La semaine dernière, je vous parlais d’impression à la demande haute qualité, la POD. Entre temps, j’ai enfin reçu mon roman ! Un grand moment d’émotion, j’ai même pris soin de filmer l’accouchement, euh, l’événement (oui, cette publication prend des proportions assez délirantes).
Comme vous pouvez le constater, le Snark a le poil luisant. Je suis comblé avec cette édition papier, le livre soutient vraiment la comparaison avec d’autres titres Bragelonne en ce qui concerne la finition. Au niveau des différences entre les deux versions : l’ebook a une petite valeur ajoutée, la carte des Mers Turquoises en couleurs (du moins si vous la regardez sur iPad ou sur un ordinateur), tandis que la version papier dispose d’un QR Code à la fin.
Avec cette POD de haute qualité, je pense sincèrement qu’on opère un changement de paradigme. Avant Snark, il y avait une guerre perpétuelle entre les adeptes du papier et les partisans du numérique. Mais aujourd’hui, ce conflit n’a plus de sens : on peut acheter des œuvres qu’on juge essentielles en papier, tout en faisant des acquisitions numériques. En choisissant de ne pas choisir, Bragelonne a opté pour une hybridation quasi-parfaite.
Ici se termine cet article en deux parties sur Snark, vu de l’intérieur. Je ne vous cache pas que c’est grisant de naviguer entre deux univers : retrouver son bouquin en librairie tout en testant une forme d’édition plus expérimentale, celle du numérique. Le meilleur des deux mondes, en somme. Cerise sur le gâteau, l’édition papier est depuis une semaine dans le top 100 Fnac des meilleures ventes Fantasy SF. Quoi qu’il arrive, ce sera une belle aventure !
J’ai lu en deux heures l’excellent bouquin d’Andrew Richard Albanese : 9,99$, La Guerre du livre numérique. Il faut dire que le geek que je suis était particulièrement concerné par le sujet : j’ai acheté l’iPad dès sa sortie en 2010, et plus tard j’ai basculé du côté obscur de la Force avec un Kindle, sans pour autant renier l’iPad, qui me sert à lire des comics en couleurs. Andrew Richard Albanese a parfaitement résumé la courte (mais tumultueuse) histoire de l’ebook. Depuis 2010, ce ne sont pas quatre années, mais plutôt quatre siècles qui se sont écoulés ! Les liseuses, les tablettes et les smartphones sont partout. Et pourtant en France, le marché des livres numérique se développe lentement. La technologie a beau être mature, le monde de l’édition n’a pas forcément pris la mesure de cette révolution qu’est la dématérialisation, une lame de fond qui a failli emporter l’industrie musicale à la fin des années 90. Le livre d’Albanese se résume à une seule problématique.
Le prix d’un ebook est le nerf de l’éditeur, euh, de la guerre
Alors que le monde du livre connait une crise sans précédent, quel prix faut-il fixer à un ouvrage numérique ? Cette question a priori toute simple a fait couler beaucoup d’encre (et usé pas mal de touches). Je me rappelle encore de ma réaction ahurie lorsque j’ai voulu acheter mon premier ebook.
À la sortie de l’iPad, un Stephen King valait au moins 15 euros ! Les ebooks étaient vendus non pas au prix des livres de poche, mais comme des grands formats… Aujourd’hui la situation a évolué : on peut acquérir sur son iPad ou son Kindle le premier tome du Trône de Fer pour 8,99 euros. C’est un peu plus cher que la version poche (7,70 euros), mais bien moins qu’un grand format (21,19 euros). Alors, quel est le prix idéal d’un ebook ? La question est plus complexe qu’elle en a l’air, car elle concerne la valeur qu’on attribue à un livre. Je reconnais que si les éditeurs s’amusaient à vendre leurs romans 99 centimes, ces ouvrages perdraient beaucoup de valeur. D’ailleurs, combien de gens ont téléchargé gratuitement des livres numériques qu’ils n’ont ensuite jamais lus ?
Le problème, c’est que le lecteur est face à un nouveau paradigme, un peu comme nos ancêtres lorsque l’imprimerie est apparue à la fin du Moyen-Âge. Avant cette invention, chaque livre était un objet d’art unique, mais sa lente conception coûtait horriblement cher. Lorsque Gutenberg a inventé ses célèbres caractères mobiles en plomb, une partie de l’élite intellectuelle a regretté que la culture du manuscrit ait été terrassée par des artisans équipés de presses à imprimer. Avec la désacralisation du livre, l’impensable était pourtant arrivé : acheter un ouvrage n’était plus un luxe réservé à une minorité. Le bénéfice était si immense, qu’à l’exception des moines-copistes, tout le monde était d’accord sur l’idée que cette industrialisation était une évolution nécessaire. Je ne vais pas être hypocrite : si j’avais la possibilité de choisir entre l’ebook de laVie des douze Césars de Suétone, et une version médiévale écrite sur du parchemin, j’opterais bien évidemment pour le magnifique ouvrage de n’importe quel moine-copiste. Mais qui oserait aujourd’hui soutenir que l’imprimerie de Gutenberg n’a pas été un progrès fondamental pour l’Humanité ? Au fil des siècles, cette désacralisation du livre, qui est avant tout une démocratisation de la culture, n’a cessé de s’accentuer avec, par exemple, la reliure industrielle au XIXe siècle, la naissance du pulp, l’édition de poche au XXe siècle et… l’ebook.
