
On dit parfois que « derrière chaque crise se cache une opportunité ». Alors que la crise frappe de plein fouet le monde de l’édition, jamais une citation n’a aussi bien résumé ce qui se passe en ce moment avec le numérique, trop souvent vecteur de peurs infondées. Si, évidemment, on ne peut se réjouir de la fermeture de nombreuses maisons d’édition, une période de récession n’est pas forcément un frein au développement du livre, bien au contraire.
Pulp recession
En 1893, le système de financement des compagnies américaines de chemin de fer s’effondre, et provoque une récession financière si violente, que le chômage atteint les 40 % dans certains états. La ville de Détroit est particulièrement touchée… Cela ne vous rappelle pas une certaine année 2008 ? C’est durant cette époque qu’un magazine, the Argosy, devient en 1896 le premier pulp à publier de la fiction. Qu’est-ce qu’un pulp ? Le mot pourrait se traduire par « bon marché » : the Argosy est imprimé sur du papier de mauvaise qualité, le woodpulp, sans illustrations ni couverture. Mais le succès de ce format est tel que le tirage mensuel approche rapidement le million d’exemplaires.


En haut, le premier numéro d’Argosy version pulp du mois de Février 1896. En bas, le numéro d’Octobre 1896 (d’autres photos ici).
Il est frappant de constater que le bon marché n’exclue pas l’évolution : très vite, le format de the Argosy change, la conjoncture économique aussi. En 1907, l’Amérique traverse une panique bancaire : les faillites se multiplient, le nombre de sans emplois est en hausse. Au même moment, un homme du nom d’Edgar Rice Burroughs alterne chômage et petits boulots. Dans ses périodes de désoeuvrement il lit des pulps et se persuade qu’il peut écrire des histoires bien meilleures. Il commence par les conquérants de Mars dont le héros est un certain John Carter, avant de se lancer dans la rédaction de… Tarzan, œuvre qui connait un important succès.
La crise, toujours la crise… Et les années 20 alors ? Le pulp se portait plutôt pas mal, non ?
Que nenni ! Alors qu’aujourd’hui, on ne cesse de se plaindre de l’influence du cinéma et des jeux-vidéos sur les ventes de livres, durant les Années folles, les pulps sont soumis à la concurrence farouche des comics et de la radio. Le mythique Weird Tales est tellement criblé de dettes que certains mois il n’est pas publié. C’est pourtant ce magazine qui va faire connaître H.P. Lovecraft, Robert E. « Conan le Barbare » Howard, ou Edmond « Capitaine Flam » Hamilton, et ouvrir à ses lecteurs de nouveaux horizons : à l’âge de quinze ans, le jeune Robert Bloch entretient une correspondance régulière avec Lovecraft, qui l’encourage à devenir auteur : sans Weird Tales, Bloch aurait-il pu écrire Psychose et ses épisodes de Star Trek ?
La situation du Weird Tales est loin d’être un cas isolé : le pulp Black Mask , qui a révélé entre autre Raymond Chandler, se heurte aux mêmes difficultés.
Merci de nous plomber le moral avec ces crises économiques, mais quel est le rapport entre le pulp et le numérique ?
Les pulps sont la preuve éclatante qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais support. Pourtant même si le contexte est différent, on retrouve ce clivage entre les romantiques de l’objet-livre et les pragmatiques du numérique, comme si concilier ces deux sensibilités relevait de l’impossible. S’il est clair que lire des ebooks ne mettra pas le feu à votre belle bibliothèque, en revanche cela vous permettra de partir à la découverte d’un nouveau monde. Si nous avions vécu dans la première moitié du XXe siècle, aurions-nous eu raison de snober Isaac Asimov, Franck Herbert, A.E. van Vogt, Robert Heinlein ou Poul Anderson, sous prétexte que leurs textes paraissaient dans Astounding Science-Fiction ? C’est en partie grâce au format économique du pulp que la SF a connu cet âge d’or.
Après l’apparition de l’imprimerie, la littérature connait la plus importante mutation de son histoire. L’ebook a accompli des pas de géant avec la naissance du Kindle en 2007, et de l’iPad en 2010, nous offrant des libertés nouvelles : amener dans sa poche des centaines de romans à l’autre bout de monde, mais surtout découvrir quantité de brillants écrivains à prix réduit. Grâce au numérique, des éditeurs prennent des risques en publiant plus de primo-romanciers qu’ils ne le pourraient s’ils se cantonnaient au coûteux format papier. Il y a une effervescence extraordinaire autour des nouvelles : un inconnu sorti de nulle part a auto-publié Silo avec le résultat que l’on sait, mais des auteurs confirmés comme Stephen King participent désormais à l’aventure. La SF, la Fantasy ou le Fantastique n’est plus un phénomène anglo-saxon, surtout quand on découvre des nouvelles aussi excellentes que En Adon je puise mes forces. Les séries sont de nouveau à la mode, il n’y a qu’à voir les succès de Walrus avec Toxic ou Jésus contre Hitler. Jamais nous n’avons disposé d’autant de choix dans la littérature SFFF grâce à Bragelonne, qui après avoir vendu plus de 500.000 titres, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Je ne parle même pas de cette nouvelle frontière qu’est le livre numérique enrichi, évoqué dans cet article. L’ensemble de cette dématérialisation, ce n’est pas la mondialisation de la connaissance, mais au contraire sa démocratisation, une revanche 2.0 de l’Humanité sur l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie.
La crise de 2008 a provoqué la disparition de nombreuses maisons d’édition, mais les beaux livres papiers ne mourront jamais. Si en 1896 des gens ont fait preuve d’un peu d’ouverture d’esprit et testé un nouveau format de lecture, pourquoi ne pas donner sa chance au numérique ? Derrière chaque crise se cache une opportunité, que nous soyons lecteurs, auteurs ou éditeurs.