Les « anti-high-tech » se répandent dans la Silicon Valley ! Non, ce n’est pas un scénario de science-fiction, mais le constat du Monde.fr dans cette série d’articles parus il y a un mois. Les activistes du mouvement Counterforce s’en prennent aux bus de Google ainsi que d’autres multinationales et dénoncent… la flambée de l’immobilier. La flambée de l’immobilier ? Mais quel rapport avec les multinationales ? Hé bien San Francisco, devenue la ville la plus chère des Etats-Unis, est victime d’une gentrification : les nouveaux arrivants, plus aisés, s’approprient un espace initialement occupé par des habitants ou usagers moins favorisés. À San Francisco, il existe même une loi permettant aux propriétaires d’expulser des personnes âgées installées depuis longtemps pour louer plus cher les appartements aux cadres de Facebook, Apple, Yahoo ainsi que d’autres compagnies. Les bus de Google, de plus en plus nombreux, sont équipés de matériel high-tech pour que leurs employés continuent de travailler, tandis que les bus publics sont victimes de bouchons interminables. Alors qu’une couteuse chasse aux contrevenants (9,5 millions de dollars par an pour un million de dollars de revenus) a provoqué la mort d’un resquilleur abattu par la police (!), Google échappe à une facture de plusieurs dizaines de millions de dollars.
Si je suis d’accord sur l’idée que Google créé des emplois et qu’on doit s’abstenir de toute vision manichéenne, il faut reconnaître que les écrivains cyberpunks étaient des visionnaires : dans les années 80, des romanciers comme William « Neuromancien » Gibson ont décrit un futur cauchemardesque dominé par les multinationales omnipotentes, Internet, et les désastres écologiques. Un monde aseptisé qui a horreur de la contestation.
À l’ère des réseaux sociaux, nous entrons doucement dans un moyen-âge technologique avec des entreprises qui ont plus de pouvoir que les états. C’est ce qu’on constate aujourd’hui avec le « GAFA » constitué par Google, Apple, Facebook et Amazon, des entités dotées de PIB supérieurs à ceux de nombreux pays.
Comme pour les problèmes écologiques, nous sommes tous plus ou moins responsables de cette (r)évolution qui modifie en profondeur notre société : les citoyens se transforment peu à peu en consommateurs, et même en adeptes religieux, il n’y a qu’à voir sur les sites web les disputes entre les fans d’iOs et ceux d’Android. Ces liens d’allégeance de followers et de fans, dignes d’un régime féodal, constituent autant de toiles d’araignées tissées par les multinationales : tandis que Google propose toujours plus de services gratuits, il faut désormais un compte Facebook pour se connecter à de nombreux sites. La gratuité de certains services n’est bien sûr qu’une illusion : « si c’est gratuit, c’est vous le produit » a-t-on coutume de dire sur le Net. Vous allez me dire que ces problèmes sont mineurs, mais ce qui se passe actuellement à San Francisco est un nuage qui annonce des tempêtes plus graves pour notre monde réel. Alors qu’Amazon veut peser de tout son poids pour supprimer la loi du prix unique sur les livres français, ce qui aurait des conséquences catastrophiques pour les éditeurs, Google investit massivement dans les voitures autonomes…. gratuites.
Dans un futur proche, les utilisateurs du service de géolocalisation Google Now pourront se rendre en Google cars dans des magasins sélectionnés. Les commerçants financeront le service en échange de la publicité. C’est loin d’être de la science-fiction puisque l’année dernière Google a investi 258 millions de dollars dans le leader mondial des VTC, Uber. Il s’agit d’un service permettant, à l’aide d’un smartphone, de réserver une voiture de tourisme avec chauffeur selon le véhicule le plus proche. Et les Google cars fonctionnent déjà au Névada, en Floride, en Californie et dans le Michigan.
Bien évidemment, comme tout un chacun, je suis fasciné par l’innovation technologique, et j’admire l’incroyable bilan écologique de San Francisco. Mais les entreprises commerciales prennent un poids déraisonnable sur notre vie quotidienne. Quand Amazon aura tué définitivement la concurrence grâce à ses livraisons par drone en moins d’une heure, qu’est-ce qui empêchera cette firme d’augmenter ses prix ? De manière générale, si tous(tes) les caissiers(ières) sont remplacé(e)s par des machines, qu’adviendra-t-il des gens sans qualification qui chercheront du travail ? Ou de la grand-mère isolée qui ne pourra plus bavarder avec la caissière (bon ok, la grand-mère qui bavarde avec les caissières, c’est moi) ?