Mais en France, les lecteurs considèrent que cette dématérialisation devrait permettre une baisse de prix beaucoup plus conséquente, c’est d’ailleurs l’un des facteurs qui explique pourquoi le livre numérique s’implante plus lentement dans notre pays.
Un facteur culturel
Le débat fait rage entre les défenseurs du noble objet-livre et les partisans du numérique, accusés de le désacraliser. Ironie du sort, on pourrait intenter le même procès à nos imprimeurs car l’encre de nos livres actuels aura bien du mal à traverser les siècles… contrairement à celle utilisée par les moines-copistes ! Certains rétorqueront, avec raison, qu’il n’est pas impossible qu’au fil des décennies ces fichiers deviennent obsolètes. Pour ces allergiques au numérique, un ebook à 99 centimes sera toujours trop cher, étant donné qu’il n’est pas « garanti à vie ». En y réfléchissant bien, l’argument du manque de fiabilité qui a été reproché au numérique peut se retourner contre le papier, avec des livres susceptibles d’être perdus lors d’une inondation ou durant un déménagement (j’en sais quelque chose, snif). Avec la dématérialisation, et de nouveaux modèles économiques, une telle perte devient virtuellement impossible. C’est là où, à mon humble avis, la polémique du numérique est à côté de la plaque : beaucoup de gens redoutent que ce format ne se substitue au papier, comme jadis l’imprimerie le fit pour le manuscrit. Mais c’est oublier que les deux supports sont complémentaires, et vont encore cohabiter très longtemps. Pourquoi faudrait-il choisir ? On ne le répétera jamais assez, rien ne remplacera un livre papier. Mais à côté de ça, quel bonheur de transporter dans la poche sa bibliothèque idéale à l’autre bout du monde ! De lire durant la nuit dans son lit sans déranger sa moitié ! Et de savoir que même si votre liseuse rend l’âme, tout votre collection est sauvegardée dans le cloud.
Le numérique amène de nouveaux paradigmes comme Youbox, le « Spotify » de l’ebook. Un autre modèle économique est encore plus révolutionnaire : le projet Bradbury. L’auteur Neil Jomunsi, alias Julien Simon, s’est fixé le pari fou d’écrire 52 nouvelles en un an, soit une par semaine. On peut acheter une nouvelle en numérique à l’unité pour 1 euro, ou bien s’abonner pour soutenir sa démarche créative. Pour moi, ce sont des innovations de ce genre qui imposeront le livre numérique, en donnant la possibilité au lecteur de découvrir autrement des univers… et des écrivains.
Dernier paradoxe, et non des moindres : pendant qu’on débat du juste prix d’un ebook, le livre papier continue d’évoluer ! L’impression à la demande permet désormais d’obtenir de beaux ouvrages. C’est un nouveau modèle économique qui se met en place pour les éditeurs et les libraires : non seulement il n’y a plus besoin de stockage, mais les invendus ne partent plus au pilon. Les écrivains en profitent également, puisque la rupture de stock appartient au passé. Leurs livres ne seront donc jamais épuisés. Ironie du sort, cette technologie rappelle furieusement l’époque du moine qui recopiait un livre pour honorer la commande d’un client ! Je suis convaincu que dans les prochaines décennies, les progrès de l’impression 3D autoriseront une révolution encore plus merveilleuse : l’impression à la demande d’objets-livres !
EDIT : on commence à aller vers cette direction, comme le montre ce reportage
Et vous, combien d’euros êtes-vous prêts à investir dans un ebook ?
Des moines-copistes à la demande dans l’Écume des Jours
On dit parfois que « derrière chaque crise se cache une opportunité ». Alors que la crise frappe de plein fouet le monde de l’édition, jamais une citation n’a aussi bien résumé ce qui se passe en ce moment avec le numérique, trop souvent vecteur de peurs infondées. Si, évidemment, on ne peut se réjouir de la fermeture de nombreuses maisons d’édition, une période de récession n’est pas forcément un frein au développement du livre, bien au contraire.
Pulp recession
En 1893, le système de financement des compagnies américaines de chemin de fer s’effondre, et provoque une récession financière si violente, que le chômage atteint les 40 % dans certains états. La ville de Détroit est particulièrement touchée… Cela ne vous rappelle pas une certaine année 2008 ? C’est durant cette époque qu’un magazine, the Argosy, devient en 1896 le premier pulp à publier de la fiction. Qu’est-ce qu’un pulp ? Le mot pourrait se traduire par « bon marché » : the Argosy est imprimé sur du papier de mauvaise qualité, le woodpulp, sans illustrations ni couverture. Mais le succès de ce format est tel que le tirage mensuel approche rapidement le million d’exemplaires.
