Interview de Kenya Leone

Lors des derniers articles, je vous ai beaucoup parlé du Moine de Samarcande, ce nouveau roman que je vais terminer dans le désert du Taklamakan, mais moins de l’aspect photographique du projet, l’artiste Kenya Leone prendra en effet des photos de cette expédition qui donnera lieu à une exposition, Sur les traces de Zhiyan. Aujourd’hui, je lui laisse la parole.

Bonjour Laurent, cela fait longtemps qu’on se connait, mais depuis quand t’intéresses-tu à la photo ? Tu ne m’as jamais parlé de tes débuts…

Bonjour JS, j’ai commencé à m’intéresser à la photo avec ma mère. J’avais autour de douze – quatorze ans. Elle aimait photographier les oiseaux et la nature en général. En bon geek, j’aimais la technologie, c’était un amour latent, bien que la pellicule me posait problème. Après, j’ai eu la chance de travailler à l’Espace de l’Art Concret, un centre d’art contemporain dans les Alpes Maritimes. On avait là-bas l’un des premiers appareils-photo numériques, un Sony Mavica qui fonctionnait avec des disquettes 3,5 pouces. La qualité était déplorable, mais j’aimais faire des photos de texture. Puis, avec des amis qui éditent plusieurs magazines d’événements, nous nous sommes mis à suivre la technologie numérique. Nous avons eu accès aux premiers appareils professionnels comme le Nikon D1… Pour nous, c’était de la Science-Fiction. Peu de temps après, j’ai enfin pu m’acheter mon premier reflex numérique : un Canon EOS Rebel 300D... Je l’adorais. J’ai pu commencer à travailler mon œil, mais c’est vraiment avec un ami, qui m’a fait découvrir la photo animalière, que le vrai déclic (jeu de mot…) a eu lieu, en 2006.

D’où ce voyage au Kenya… Est-ce qu’avec ce périple il y a eu un avant et un après dans ta façon d’appréhender le métier de photographe ?

Le Kenya a été un avant et un après concernant mon approche de la vie, un bouleversement si profond que les échos de cette onde de choc résonnent encore en moi aujourd’hui. Ce voyage m’a fait comprendre la vraie nature de la mort et m’a fait encore plus prendre conscience de la fragilité de notre habitat et la responsabilité de notre espèce envers les autres, espèces avec lesquelles nous cohabitons. La photo est un messager pour rappeler aux gens qui sont dans leur quotidien l’importance de lever les yeux et de regarder le monde qui les entoure. Donc on peut dire que le Kenya, et les autres pays d’ailleurs, m’ont fait prendre conscience que la photo était un moyen très efficace de témoigner. Je n’invente rien, les photographes de guerre sont les pionniers dans ce domaine.

L’artiste photographe Kenya Leone

« La vraie nature de la mort ? »

J’ai une anecdote pour illustrer ma pensée : un jour, j’arpentais la savane avec le guide. On repère une antilope que je trouve peu vive, deux chacals la guettent déjà. On s’arrête, on observe et je photographie. En peu de temps, c’est la mise à mort, elle ne s’est même pas débattue. On voit souvent d’ailleurs que les animaux se résignent très vite au trépas. Je crois qu’on observe ça souvent chez les humains aussi dans des situations sans espoir. On reprend la piste et on arrive à un troupeau de gnous, une femelle est en train de mettre bas. Là, c’est fulgurant : je suis témoin que la mort des uns servent à la naissance des autres. Dit comme ça, ça paraît naïf, mais voir une mise à mort en direct (spoiler : j’en ai vu d’autres) c’est quelque chose de fort à vivre. Et une naissance, c’est aussi fort dans l’autre sens. N’oublions pas que dans nos sociétés occidentales tout est fait pour nous cacher ces événements. La mort est considérée aujourd’hui comme la fin dans notre culture. Bien sûr, certaines personnes, par leur spiritualité, voient les choses différemment, mais il n’empêche que la réalité de notre société fait qu’on ne voit que très peu la mort et que c’est un événement associé à la tristesse. Pareil pour les naissances dans l’intimité d’une maternité. Dans la nature, l’intimité n’existe pas, on est témoin de tout, on voit ce qu’est la vie. On constate que sans la mort, la vie n’existe pas.

Tu as un lien particulier avec la nature, d’ailleurs tu vis en France dans un coin reculé, à Caussols… Pourquoi ce mode de vie ?