On a beau se réjouir de la suppression des métiers pénibles, je ne peux m’empêcher de penser que les cauchemars des cyberpunks sont en train de se réaliser : dans ce moyen-âge technologique, les serfs que nous sommes obéissent aux multinationales, les véritables seigneurs de ce monde. Et dans ce futur, la contestation est inconcevable.
Vous trouvez que j’exagère ? Cette dystopie se déroule en ce moment même sur nos écrans avec la Coupe du monde : la toute-puissante Fifa a exigé que le Brésil adopte une législation, la Lei Geral da Copa. Grâce à cette loi, la Fifa peut vendre des billets plein tarif sans prendre en compte les étudiants et les retraités. Dans un rayon de 2 kilomètres autour des stades, il est interdit de vendre des produits autres que ceux des partenaires officiels. La vente d’alcool, normalement interdite dans les stades pour réduire la violence, est autorisée pour Budweiser, bière officielle du Mundial. Encore plus ahurissant, en vertu de cette même loi, les citoyens qui portent atteinte à l’image de la Fifa ou des sponsors lors des nombreuses manifestations sont condamnés par des tribunaux d’exception ! Grâce à la magie de la technologie, la Fifa a même censuré l’enfant indien à la banderole du match d’ouverture.
La Fifa impose d’une main de fer sa loi aux états mais, curieusement, lorsque des esclaves népalais exploités par le Qatar meurent en masse sur le chantier de la coupe du monde 2022, cette fédération n’intervient pas… Il y a 30 ans, la génération cyberpunk a tiré la sonnette d’alarme sur les dérives des multinationales. Alors que notre société ne cesse de se déshumaniser, ne serait-il pas grand temps de se recentrer sur l’essentiel ?
Philip K Dick avait aussi raison bien avant William Gibson ! Et le cauchemar de Neuromancien est en train de devenir réalité !
Et dire que certains prenaient ces écrivains pour des illuminés… Dans les années 70, écolo était synonyme d’hippie ^^
C’est clair ! Les écrivains cyberpunk sont les enfants de Spinrad, Disch, Ballard, Dick et Brunner pour n’en citer que certains ! Et hélas, leur prescience n’est que trop évidente ! La Science Fiction n’est pas que space opéra ! Et chez ces écrivains, le monde déchante plus souvent !
Bien dit. Hélas.
Encore un billet très intéressant… mais qui fait froid dans le dos.
A vrai dire, je n’étais pas du tout au courant de ce monopole exercé par les GAFA sur l’immobilier et les couloirs bus. Je ne suis jamais tombée sur un article dessus, donc je tombe un peu des nues. Ca peut paraître con et anodin mais c’est symptomatique d’une société gangrénée par l’argent, le pouvoir et la technologie…
Merci Flora ! Oui, c’est terrible cette gentrification, qui rime avec exclusion… Si le sujet t’intéresse, je te recommande vivement le lien dans l’article menant vers les billets du Monde.fr, c’est choquant…
Très bel article Capitaine ! Je prie que l’avenir ne devienne pas aussi noir…
Merci Fred ! Comme je le disais sur Facebook, je pense que ce qu’on vit est déjà de la SF, d’un certain point de vue… Espérons que les choses évoluent dans le bon sens, même si notre société a déjà comme une parfum de dystopie…
Très vrai tout ça? J’avais eu une révélation sur le sujet en apprenant la copyright madness autour des Jeux Olympiques de Londres.
Je pense qu’il y a aussi quelques gros lobbys en action qui bloquent ou qui forcent certaines décisions gouvernementales.
J’ai failli parler dans mon article des JO de Londres, qui ont été marqués par des polémiques similaires. Je pense que la situation du Brésil choque plus à cause des disparités plus grandes entre riches et pauvres, ne parlons même pas du Qatar… Effectivement, il y a de sacrés lobbys en action !
Non mais là tu es complétement à côté de la plaque ! L’essentiel, en ce moment, c’est le football !
