteur à problèmes, avec des solutions pour mieux communiquer avec eux… en admettant que le bêta-lecteur soit expérimenté !

Le pilote automatique

Profil assez rare. Cet auteur est d’accord avec toutes les remarques de ses bêta-lecteurs. Il n’en remet en cause aucune… jusqu’au jour où il ne reconnait plus son roman. En fait, à force d’avoir suivi à la lettre les retours de ses bêta-lecteurs, et d’être conciliant, il a le sentiment d’avoir dénaturé son bouquin. Le meilleur moyen d’éviter cette impasse, c’est de conseiller à l’auteur de prendre le temps de digérer les remarques avant de se lancer tête baissée dans les corrections, il est préférable qu’il attende que ses bêta-lecteurs aient lu la totalité de son livre avant d’attaquer les gros travaux. Le fait qu’un roman subisse de profonds remaniements tant sur la forme que le fond n’est pas si grave du moment que l’auteur dispose d’une idée directrice, ainsi que de certitudes : on ne peut pas contenter tous ses bêta-lecteurs (et de toute manière ce n’est pas souhaitable), il faut parfois procéder à des choix d’auteur.

L’autodestructeur

A priori fragile (« grâce à vos retours, j’ai compris que mon roman est pourri, j’arrête d’écrire et je pars élever des chèvres dans le Larzac »), l’autodestructeur est un orgueilleux qui s’ignore, car au final c’est son ego qui parle. Il a un grand besoin d’être rassuré. Il est souvent victime du tristement célèbre complexe de l’imposteur, qui l’empêche de se considérer comme un véritable écrivain, ce qui est une erreur tragique. Pour moi, un auteur est quelqu’un qui essaie d’écrire tous les jours, peu importe qu’il soit publié. Le syndrome de l’imposteur est tellement courant qu’on le retrouve même chez des écrivains connus ! L’auteur qui se dénigre peut estimer que sa maison d’édition est tellement petite qu’il n’est pas encore un « vrai » écrivain, ignorant qu’en réalité il a réussi un véritable  exploit : pour son premier roman, un inconnu a une chance sur 6000 de trouver une maison d’édition. Je compare souvent un auteur publié à un footballeur : même si vous commencez votre carrière à Nîmes, plus petit budget de la ligue 1, vous faites désormais partie des chanceux, des « professionnels »… alors autant ne pas bouder son plaisir !

Le résistant

C’est le cas le plus fréquent. Au mieux le résistant sera d’accord sur les coquilles signalées et autres broutilles, mais viscéralement opposé aux critiques de fond, non sans un certain esprit de contradiction. On reconnait le résistant au fait qu’il réponde systématiquement point par point à CHAQUE commentaire formulé par le bêta-lecteur. Exemples :
– Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi, je trouve la scène du camp de concentration très drôle, d’ailleurs l’une de mes tantes a adoré.
– Je ne pense pas que ce personnage soit secondaire, moi je l’aime bien, en plus son nom est un clin d’œil à une private joke de ma cousine.
– Je comprends ce que tu dis à propos de ce chapitre que tu estimes trop long, mais je suis attaché à ce passage. En fait, ce chapitre est l’un des premiers textes que j’ai écrit au lycée et pour moi il serait impensable de le retirer du roman. Et puis je ne le trouve pas si long que ça, dedans j’explique pourquoi le royaume a été victime il y a mille ans d’une crise financière, le lecteur a forcément besoin de cette information.
– Là encore, je ne suis pas en train de critiquer ton retour, mais…

Si les échanges entre l’auteur et son bêta-lecteur se transforment en un rapport de force stérile, cela peut se révéler destructeur pour les deux parties.

Le bêta-lecteur doit essayer le plus rapidement possible de désamorcer ces tensions, se montrer rassurant sur le fait qu’il n’est pas là pour imposer son point de vue, mais juste aider l’auteur, celui-ci restant maître de son texte. Le bêta-lecteur peut également suggérer qu’il n’y a pas de « fumée sans feu ». Si plusieurs bêta-lecteurs qui ne se connaissent pas « décrochent » au bout d’un certain nombre de pages, l’auteur sera bien obligé de reconnaître que son texte est problématique. Si l’auteur reste campé sur ses positions, mieux vaut écourter cette collaboration pour éviter qu’elle ne devienne un calvaire… et que tout le monde perde son temps.

