Les historiens admettent que l’Homme navigue sur les Mers Turquoises depuis la plus haute antiquité. Il est probable que, dès la préhistoire, nos ancêtres ont tenté de braver l’océan à l’aide de fragiles embarcations. À partir du moment où les Savioliens ont cessé de pratiquer le cabotage pour se lancer à l’assaut du grand large, des problèmes se sont posés. Comment naviguer la nuit sans l’aide de Sol ? Pourquoi certains navires disparaissent de l’horizon pour ne jamais revenir ?
Il a fallu des siècles de patience pour résoudre ces deux grandes énigmes. La question de la navigation dans l’obscurité était particulièrement préoccupante, notamment à cause des récifs. Il faut remonter plusieurs millénaires en arrière pour entendre parler du premier lymphogateur, terme qui désigne le navigateur qui a bu au moins une fois dans sa vie de la lymphe, une sève au prix exorbitant. Il y a quelques siècles, ce liquide était très répandu dans le royaume. Je me souviens encore des Puits-De-Lymphe de mon enfance qui s’enfonçaient profondément dans le sol. N’importe qui pouvait goûter au précieux nectar, mais il n’y avait que les fous, ou les apprentis lymphogateurs, pour s’y essayer.
« Qui goutte à la Lymphe goutte à la vie », affirme le proverbe. Il faut avoir vu un aspirant-lymphogateur absorber cette curieuse substance pour vraiment appréhender ce dicton ! Tous les individus qui avalent le liquide racontent qu’ils ont l’impression de fusionner avec Sol.
Il s’agit d’une expérience mystique qui peut rendre fou ou même tuer, c’est donc pour cette raison qu’il est rare qu’un apprenti ait moins de vingt ans. Une fois le rite initiatique accompli, le lymphogateur possède à tout jamais la « double vision ». La nuit il est capable, en se concentrant, de percevoir Sol comme s’il était en plein jour. Sa lumière lui permet alors de distinguer les récifs et autres navires. Lorsque l’on prend la mer pour la première fois, il est très impressionnant d’observer les yeux de ces lymphogateurs devenir blancs. En réalité, ces derniers ne voient pas vraiment ce qui les entoure. Ils développent un sixième sens qui leur fait ressentir les auras des êtres vivants autour d’eux, y compris ceux d’autres lymphogateurs. Comme le Monde-Fleur est un gigantesque organisme alimenté par la lymphe, il n’est pas étonnant que ces marins puissent entrer en communion avec lui.
Le mystère des voiliers disparaissant de l’Horizon est une énigme aujourd’hui en partie résolue. L’Horizon désigne la ligne imaginaire délimitant un point de non-retour pour les marins. Lorsqu’un aspirant officier de la Marine royale entre à l’Académie, la première leçon qu’il apprend, c’est qu’une décision doit être motivée par la raison, jamais par la passion. Quelle que que soit la situation donnée, jamais un lymphogateur ne doit perdre de vue cette frontière. Qu’y a-t-il au-delà ? Le Maelström, un vortex géant, la force la plus puissante de ce monde. Du moins faut-il le croire, étant donné que personne n’en est jamais revenu.
« Le Maelström est l’achèvement de toute chose », rappelle le proverbe. Quelle que soit son expérience, un marin n’oublie jamais la terreur qu’il a éprouvée lorsqu’enfant, on lui a parlé pour la première fois du cœur de l’océan.
Encore de la propagande de l’Amirauté ! Tout le monde sait que quelqu’un en est revenu ! Il n’y a que son nom qui se soit perdu au fil des siècles ! Ou peut-être volontairement oublié…
Dix