
Il y a quelques jours, j’ai revu Sans un bruit avant de découvrir son excellente suite au cinéma. J’avoue avoir été impressionné par la façon qu’a le génial réalisateur/scénariste/acteur John Krasinski (Jim dans la série comique The Office !) de s’en tenir à un principe simple : utiliser les sens d’un personnage pour plonger le spectateur dans le récit.
De nombreux cinéastes négligent cette problématique et tombent dans le cliché en nous montant des points de vue inutiles : celui du président des États-Unis confronté à une invasion alien (Independance Day), ou de personnages taillés pour l’action tels que des militaires, quand il ne s’agit pas d’un point de vue externe omniscient (un vaisseau alien survole la lune dans Transformers 3).
Le scénario de Sans un bruit est aux antipodes de ces longs-métrages, il raconte en effet l’histoire d’une famille qui est confrontée à une invasion extra-terrestre particulièrement terrifiante, les créatures étant attirées par le bruit. Cette contrainte amène un point de vue intimiste crucial, riche en immersion.
Pour le dire plus simplement, Sans un bruit s’inscrit dans la lignée des grands films d’invasion alien qui adoptent le point de vue de personnages banals. Que ce soit dans la Guerre des mondes, Captive State, Monsters, The Mist, Signes ou Premier Contact, on ne sait pas grand-chose sur les créatures qui menacent les protagonistes. Ce qui compte, c’est moins l’information que la sensation, une contrainte narrative qui parle à tous les auteurs. J’avais abordé cette problématique il y a quelques années dans deux articles, Rendre un récit vivant et immersif partie 1 et partie 2. En fait, ce fameux show don’ tell n’est que la partie émergée d’un iceberg plus grand qu’on appelle le sensorium, que j’ai évoqué récemment lors d’un atelier d’écriture.
Grâce au cinéma et aux séries télévisées, nous vivons dans un monde de plus en plus visuel, ce qui n’est pas sans provoquer un effet pervers : de nombreux auteurs écrivent des séquences comme s’il s’agissait des scènes de films, ce qui n’est pas un mal en soi.
Le problème, c’est qu’ils ont parfois tendance à négliger les autres sens :
- le toucher
- l’ouïe
- le goût
- l’odorat
Loin d’être gadget, s’aider de ces sens permet de favoriser l’immersion, le réalisme, un peu comme si on ajoutait plusieurs dimensions au récit.
Exemple : la madeleine de Proust.
On a tous le souvenir d’un plat délicieux qu’on adorait durant notre enfance. Essayer de transmettre toute cette gamme de sensations, la première fois qu’on découvre un aliment agréable, c’est amener de la nostalgie. Retirer les sens, revient à appauvrir le texte, parce que les sens sont aussi là pour amener du conflit, c’est-à-dire de la tension.
Dans le roman Birdbox, de Josh Malerman, Malorie doit guider deux enfants vers une colonie de rescapés. Ils sont tous les trois les yeux bandés, pour éviter des créatures invisibles qui provoquent la folie et mènent au suicide. Ce qui est terrifiant dans ce roman, c’est le fait que le personnage soit privé de la vue, qu’il soit obligé d’imaginer une scène.
L’air mordille leur visage, les égratignures qui les grêlent. Les enfants ne se plaignent pas. Ce n’est pas une enfance, se dit-elle en les conduisant vers la rivière. Puis elle l’entend. Avant même d’atteindre le quai, elle entend le roulis de la barque dans l’eau. La jeune femme marque une pause pour resserrer leurs bandeaux, après quoi elle les conduit sur les planches de bois. Oui, se dit-elle, elle est encore ici.
Dans le roman horrifique Jessie, de Stephen King, adapté au cinéma par Mike Flanagan (l’auteur de la terrifiante série The Haunting of Hill House), un couple part en week-end dans une maison isolée. Dans le cadre d’un jeu sexuel, le mari attache sa femme au lit avec des menottes, mais soudain il a une crise cardiaque et meurt. Sa femme se retrouve livrée à elle-même.
À un moment donné, Jessie va entendre des bruits, qui ont une importance capitale, puisqu’elle est prisonnière. De la même façon, elle va devoir se libérer à tout prix de ces menottes. Le simple fait de décrire la sensation du métal sur la peau quand elle essaie de se détacher amène énormément de tension, on souffre avec le personnage.
Un sens qu’on néglige dans un récit, c’est bien évidemment l’odorat, ce qui est dommage, car on se prive ainsi de tout un panel du sensorium.
Exemple, un passage « choc » du Parfum de Patrick Süskind.
A l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courte-pointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives.
En ce qui concerne les sens, on peut aussi dire que, parfois, moins c’est mieux. Entendre des gouttes tomber sur le plancher peut donner à penser que c’est de l’eau… Mais que se passerait-il si le protagoniste savait que quelqu’un venait de trouver la mort dans cette maison ? Il pourrait imaginer tout un tas de choses en entendant ces gouttes, qu’il pourrait prendre pour du sang… C’est la fameuse parabole bouddhiste de la corde qu’on imagine, dans le noir, être un serpent. Donner au lecteur des informations à la façon d’un peintre impressionniste, de façon minimale, peut se révéler très efficace.

Une odeur de renfermé peut inconsciemment influencer le lecteur et permettre à l’auteur de mettre en place une ambiance nostalgique si on parle d’une vieille libraire poussiéreuse qui a beaucoup de cachet, ou au contraire sinistre. Il ne faut pas hésiter à s’aider de la sémantique et utiliser des mots positifs ou négatifs, selon ce qu’on veut faire passer comme sensations.
Personnellement, quand j’entends en bord de mer les mouettes chanter, le petit garçon qui est en moi a l’impression qu’il va embarquer sur un navire pirate pour prendre le large, c’est l’appel de l’aventure ! Ce n’est probablement pas le cas de ces Britanniques… Ironie du sort, donner à manger à une mouette à la main peut se révéler dangereux, sa morsure est riche en bactéries, je me souviens même d’un fait divers survenu sur la Côte d’Azur il y a quelques années, un décès lié à une septicémie. Un même animal peut donc véhiculer des charges émotionnelles extrêmement différentes !
Sur un premier roman, tous les jeunes auteurs, et j’en ai fait partie, ont la hantise d’ennuyer le lecteur avec une histoire qui manque de tension… mais en réalité, grâce au sensorium et plus largement au show don’t tell, une intrigue entière peut se dérouler en huis clos. C’est le cas du roman Cujo, l’histoire d’une famille piégée dans une voiture à cause d’un chien victime de la rage. Bien qu’en tant qu’auteur, je n’ai heureusement jamais vécu une situation aussi dramatique, qui n’a jamais été inquiet en se retrouvant accidentellement enfermé dans une pièce ? Il ne faut pas hésiter à s’inspirer des expériences heureuses ou malheureuses du quotidien pour transmettre sensations et émotions.
Nos limites ne sont que celles imposées par notre imagination.
Votre commentaire