
Après avoir lu mon article précédent, une amie autrice m’a téléphoné pour me dire : « tu parles de ton expédition dans ce désert en Chine, mais qu’est-ce que tu cherches vraiment là-bas ? ». Sur le coup, j’ai été surpris par cette question, tant la réponse me paraissait évidente (au hasard, m’imprégner de l’ambiance de ce voyage pour terminer mon roman et revenir avec une exposition photographique d’une des régions les plus méconnues du globe), mais à la réflexion j’ai trouvé que la remarque de mon amie était d’une grande pertinence, car elle renvoie à l’éternelle question de la motivation chez les autrices et les auteurs. Cette question est moins « qu’est-ce que je vais chercher en Chine ? », que « qu’est-ce qui nous pousse, nous artistes, à écrire » ?
Je n’aurai pas la prétention d’énoncer des généralités et de parler à la place de mes amis écrivains, car chaque auteur est différent, sans parler des projets. Mon héros du Moine de Samarcande, Zhiyan, se rend dans le désert du Taklamakan afin de trouver un remède pour sauver celle qu’il aime, au péril de sa vie. Le héros est toujours a minima l’alter ego de l’auteur, et je dois reconnaître que la passion est ce qui me motive à écrire : c’est l’amour des livres qui me fait tant aimer mon métier de bibliothécaire… mais comme Zhiyan, la passion amoureuse est ma pire ennemie, parce qu’elle peut me conduire à prendre des risques insensés, me mener à ma propre perte… et à m’oublier. Je le sais désormais, on peut mourir par amour, et même renier toutes ses valeurs, un destin pour moi pire que la mort, surtout quand la relation est toxique. C’est la thématique d’une de mes nouvelles, la Putain du Caravage.
Dans mon roman, Zhiyan suit un parcours singulier au sens où au début de son voyage initiatique, il ne possède pas de spiritualité particulière. C’est un soldat, pragmatique, qui va rencontrer sur les routes de la soie des maîtres bouddhistes… avec cette interrogation, une véritable graine semée en lui : qu’est-ce qui distingue la passion de l’amour ? En traversant des déserts, il trouvera des éléments de réponse, parce que dans le silence, nous sommes confrontés à nous-mêmes.

Nous pénétrons dans le désert profond, si vaste que les prières du matin des moines résonnent longtemps, avant de se perdre dans le ciel azuré. La nuit, la lune nous écrase de son immensité, jamais je n’ai contemplé une voûte aussi étoilée. Dans l’obscurité, le silence est vivant, palpable, si bien qu’à l’aube, lorsque de petites pierres dévalent la pente d’une montagne, le son semble tout proche. Tout est sens.
Extrait du Moine de Samarcande
L’année dernière, j’ai connu un parcours inverse à celui de Zhiyan. À cause de ma relation toxique j’avais l’impression d’avoir perdu toutes mes valeurs spirituelles, d’être « figé » dans ma dépression : je ne parvenais plus à méditer dans mon petit studio qui me complexait de par son côté « bohème » et je n’arrivais pas à terminer l’écriture de mon roman. Je trouvais qu’il manquait du vécu à ce livre, la vraie expérience du Taklamakan, la contemplation des dunes immenses, l’odeur des grottes de Mogao… Je voulais vivre pour de vrai cette aventure, et dans le même temps je n’arrivais plus à vibrer. Je ne me sentais plus légitime en tant que bouddhiste, encore moins en tant qu’écrivain, je ne pouvais plus concilier ces deux identités.
J’étais résigné à abandonner l’écriture, jusqu’au moment où je me suis rappelé les paroles de feu mon maître tibétain sur le karma. Contrairement aux idées reçues, le karma n’est pas une notion métaphysique statique et fataliste du genre « si un oiseau m’a chié sur la tête, c’est à cause de mon karma ». Mon maître expliquait, avec bon sens, que :
le karma est quelque chose qui existe dans la conscience des individus (…). À ce titre donc, le karma pourrait être comparé à un aimant qui va attirer la limaille de fer car cet aimant est en fait ce qui va donner l’impulsion, qui va être à l’origine du mouvement de la limaille qui attire…
C’est donc l’état d’esprit, bon, neutre, ou mauvais, qui conditionne nos actions, nos paroles, nos pensées… et qui caractérise dans le bouddhisme le samsara, ce cycle de renaissance(s) qui mène à la souffrance. Pendant ma dépression, je songeais à Milarépa comme à une lumière dans la nuit. Milarépa était un mystique tibétain du XIIe siècle qui avait perdu son père dans sa jeunesse. La légende raconte que l’oncle et la tante de Milarépa dépouillèrent la mère et le fils de leurs biens et leur firent vivre une existence misérable de domestiques. La belle-famille de Milarépa fut tellement odieuse avec sa mère, que cette dernière fit promettre à son fils d’apprendre la magie noire auprès d’un sorcier pour la venger, dans le cas contraire elle se suiciderait. Milarépa obéit… malheureusement, son rituel alla bien au-delà de ses espérances puisque c’est tout le village qui fut ravagé. De nombreux innocents furent tués lors d’un mariage, la pluie de grêles qu’avait invoquée Milarépa épargna cependant deux personnes… l’oncle et la tante honnis. Malgré ce karma très négatif, Milarépa passa le reste de sa vie à essayer d’atteindre l’Eveil et après maintes souffrances et exploits, il y parvint, laissant à la postérité de magnifiques poèmes, les Cent mille chants... Milarépa n’était en effet pas seulement mystique, mais également poète :
Je suis heureux d’avoir rompu les relations avec mes proches,
D’avoir renoncé à l’attachement au pays ;
Heureux car je suis libéré des devoirs officiels.
Je ne me suis pas chargé des accessoires d’un moine,
[…]
J’ai interrompu le va-et-vient de l’intellect,
J’en suis heureux.
[…]
Je suis un yogi qui chante d’allégresse
Et ne souhaite pas d’autre joie