Hahaha 😀 C’est vrai, au moment où j’écris ces lignes, la France affronte la Suisse, ne perdons pas de vue l’essentiel ^^
Comme toujours, un article clair, intelligent et documenté. J’aurais préféré que ce soit de la SF plutôt que de l’investigation… Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai un match à voir. « Du pain et des jeux » continue à fonctionner…
Merci ! 😀 Oui, moi aussi hélas… 😦
Un exposé qui fait froid dans le dos…
Tout cela repose quand même sur une chose: que le pékin ordinaire ait les moyens de payer tous ces produits et services high tech. Le jour où nous serons tous mis au chômage par les robots et autres, qui va payer? Soit ces services vont être limités à une élite et être beaucoup plus chers qu’ils ne le sont, soit ils vont disparaître, seulement on en aura tellement pris l’habitude, que l’atterrissage va être difficile. Enfin, il y a le problème délicat de l’énergie et des matières premières…
Il est clair qu’avec des ressources limitées, la croissance économique n’est pas éternelle. Paradoxalement, j’évoquais San Francisco, qui arrive pratiquement à recycler 100% des déchets, et qui dans le même temps exclue. Je redoute vraiment cette gentrification digne du film des années 90 « Demolition Man » : d’un côté, un « monde Google » complètement aseptisé où tout va bien en apparence, de l’autre un ghetto. C’est peut-être caricatural, mais je me demande dans quelle mesure, sous couvert d’écologie, on ne va pas se diriger vers cette dystopie. Affaire à suivre…
Article très intéressant. Je ne savais pas que ça allait aussi loin avec google. Quant à Gibson, j’ai lu Lumières virtuelles il y a quelques années, qui ne m’avait pas emballée. Je vais me pencher sur Neuromancien dès que possible !
Merci ! Je reconnais que Gibson est un peu aride à la lecture, mais Neuromancien fait vraiment partie des livres prophétiques, hélas…
Allez, on en rajoute une couche, non, deux :
Un petit lien pour commencer : http://www.marianne.net/Vous-avez-aime-le-traite-transatlantique-vous-adorerez-TISA-_a239731.html
Et puis, entendu ce midi une petite interview de Terry Gillian à propos de son nouveau film (j’ai bien envie d’aller le voir d’ailleurs). Le journaliste fait la comparaison avec Brazil ! Et Terry Gillian de dire, mais non, ça n’a rien à voir ! Brazil c’était un État totalitaire. Mais ça n’existe plus maintenant. Le pouvoir c’est les multinationales qui l’ont, plus les États. Les pouvoirs totalitaires ce sont les multinationales !
On est en plein dedans !
« On est en plein dedans ! »
C’est clair ! Je suis moi aussi effaré par TISA, et le silence assourdissant des médias français… La dystopie, c’est maintenant.
[…] De nombreux livres sont concernés par ce phénomène, et ne sont même pas disponibles en numérique. "Rien de neuf sous le soleil, c’est la loi du marché, la rareté a un prix" diront certains. Certes. Mais on parle quand même de culture, d’un bien qui devrait être accessible au plus grand nombre. Vous allez me répondre que je peux très bien obtenir des livres indisponibles à la bibliothèque et c’est précisément ce que je fais lorsque j’effectue des recherches pour mon futur roman. Je me rends à la bibliothèque à pied, j’emprunte pour un mois deux ouvrages, je photographie avec mon smartphone certains chapitres pour les relire plus tard. J’avoue que c’est un travail agréable : au fil de mes recherches, j’ai découvert des trésors. Mais jusqu’à quand cela sera-t-il possible ? En Angleterre, les bibliothèques ferment par centaines. Les habitués du blog A l’ombre des nénufars savent que la situation des libraires en France n’est pas plus réjouissante. Il faut dépenser beaucoup de temps et d’argent pour accéder à certains livres "rares", alors que nous vivons dans un pays riche qui a donné naissance à la philosophie des Lumières ! Notre société ne devient-elle pas de plus en plus dystopique ? Dans son plaidoyer, Neil Jomunsi défend une autre conception de la rareté, plus humaniste, que je partage sans réserve (l’article et les commentaires sont passionnants). Les artistes, les libraires et les bibliothécaires sont, elles aussi, des personnes rares, les précieuses cellules d’un écosystème fragile qu’il faut à tout prix préserver. S’il disparait, les multinationales comme Amazon auront le champ libre pour nous imposer leur logique commerciale, avec toutes les dérives que cela implique. […]
C’est malheureux de voir à quel point certains auteurs de SF avaient vu venir ce futur, l’avait crié, mais que personne ne les a écoutés, soumis que nous sommes (nous ou les personnes au « pouvoir ») à la dictature de ces méga-entreprises…
Quand on pense que côté écologique c’est la même chose (avec parfois les mêmes auteurs : Harrisson, Ballard, etc…)…
Il serait justement temps pour de nouveaux auteurs visionnaires d’imaginer le monde de demain. Je ne regarde peut-être pas dans la bonne direction, mais je ne les vois pas!
