Cela faisait longtemps que j’avais envie de revenir sur le parcours d’un artiste que j’admire, un génie capable de créer des intrigues toutes plus originales les unes que les autres, et dont on ne parle pas assez au regard de l’immense talent. Pourtant, rien ne destinait Shin’ichirō Watanabe à devenir une référence en matière d’animation. Jeune cinéphage influencé aussi bien par la Nouvelle Vague, que John Woo, George Romero ou Bruce Lee (à cette époque il visionne 500 films par an !), Watanabe rêve d’être réalisateur. Le problème, c’est que le cinéma japonais ne l’intéresse guère. Reste le monde de l’anime… et il y a déjà beaucoup d’animateurs virtuoses dans son pays. Qu’importe ! Il décide de se démarquer en apportant un soin particulier à la musique, son autre passion. C’est ainsi que le « bebop », le jazz d’improvisation, va rythmer Cowboy Bebop (1998), un étrange western de l’espace existentiel à la fois drôle et sombre, dans lequel des chasseurs de primes sillonnent le système solaire.
Une œuvre culte qui faillit ne jamais voir le jour. Le sponsor, Bandaï, comptait en effet vendre des jouets grâce à la série, expliquant à Watanabe que « du moment qu’il y avait un vaisseau spatial, il pouvait faire ce qu’il voulait ». Une liberté quasi absolue, lourde de conséquences… Au moment de découvrir le ton adulte et décalé de Cowboy Bebop, les cadres de Bandaï sont furieux, ils ont l’impression de s’être fait rouler dans la farine ! La firme se retire du projet. En guise de représailles, la chaîne publique TV Tokyo ne diffuse que les premiers épisodes, et seulement les moins violents, les autres étant retransmis sur la chaîne câblée Wowo, qui ne dépend pas de la publicité. Même si la situation demeure précaire, ce changement de diffuseur permet à Watanabe de s’affranchir totalement des contraintes mercantiles. Comme la série n’est jamais assurée d’être renouvelée, après chaque générique de fin les personnages teasent avec humour l’épisode suivant, en demandant aux spectateurs d’être présents la semaine prochaine ! Cowboy Bebop sera un triomphe mondial.
Dans Samouraï Champloo (2004), Watanabe change à nouveau d’univers avec les aventures (anachroniques) d’un trio voyageant dans le Japon de la période Edo. Le jazz de Cowboy Bebop cède la place à un hip-hop hypnotique qui rythme d’élégants combats au sabre.
Deux séries a priori différentes, mais un même cocktail « 80% de sérieux 20% d’ humour » dixit Watanabe. L’un des épisodes de Samouraï Champoo ose raconter la légende farfelue du premier match de base-ball entre marins américains et samouraïs… Au fil des ans, l’auteur va toujours plus loin dans ses expérimentations délirantes, jusqu’à inverser son fameux dosage « sérieux-humour » avec Space Dandy (2014), satire du space opera, du culte du héros et de l’Amérique, symbolisée par « l’empire Gogol » de (l’incapable) Amiral Perry. Le choix du nom du méchant est tout sauf un hasard, Perry étant le militaire qui a forcé le Japon à ouvrir ses frontières au XIXe siècle. Dans l’anime, son vaisseau est une statue de la liberté bâillonnée de façon… très particulière.
Synthèse beauf de Nicky Larson et Han Solo, Dandy est un chasseur d’aliens obsédé par les femmes et l’argent, susceptible de sacrifier son équipage pour sauver sa peau ! Là où l’auteur fait à nouveau preuve de génie, c’est qu’il décide de briser totalement la narration classique d’une série : chaque épisode est une histoire indépendante, les personnages peuvent très bien mourir et revenir la semaine suivante vivre une aventure drôle ou émouvante… ce qui confère au scénariste une liberté presque illimitée. Cette fois, c’est la disco qui est à l’honneur, avec un générique qui n’est pas sans rappeler Flash Gordon, Capitaine Flam et la délicieuse culture pulp.
La musique va prendre de plus en plus d’importance au sein des œuvres de Shin’ichirō Watanabe, capable de traiter de sujets plus graves avec pudeur. Dans son chef-d’œuvre Kids on the slope (2012), l’auteur raconte durant les années 60 la bouleversante histoire d’amitié de deux lycéens mélomanes que tout oppose : Sentarou, un batteur de jazz un peu voyou, et Kaoru, pianiste coincé issu d’un milieu favorisé. Dans ce récit poignant, Sentarou va apprendre à Kaoru l’art de l’improvisation, en musique comme dans la vie. On comprend peu à peu que ces adolescents sont plus complexes que ce que l’on pouvait imaginer de prime abord.
Dans toute l’œuvre de Shin’ichirō Watanabe, on retrouve l’idée qu’il ne faut pas se fier aux apparences, une thématique que l’artiste japonais aborde dans deux magnifiques épisodes d’Animatrix (2002) : Kid’s Story et A Detective Story. Des histoires qui rendent hommage à un cinéma occidental que Watanabe affectionne particulièrement.
Ainsi, dans Cowboy Bebop, le solitaire Spike rappelle autant le Clint Eastwood des films de Sergio Leone, que l’œuvre de Jean-Luc Godard (un épisode est intitulé en français Pierrot le fou) ou la mélancolie du tueur interprété par Alain Delon dans… le Samouraï, de Jean-Pierre Melville. Il n’est guère étonnant qu’un cinéaste tel que Denis Villeneuve ait choisi Watanabe pour réaliser le sublime Black Out 2022, l’un des anime qui introduit Blade Runner 2049.
Villeneuve parle de « respect » et « d’honneur » lorsqu’il évoque sa collaboration avec un artiste passé maître dans l’art de créer des marginaux attachants. Qu’ils soient cowboys, musiciens, ou guerriers errants, Watanabe a une tendresse pour les loosers magnifiques et mélancoliques hantés par les souvenirs, quand ils ne sont pas rongés par la culpabilité. Des duos dans lesquels apparait souvent la figure hubrique du bagarreur borderline et indomptable (Spike/Sentarou/Mugen), une âme fêlée qui devra, tôt ou tard, affronter ses démons, parce qu’on n’échappe pas à son destin.
On retrouve ce fatalisme dans Terror in Resonance, l’histoire de deux adolescents poseurs de bombes à Tokyo, une nouvelle critique adressée à l’Amérique, dont la bande originale a été inspirée par Sigur Rós, de l’aveu même de Watanabe. Si Terror in Resonance est la seule œuvre inaboutie au sein de cette impressionnante filmographie, Carole & Tuesday (2019) confirme une nouvelle fois le talent d’un immense conteur qui adore ses personnages, ici deux jeunes femmes qui rêvent d’être musiciennes.
Explorer la galaxie Watanabe, c’est découvrir des histoires touchantes peuplées d’antihéros inoubliables, mais aussi risquer d’être contaminé par un cinéphile mélomane à la passion communicative, capable de vous faire aimer le rap, le jazz ou la pop. Artiste protéiforme mais d’une sincérité rare, perfectionniste en constante recherche d’originalité, Shin’ichirō Watanabe fait partie du cercle très fermé des auteurs en quête de sens qui essaient de réaliser une œuvre à chaque fois plus ambitieuse que la précédente. Une démarche sans le moindre compromis commercial, d’une grande exigence, qui ne peut susciter que le plus profond des respects. Je n’aurai qu’un mot :
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