Si spiritualité et art peuvent cohabiter dans un être en quête d’absolu, c’est parce que le dénominateur commun de cette alchimie est tout simplement « l’amour bienveillant », cet amour particulier qui ne vise plus à satisfaire son propre ego, mais tous les êtres, parce que le plaisir n’est jamais si fort que lorsqu’il est partagé. La recherche scientifique va dans ce sens : dans les années 60, le primatologue japonais Masao Kawai a découvert le concept de kyokan, une expérience subjective dans laquelle il n’y a plus d’observateur ni de cobaye : en jouant avec des singes, Kawai a réussi à créer des liens affectifs forts avec eux. C’est pour cette raison que les grands primates que nous sommes aimons aller au cinéma avec des inconnus découvrir de nouveaux films, il y a cette idée de partage. Shigeru Miyamoto, co-créateur des jeux vidéo Mario et Zelda, a insisté pour que ses développeurs « se sentent kyokan » avec les futurs utilisateurs de jeux, que « les joueurs ressentent à propos du jeu ce que les développeurs ont ressenti eux-mêmes ». Plus nous prenons du plaisir à vivre des expériences ensemble, plus nous tissons des liens affectifs, je l’ai moi-même constaté : j’aime écrire pour voyager avec mes lecteurs, je prends énormément de plaisir à faire rire mes collègues de boulot, j’adore jouer avec mon fils…
J’ai réalisé que pour être heureux, il ne fallait pas forcément être amoureux d’une femme, mais de la vie elle-même. Fort de ce constat, j’ai réinventé ma vie quotidienne. Progressivement, mon studio austère s’est métamorphosé pour s’enrichir d’une belle bibliothèque qui me permet de consulter mes livres sur l’Asie Centrale, j’ai même monté un autel bouddhiste pour méditer.

Si je veux terminer ce roman, je dois continuer à vibrer, c’est-à-dire partir au Taklamakan sur les traces de Zhiyan pour achever ce projet collectif, parce que j’ai enfin cerné ma vraie nature : je ne peux vivre sans passion(s), que ce soit la littérature, le cinéma ou la musique. Je me sens artiste et bouddhiste au sens et, j’insiste sur les guillemets, « tantrique », dans ce que cette voie a de plus sacrée, c’est-à-dire utiliser les plaisirs de la vie et le désir pour parvenir à un éveil spirituel (en occident il y a en effet un profond malentendu à propos de la nature du tantrisme, je reviendrai dessus dans un futur article). Autrement dit :
Dans le samsara, le désir mène au plaisir qui mène à une insatisfaction de plus en plus grande.
Dans le nirvana, le désir mène au plaisir qui mène à une satisfaction de plus en plus grande.
Paradoxalement, ce sont deux faces d’une même pièce : le désir, jusqu’à l’extinction de la saisie de l’ego.
Le quadragénaire que je suis assume désormais totalement cette vie bohème, à mi-chemin entre art et spiritualité, peu importe si elle ne cadre pas avec les valeurs bourgeoises de certaines personnes. Partir dans le désert du Taklamakan sur les traces de Zhiyan sera donc pour moi autant un projet artistique qu’une quête spirituelle, à la recherche de racines bouddhiques que j’ai moi-même plantées dans cette vie. À la question « pourquoi les auteurs écrivent ? », je serais tenté de répondre « peut-être tout simplement pour donner du sens au monde »…
Si ce projet vous intéresse et que vous souhaitez le soutenir, vous pouvez cliquer sur cette newsletter Ulule pour être prévenu le jour où la campagne de financement participatif sera lancée.

J’espère que ce voyage remplira toutes tes attentes ! C’est un très beau projet. A très bientôt !
Merci, c’est gentil ! Paradoxalement, je n’ai pas vraiment d’attente, le voyage dans le Taklamakan sera tellement exotique que c’est comme partir sur une autre planète…
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