Parfois, l’auteur résistant peut se métamorphoser et devenir…

 L’incompris

C’est le profil le plus problématique, car l’incompris est d’abord… un résistant (cf. profil précédent) qui a sombré dans l’amertume au lieu de prendre les problèmes à bras le corps. Son cas est beaucoup plus grave que celui de l’autodestructeur, car il préfèrera mourir plutôt que d’admettre que son texte présente des faiblesses. C’est l’artiste incompris, la faute à ses bêta-lecteurs/éditeurs/lecteurs/proches/journalistes (rayez la mention inutile), un cas insoluble, car cet autoapitoiement traduit un gros manque de confiance en soi, ou à l’inverse un ego surdimensionné… ce qui revient exactement au même. Inutile de dire que l’incompris sera ingérable pour n’importe quel éditeur*. Tant qu’il ne se remet pas en question, on ne peut malheureusement pas aider cet auteur.

On en vient à une question essentielle : pourquoi écrivez-vous ? Si c’est pour régler des comptes avec vos parents/vous venger d’un(e) ex/vendre des millions de livres/prouver à votre ancien patron/professeur de français que vous avez « réussi », il y a de fortes chances pour que vous ayez plus besoin d’une thérapie que d’un éditeur, je le dis d’ailleurs sans mépris ni condescendance : on écrit mieux lorsqu’on a vaincu ses démons, j’en sais quelque chose. Cela ne signifie pas qu’on doit être aussi équilibré qu’un astronaute, mais un minimum de sérénité est appréciable, ne serait-ce que parce que l’écrivain est une créature mal aimée de notre société. En France, on considère qu’écrire n’est pas un métier et il est de bon ton de glorifier les poètes maudits, les âmes torturées telles que Bukowski, comme si avoir connu des malheurs ou être mal dans ses pompes était la voie royale pour devenir écrivain.

En réalité, beaucoup de grands auteurs, même chez les plus déjantés, ont à un moment donné mis leur ego de côté et choisi de régler leurs problèmes personnels. C’est le cas de Stephen King, qui a reconnu que, suite à son addiction à la cocaïne, son écriture avait baissé en qualité, notamment sur les Tommyknockers, « an awful book ». Il faut une certaine humilité pour pouvoir se remettre ainsi en question. De nombreux écrivains n’ont pas hésité à écrire plus d’une dizaine de versions d’un même roman, comme Ronald Dhal avec Charlie et la chocolaterie. Si, en tant qu’auteur, vous n’êtes pas capable de lire un retour sans avoir envie de dissoudre dans l’acide votre bêta-lecteur, ou de vous immoler par le feu, l’écriture n’est peut-être pas une activité pour vous. Écrire un premier jet n’est pas le plus compliqué, ce sont surtout les corrections qui vont vous prendre des semaines, des mois, souvent des années de travail… Écrire peut vite devenir une souffrance lorsqu’on ignore la présence de cet ego qui nous pousse vers des comportements irrationnels, un ego fondamentalement illusoire : non, une mauvaise critique ne peut pas vous tuer ! Ce ne sont que des mots, rien de plus. À l’inverse, ce n’est pas parce que vous serez publié que tous vos problèmes disparaitront. Vous quitterez une insatisfaction (« je rêve d’être publié ») pour une autre (« je rêve d’avoir un peu de succès, comme certains auteurs »), puis encore une autre (« je rêve d’obtenir moi aussi un prix à un festival littéraire »), sans parler du fantasme du best-seller, aussi probable que celui de gagner le gros lot au Loto… Ces insatisfactions sans fin n’existent que dans votre esprit, elles sont aussi illusoires que votre ego, et pour cause : si vous n’arrivez pas à être heureux en ce moment même, comment voulez-vous que ce soit le cas dans un futur hypothétique ?

C’est cet ego qui nourrit la peur d’être un imposteur, la colère face aux critiques, ainsi que l’attachement excessif vis-à-vis de ses propres écrits, trois poisons étroitement liés. Avoir confiance dans des bêta-lecteurs bienveillants peut aider à vaincre ces obstacles. Le processus peut être long, il peut même durer toute une vie, mais le jeu en vaut vraiment la chandelle. Faire preuve de davantage de souplesse et d’ouverture d’esprit permet de toucher plus de lecteurs, mais aussi de grandir en tant qu’être humain. Il n’y a pas que dans les romans d’apprentissage qu’on trouve de beaux récits initiatiques…

 

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* C’est d’ailleurs la grande peur des éditeurs, tomber sur un auteur ingérable…

 

 

Published in: on septembre 30, 2019 at 12:00  Comments (19)  
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