Caussols… vaste sujet. J’ai choisi cet endroit en premier lieu parce que j’ai toujours eu un lien particulier avec ce paysage karstique, très minéral. Avant cela j’habitais à Nice Ouest, je ne sortais que rarement de mon appartement sauf pour aller travailler. Il s’agissait d’une zone légèrement verte, mais les projets d’urbanisme galopant ne cessant jamais, je commençais à me sentir de plus en plus cerné par le béton. Un jour, j’ai dit à ma compagne de l’époque : « je meurs à petit feu ici ».
Notre séparation m’a permis de sauter le pas grâce à un concours de circonstances miraculeux. Caussols m’a apporté plusieurs choses essentielles : tout d’abord l’isolement, je n’ai pas de voisins et j’ai très peu de passages près de chez moi ; le silence aussi, car en tant qu’hypersensible, j’ai une ouïe très développée et le moindre bruit me dérange. Il y a bien sûr également l’observatoire, car je suis passionné par l’astronomie et je peux y aller quand je veux, je suis d’ailleurs bénévole sous contrat et je participe à des missions scientifiques. Caussols, c’est aussi un paysage – car je suis cerné par les montagnes et les plateaux, je peux presque voir la mer de ma terrasse – et la nature, je suis entouré de forêts et comme je vis dans une maison sans clôture, les animaux sauvages viennent souvent me rendre visite. Chevreuils, sangliers, renards, blaireaux, lièvres, lapins, écureuils, hiboux, buses, aigles, vautours, toutes sortes de passereaux sont mes voisins…

Un vautour pris en photo par Kenya Leone chez lui. Tout en bas de la photo, en flou, les congénères du vautour

Là, pendant cette interview, j’entends dans le bassin naturel qui se trouve en face de la fenêtre, un crapaud qui chante… un vrai bonheur pour moi. Il s’agit de Pelodytes punctatus, le crapaud persillé. Il est peu fréquent, il est même protégé. Il est très difficile à observer, mais on l’entend souvent. Il mesure seulement trois centimètres de long. Discret, il vit dans les trous d’eau ou les petites marres, il possède des taches vertes sur le dos.
L’année dernière, j’ai eu une cinquantaine de vautours fauves qui sont venus se poser dans mon jardin. C’était un spectacle incroyable. Ils sont venus pour se nourrir des restes d’un blaireau.
J’ai aussi pu observer et photographier, le premier envol de jeunes pics noirs, un moment magique.

On a parlé du Kenya, des Alpes… et en octobre, on part ensemble dans le désert du Taklamakan, un paysage où en apparence la vie n’a pas sa place… Qu’est-ce qui te motive dans cette expédition ?

Le désert… Je n’ai jamais vu le désert. En fait, je suis très sensible aux nuances. Par exemple, j’adore la robe du puma pour ça, c’est le félin avec les nuances se succèdant avec le plus de subtilité… mais le désert, c’est un peu comme une grande robe de puma. Niveau photo, pour moi c’est fantastique. Ces dunes qui se succèdent pour donner du relief, les jeux d’ombres et de lumières, les couleurs qui changent au fil de la journée… un peu comme un tableau qui évolue.
On pense souvent à tort qu’un désert est un endroit sans vie. Or, rien n’est plus faux, un désert grouille de vie, que ce soit au niveau des plantes, des animaux, des insectes… C’est juste que cette vie est plus discrète, plus subtile.
Je pense que comme la savane, il s’agit d’un lieu qui me perturbera, dans le bon sens du terme. J’ai hâte de voir ça.

J’ai hâte aussi ! En dehors des somptueux paysages, il y-a-t-il des animaux que tu as particulièrement envie de photographier dans le Taklamakan ?

Les serpents, en particulier Naja oxiana, un cobra qui fait partie des reptiles les plus venimeux au monde et dont il faut se méfier, car son poison, neurotoxique, peut tuer un être humain en moins d’une heure.

On partira donc avec de bonnes paires de bottes… Merci Laurent pour cette interview !

Merci à toi.

L’équipe de Sur la route de Zhiyan au moment de se séparer après une belle fête, d’où ma tristesse sur la photo… C’était il y a dix ans ! En 2024, le temps a laissé des traces… mais la passion des voyages, elle, demeure intacte…

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Épisodes précédents

Episode 1 : le Moine de Samarcande

Episode 2 : Sur les traces de Zhiyan

Episode 3 : Qu’est-ce qui nous pousse à écrire ?

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Published in: on mars 18, 2024 at 10:36  Comments (2)  

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2 commentairesLaisser un commentaire

  1. Hâte de vous voir partir à l’aventure tous les trois ! ❤

  2. Merci Fred !


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