En haut, le premier numéro d’Argosy version pulp du mois de Février 1896. En bas, le numéro d’Octobre 1896 (d’autres photos ici).
Il est frappant de constater que le bon marché n’exclue pas l’évolution : très vite, le format de the Argosy change, la conjoncture économique aussi. En 1907, l’Amérique traverse une panique bancaire : les faillites se multiplient, le nombre de sans emplois est en hausse. Au même moment, un homme du nom d’Edgar Rice Burroughs alterne chômage et petits boulots. Dans ses périodes de désoeuvrement il lit des pulps et se persuade qu’il peut écrire des histoires bien meilleures. Il commence par les conquérants de Mars dont le héros est un certain John Carter, avant de se lancer dans la rédaction de… Tarzan, œuvre qui connait un important succès.
La crise, toujours la crise… Et les années 20 alors ? Le pulp se portait plutôt pas mal, non ?
Que nenni ! Alors qu’aujourd’hui, on ne cesse de se plaindre de l’influence du cinéma et des jeux-vidéos sur les ventes de livres, durant les Années folles, les pulps sont soumis à la concurrence farouche des comics et de la radio. Le mythique Weird Tales est tellement criblé de dettes que certains mois il n’est pas publié. C’est pourtant ce magazine qui va faire connaître H.P. Lovecraft, Robert E. « Conan le Barbare » Howard, ou Edmond « Capitaine Flam » Hamilton, et ouvrir à ses lecteurs de nouveaux horizons : à l’âge de quinze ans, le jeune Robert Bloch entretient une correspondance régulière avec Lovecraft, qui l’encourage à devenir auteur : sans Weird Tales, Bloch aurait-il pu écrire Psychose et ses épisodes de Star Trek ?
La situation du Weird Tales est loin d’être un cas isolé : le pulp Black Mask , qui a révélé entre autre Raymond Chandler, se heurte aux mêmes difficultés.
Merci de nous plomber le moral avec ces crises économiques, mais quel est le rapport entre le pulp et le numérique ?
Les pulps sont la preuve éclatante qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais support. Pourtant même si le contexte est différent, on retrouve ce clivage entre les romantiques de l’objet-livre et les pragmatiques du numérique, comme si concilier ces deux sensibilités relevait de l’impossible. S’il est clair que lire des ebooks ne mettra pas le feu à votre belle bibliothèque, en revanche cela vous permettra de partir à la découverte d’un nouveau monde. Si nous avions vécu dans la première moitié du XXe siècle, aurions-nous eu raison de snober Isaac Asimov, Franck Herbert, A.E. van Vogt, Robert Heinlein ou Poul Anderson, sous prétexte que leurs textes paraissaient dans Astounding Science-Fiction ? C’est en partie grâce au format économique du pulp que la SF a connu cet âge d’or.
Après l’apparition de l’imprimerie, la littérature connait la plus importante mutation de son histoire. L’ebook a accompli des pas de géant avec la naissance du Kindle en 2007, et de l’iPad en 2010, nous offrant des libertés nouvelles : amener dans sa poche des centaines de romans à l’autre bout de monde, mais surtout découvrir quantité de brillants écrivains à prix réduit. Grâce au numérique, des éditeurs prennent des risques en publiant plus de primo-romanciers qu’ils ne le pourraient s’ils se cantonnaient au coûteux format papier. Il y a une effervescence extraordinaire autour des nouvelles : un inconnu sorti de nulle part a auto-publié Siloavec le résultat que l’on sait, mais des auteurs confirmés comme Stephen King participent désormais à l’aventure. La SF, la Fantasy ou le Fantastique n’est plus un phénomène anglo-saxon, surtout quand on découvre des nouvelles aussi excellentes que En Adon je puise mes forces. Les séries sont de nouveau à la mode, il n’y a qu’à voir les succès de Walrus avec Toxic ou Jésus contre Hitler. Jamais nous n’avons disposé d’autant de choix dans la littérature SFFF grâce à Bragelonne, qui après avoir vendu plus de 500.000 titres, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Je ne parle même pas de cette nouvelle frontière qu’est le livre numérique enrichi, évoqué dans cet article. L’ensemble de cette dématérialisation, ce n’est pas la mondialisation de la connaissance, mais au contraire sa démocratisation, une revanche 2.0 de l’Humanité sur l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie.
La crise de 2008 a provoqué la disparition de nombreuses maisons d’édition, mais les beaux livres papiers ne mourront jamais. Si en 1896 des gens ont fait preuve d’un peu d’ouverture d’esprit et testé un nouveau format de lecture, pourquoi ne pas donner sa chance au numérique ? Derrière chaque crise se cache une opportunité, que nous soyons lecteurs, auteurs ou éditeurs.