Le coup de foudre Murakami

Il y a des moments dans la vie d’un lecteur où il existe un « avant » et un « après » : j’ai un souvenir très précis de l’été durant lequel j’ai découvert Dune de Franck Herbert, et je me souviens également de ma rencontre avec Tolkien au collège. Aujourd’hui, alors que je suis adulte, c’est non sans une certaine émotion que j’ai terminé la lecture de 1Q84 de Haruki Murakami, auteur japonais régulièrement pressenti pour le Prix Nobel de littérature.

Moi qui suis capable de lire un pavé en quelques jours, jamais je n’ai pris autant de temps pour déguster un roman… et quel roman ! L’action se déroule d’avril à décembre 1984, or il se trouve que par un curieux hasard j’ai attaqué le tome 1 à la fin du printemps. J’ai écouté cet audiobook pendant que je jardinais ou que je marchais en forêt, avec l’impression de voir les saisons se succéder, dans une ambiance contemplative. Loin d’être ennuyeuse, c’est cette atmosphère qui donne tant d’intérêt au roman de Murakami, un livre-univers ressemblant à une poupée russe, dans laquelle le plus infime détail possède son importance. Ainsi, l’un des protagonistes écoute la Sinfonietta du compositeur Leoš Janáček, qui fut lui-même inspiré par l’écrivain Dostoïevski, une influence de… Murakami.

Est-il possible de résumer 1Q84 ? Même le titre est intraduisible ! Il s’agit en effet d’un jeu de mots, « Q » se prononce en japonais « kyu », comme en anglais, et signifie « neuf ». Anecdote amusante, une internaute a eu la perversité de créer en film d’animation un résumé… incompréhensible pour celui qui n’a pas lu le livre.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce roman narre le destin de deux êtres perdus dans Tokyo, une jeune femme mystérieuse, Aomamé, et un lecteur de manuscrits d’une maison d’édition, Tengo Kawana.

À la lecture des premières lignes, on s’attend à de la littérature « blanche » classique, pourtant doucement mais sûrement, l’intrigue s’oriente vers le réalisme magique, quelque part entre science-fiction et fantastique, dans un Tokyo de plus en plus insolite. Le livre est si bien écrit que j’ai souvent interrompu ma lecture pour recopier des extraits.

Las-bas, dans ces contrées lointaines, des hommes enveloppés dans d’épais vêtements gris, avaient pris la ferme résolution de fabriquer en silence des nuages, sans cesse, du matin au soir, tout comme les abeilles font du miel, les araignées tissent leur toile et la guerre engendre des veuves.

J’ai été envouté par cette galerie de personnages tous plus bizarres les uns que les autres, mention spéciale au terrifiant collecteur de la redevance pour la chaîne de télévision NHK, capable de frapper pendant des heures aux portes afin de réclamer son dû !

Si Murakami a le don de rendre ses protagonistes vivants et réels, il faut également saluer la prestation incroyable des trois comédiens qui lisent la version audiobook de 1Q84 : pendant près de 50h00, Maïa Baran, Philippe Résimont et Emmanuel Dekoninck (déjà narrateur sur la version audiobook de Millenium) donnent vie à un texte immersif, brillamment traduit par Hélène Morita.

En écriture, on parle de show don’t tell pour évoquer la technique visant à faire passer les sensations et les émotions avant les informations, et Murakami parvient ainsi à amener une tension extraordinaire avec un minimum d’action. Murakami est si à l’aise avec les techniques narratives qu’il finit… par s’en affranchir. Quand il ne brise pas le quatrième mur en s’adressant directement au lecteur via une narration omnisciente, il tourne en dérision le fameux fusil de Tchekhov ! Fort heureusement, le fond n’est pas en reste. L’auteur livre un récit à la fois contemplatif et implacable, l’univers semble se replier sur les personnages, comme les feuilles d’une plante carnivore. L’inquiétant Japon dépeint par Murakami n’a effectivement rien d’un paysage de carte postale, il est hanté par les sectes religieuses occultes, les violences conjugales, la manipulation, le mysticisme shintoïste et la folie d’un mystérieux manuscrit, la Chrysalide de l’air, qui aurait pu être le titre de ce roman.

