
La descente aux enfers d’Arthur Fleck, un malade souffrant d’un syndrome neurologique prodromique, une pathologie rare provoquant des rires spasmodiques incontrôlables…
Que peut-on dire de plus sur le Joker ?
C’est la question que je me suis posée en apprenant qu’un film allait être consacré à la nemesis de Batman. J’avoue avoir frémi lorsque le réalisateur, Todd Phillips, a annoncé (à tort) ne pas s’être inspiré des comics… jusqu’au moment où le long-métrage a été récompensé à la Mostra de Venise, festival réputé pour son exigence. Passé le choc de la découverte (il m’a fallu plusieurs jours pour me remettre de la projection et écrire cet article), force est de constater que le Lion d’or décerné est totalement mérité tant le film est digne du Nouvel Hollywood de la fin des années 70 (Un après-midi de chien, Serpico…), et s’inscrit dans un cinéma sans concessions extrêmement politisé. Joker n’est pas du tout un blockbuster de super-héros.
Le prix récolté à Venise n’a pas empêché un scandale aux États-Unis, ce qui est souvent le cas avec les longs métrages intelligents tels que Orange Mécanique ou Fight Club. À l’image de ces œuvres marquantes, cette histoire de clown triste au destin tragique n’est absolument pas un film qui légitime les incels comme j’ai pu le lire, mais une réflexion nuancée permettant de comprendre les racines de la violence : qu’elle soit familiale, urbaine, ou terroriste, elle est symptomatique d’une société agonisante qui échoue à protéger les plus faibles, comme le montre la scène de l’assistante sociale : alors qu’Arthur Fleck est plus désemparé que jamais, elle lui annonce que c’est leur dernière entrevue, les politiques ayant taillé dans le budget des services sociaux :
– ils n’ont rien à foutre des gens comme vous… et ils n’ont rien à foutre des gens comme moi, avoue-t-elle, impuissante.

Le génie du réalisateur est d’avoir su (un peu) se détacher des comics originaux pour livrer sa vision du Joker, mais une version crédible, pour ne pas dire complémentaire de celle du Dark Knight : si on y réfléchit bien, dans le film de Christopher Nolan le clown ne cesse de mentir sur son passé en racontant des histoires à chaque fois différentes ! Le Joker de Todd Philipps est lui aussi un subtile patchwork basé sur de nombreuses sources d’inspiration.

En lisant le cultissime comics The Killing Joke (« Souriez ») d’Alan Moore (Watchmen, From Hell), on découvre un comique raté reconverti dans le crime, qui a perdu sa femme enceinte de six mois, à cause d’un stupide accident domestique.

Dans le magnifique Arkham Asylum, l’un des plus beaux (et dérangeants) comics qu’il m’ait été donné de lire, bien que les origines du Joker restent mystérieuses, David McKean fait ressentir la démence des personnages avec un mélange de peintures, de photos et de collages anxiogène au possible… Lorsqu’on le feuillette, le livre est organique, presque menaçant ! Une véritable plongée dans la folie.

Ce point de vue très immersif est largement adopté dans l’œuvre de Todd Philipps, avec d’autres idées-clefs. Ainsi, dans The Dark Knight Returns, on retrouve la fameuse scène de l’émission télévisée recyclée dans le film.

Une séquence également influencée par la Valse des Pantins de Martin Scorsese.