Alex : ce qui me fait peur, c’est qu’il y a en ce moment beaucoup de post-apocalyptique… Espérons que ces visions ne se réalisent pas ! 😦
Il y en avait aussi dans les années 60-70 où on imaginait une holocauste nucléaire ou parfois une épidémie. Maintenant, les auteurs ont du mal à se mettre d’accord!
De nos jours, les romans post apo partent plus de l’idée d’une nouvelle crise économique et financière. Voire d’une crise liée aux matières premières et à l’énergie. Or dans les deux cas ce sont des multinationales qui sont aux commandes: le secteur financier tient les États par les biiiipp avec la dette et les minières géantes s’approprient encore les réserves en matières premières des pays « pauvres »… oui, vraiment, les multinationales et les lobbies dominent le monde, sauf exception.
Lorhkan : je me souviens que durant les années 80 les écologistes passaient souvent pour des hippies… 😦 L’Homme a vraiment le don de pratiquer la politique de l’autruche…
[…] cool attitude, Mike Judge nous renvoie à l’absurdité de notre société, mais aussi à la gentrification de San Francisco que j’évoquais dans cet article. La jungle du numérique qu’est la Silicon Valley est tournée en dérision avec des scènes […]
Intéressant de passer du sujet initial à la coupe du monde. Sur son blog, Lionel Maurel avait déjà fait le même type de rapprochement en qualifiant les jeux olympiques de Londres de « cauchemar cyberpunk » : http://scinfolex.com/2012/07/27/comment-la-propriete-intellectuelle-a-transforme-les-jeux-olympiques-en-cauchemar-cyberpunk/
Ah merci ! Je vais lire ça immédiatement 😉
Cette police du langage est terrifiante, quel article… Merci pour l’info 😉
Pour avoir ete a londres pour les jo je peux te dire que la police du langage n’a simplement pas pu etre appliquee, faute de moyens. Quelques dizaines d’agents sous payes, ce n’est pas assez.
Quand aux compagnies plus fortes que les etats, rien de nouveau la dedans: la East India Company a ete un veritable etat pendant un siecle et entraine l’Angleterre dans la guerre des Cypayes. Idem pour les compagnies americaines dans certains pays sudamericains. Tout le
Monde s’en fichait dans les pays occidentaux. Ben maintenant ca arrive ici. Il n’y a pas de raison…
C’est sûr, mais l’article des JO me donne quand même froid dans le dos : la SF parodique d’hier est en train de devenir notre réalité d’aujourd’hui dans ce qu’elle a de plus dystopique. Pour moi, il faut être d’autant plus vigilant car ce qui paraissait absurde il y a 30 ans est en train de s’imposer insidieusement : il est inadmissible qu’on puisse venir enquiquiner un boulanger ou un fleuriste sous prétexte que ces artisans reproduisent les anneaux olympiques, sans parler de ces journalistes qui n’avaient pas le droit de prononcer le mot « olympiques » parce qu’ils n’avaient pas acheté les droits, et je ne parle même pas des manifestations interdites…
La coupe du monde et les jeux olympiques sont certes des événements populaires, mais le sport doit rester du sport, et non un business planétaire permettant à des multinationales d’interférer avec les lois d’un pays, au mépris de nos libertés… et de nos vies, comme ce qui est en train de se passer au Qatar.
PS : j’ai dit trop de mal de la FIFA et du CIO sur ce blog, je suis donc contraint d’afficher de la publicité, je m’en excuse par avance, merci pour votre compréhension.
ENJOY COCA-COLA. NIKE JUST DO IT.
Voilà, c’est fait.
[…] qui évoquent le Japon, les biopunks, les tardigrades, les univers vivants, les pulps, les Daleks, les dystopies, la Jordanie, ou même la république des lettres… Je vous avoue qu’au début […]
[…] On a beau répéter que les cyberpunks avaient raison, je suis toujours sidéré par le fait que la réalité dépasse la fiction. Vous vous rappelez de « 1984 », des films cauchemardesques de Terry Gilliam, de la série le Prisonnier ou du feu rouge parlant de Blade Runner ? Eh bien la dystopie fait désormais partie du quotidien de Mandelieu, avec des caméras qui interpellent des êtres humains. La preuve avec ce court reportage de TF1 qui semble amuser Jean-Pierre Pernaut. […]