L’aliénation est définitivement le thème récurent dans 1Q84, car comme l’écrit Murakami :

le sentiment d’impuissance chronique finit par détruire un être humain.

Une impuissance dont sont en partie responsables les personnages, jusque dans cette lettre d’adieu :

Je suis enfermée dans la prison folle de mon impuissance. C’est moi qui ai marché vers cette prison. Moi qui ai fermé la porte à clef. Et moi qui ai jeté cette clef très loin.

On peut néanmoins se demander si un libre arbitre est seulement envisageable pour les loups solitaires qui ont le malheur de naître dans une société si normalisée, surtout lorsqu’on n’a pas choisi son éducation ou ses parents. Être un paria, qu’est-ce que cela signifie au Japon ? C’est la question qui hante Murakami :

Devenir libre, qu’est-ce que ça veut dire finalement ? Est-ce que cela signifie réussir à s’échapper d’une cage pour s’enfermer dans une autre, beaucoup plus grande ?

Bien qu’impuissants, les personnages d’1Q84 ont cruellement conscience qu’ils sont confrontés à des forces occultes qui les dépassent largement, des forces qui les poussent à faire preuve de fatalisme.

Il se peut que je trébuche bien et que je sois précipité tout seul dans quelque lieu sombre. Personne ne s’apercevra que j’ai disparu de ce monde. Je pourrai pleurer, hurler dans les ténèbres, personne ne m’entendra. Et pourtant, ai-je le choix ? Il ne me reste qu’à poursuivre cette vie, jusqu’à la mort. Et si ma façon de faire n’est pas très glorieuse, je n’en connais pas d’autres.

On s’attache d’autant plus à ces personnages aux existences précaires qui se retrouvent, sans le vouloir, dans des factions opposées. Des personnages d’une grande lucidité quant à leur propre impermanence. Qui aurait assez de talent pour vivre éternellement ? se demande l’un des protagonistes. Pourtant, c’est moins la mort que la solitude que doivent redouter les héros d’1Q84, à travers de magnifiques métaphores poétiques :

À présent qu’elle avait disparu, il s’aperçut qu’une sorte de vide à forme humaine s’était installée à sa place.

Qu’on ne s’y trompe pas, il y a aussi de la lumière dans 1Q84, car si l’homme raisonnable ne peut que se montrer fataliste eut égard à son insignifiance, il ne doit pas s’arrêter de vivre pour autant :

L’espoir est le combustible que les hommes brûlent pour pouvoir vivre, impossible de vivre sans espoir. Mais c’est comme une pièce qu’on jette en l’air. Pile ? Face ? On ne le saura que quand elle sera retombée, pas avant.

Œuvre existentialiste inclassable influencée aussi bien par Proust, Dostoïevski, Kafka et Shakespeare, que par le Kojiki et le Dit des Heiké  de la littérature médiévale japonaise, 1Q84 est un livre-univers à lui tout seul, un roman ésotérique dont on ne peut obtenir toutes les clefs, qui désarçonnera les esprits les plus cartésiens, ceux qui préfèrent la destination au voyage. Pourtant, reprocher à Murakami de ne pas refermer certaines portes de son récit, c’est oublier que le mystère fait partie intégrante du monde. À bien y réfléchir, même dans nos propres existences nous n’obtenons pas toutes les réponses à nos questions…

Bonus : les premières pages de l’audiobook. Détail amusant, le générique du livre joué au piano est la Sinfonietta de Janáček… en version japonaise.

Published in: on octobre 23, 2020 at 11:25  Comments (4)  
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4 commentairesLaisser un commentaire

  1. Quelles générosités oui car elles sont plurielles. Des plongeons dans d’autres temps, des autres mondes, d’autres couleurs. Et la juste mesure des extraits pour bien faire saliver. Merci merci j’ai juste envie d’y goûter maintenant et la frustration de ne pas pouvoir le faire de suite. C’est malin :-). Bises

  2. Merci Zoubida pour ton commentaire enthousiaste, j’espère que ce roman te plaira autant qu’il m’a plu ! Si tu manques de temps, je te conseille vraiment le format audiobook, très pratique si tu prends les transports en commun…

  3. Résumé sympa qui donne envie 🙂

    • Merci ! 😉


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