Le réalisateur s’inspire de tous ces éléments subversifs pour donner à son intrigue une atmosphère encore plus réaliste que celle du long-métrage de Nolan ! Il faut en effet saluer l’audace avec laquelle le réalisateur nous amène à porter un regard peu flatteur sur le père de Bruce Wayne, un riche industriel qui vit dans sa tour d’ivoire. On est saisi par l’ironie dramatique qui se dégage de cette tragédie, surtout quand on connaît la haine de Batman envers le Joker suite à l’assassinat de ses parents dans des circonstances assez troubles… Quand s’achève la vengeance et quand commence la folie ? C’est la question qui hante le spectateur à mesure qu’Arthur Fleck est confronté à l’injustice. Peut-on parler de démence quand une société aussi schizophrénique que dysfonctionnelle nous pousse à la méchanceté ? Dispose-t-on d’un réel libre arbitre lorsqu’on n’a jamais connu la stabilité ? Autant d’interrogations qui amènent un éclairage tragique sur ce comique désespéré qui passe son temps à collectionner dans son carnet les meilleures blagues, sans véritablement les comprendre, parce que sa vie elle-même n’est qu’une cruelle plaisanterie. On ne peut qu’éprouver de la compassion pour cette victime, qui va inexorablement se transformer en bourreau dans un Gotham City déliquescent, magnifié par la musique de Hildur Guðnadóttir, la violoncelliste islandaise qui a composé la bande-originale de la série Chernobyl.
Fable incendiaire sur la faillite morale de nos sociétés modernes qui n’est pas sans rappeler le Taxi Driver de Martin Scorsese et le V pour Vendetta d’Alan Moore, conte crépusculaire anarchisant porté par un Joachin Phœnix habité par son rôle, Joker est la preuve que les films DC Comics ne sont jamais aussi bons que lorsqu’ils se distinguent du cinéma Marvel. Du scénario plus que des effets spéciaux, une réflexion plus que de l’action, est-ce le début d’une nouvelle ère pour DC ? Je l’espère de tout cœur, tant il s’agit pour moi du film de l’année, et même le chef d’œuvre iconique de cette fin de décennie. Smile !
Ah, comme il arrive parfois, je ne te suis pas sur ton analyse. Je me suis profondément ennuyée hier, en mode « tout ça pour ça ». On en discutera à l’occasion, cher Amiral ! 🙂
On ne peut pas être d’accord sur tout 😉 Avec plaisir 😉
J’aime beaucoup ton point de vue qui s’appuie sur des connaissances de l’univers comics et cinématographiques ! Sans avoir ces références, j’ai eu le même ressenti à propos du film. Impossible de rester indifférent face au message politique, impossible de rester indifférent face à cette lente agonie qui le fait basculer un peu plus à chaque difficulté dans la folie.
Oui, et puis c’est génial d’avoir enfin un autre point de vue que celui de la chauve-souris masquée 🙂
Clairement oui, ça change ahah ! On attend le point de vue d’Alfred maintenant 😆
Peut-être est-il syndiqué ? 😀
😂 il faut négocier !
😄
Je suis d’accord que le film a le grand mérite de renouveler le genre – et bien sûr que la performance d’acteur était, sans doute possible, exceptionnelle.
En revanche, je suis justement restée un peu sur ma faim par rapport à la société qui est dépeinte. Il y avait un côté caricatural et pas vraiment fouillé dans cette dimension « riches = méchants obtus ». Pourquoi Gotham est-elle à ce point en ébullition ? On ne montre pas vraiment les problèmes (à part la grève des ordures) et on n’explique pas vraiment leur source non plus. Est-ce une crise économique ? Un scandale de corruption ? Une ville simplement mal gérée ? Est-ce local, national, international ? Y a-t-il du chômage, une augmentation de la pauvreté ?
Le Joker était très bien, mais j’ai trouvé le décor un peu pauvre en comparaison.
En ce qui me concerne, pour moi la ville est un peu la métaphore de notre propre société, en « faillite » dans plein de domaines… Une faillite morale, parce que tout repose sur l’individualisme. Le réalisateur donne d’ailleurs des indices qui vont dans ce sens : la réaction de la mère de famille dans le train, qui interdit à son enfant de jouer avec Arthur, ses copains de travail qui se montrent cruels, le patron qui ne veut pas croire que des jeunes voyous ont volé sa pancarte… et bien sûr les politiques, qui économisent sur les services sociaux. Je vois les riches moins obtus qu’ignorants des réalités de notre monde, à l’image d’un Trump qui n’arrive pas à faire preuve d’empathie, tout simplement parce qu’il n’a jamais été à un dollar près, ni connu une vie difficile… C’est d’ailleurs le cas avec nos élus en France, grassement payés… sans vouloir faire de politique 🙂