Ex Machina

Cette année, j’ai failli passer à côté d’un film hors normes. « Hors normes », parce qu’un fan de Science-Fiction n’a pas tous les jours la chance de découvrir un tel bijou. Réalisé par le scénariste et écrivain Alex Garland, auteur de la Plage, 28 jours plus tard, SunshineNever let me go et DreadEx Machina intrigue dès les premières minutes grâce à un pitch accrocheur.

Un jeune informaticien gagne lors d’une loterie électronique le droit de se rendre en Alaska pour travailler sur un projet top secret avec Nathan, le patron de Bluebook, une multinationale transhumaniste qui ressemble fortement à Google.

En quelques plans hallucinants, le cinéaste impose une narration visuelle parfaitement maitrisée : la blancheur du glacier survolé en hélicoptère, la pâleur du héros… L’idée de pureté est suggérée avec élégance à travers le point de vue de Caleb (Domhnall Gleeson, virginal), un informaticien candide du XXIe siècle. Dans ce film, rien n’est laissé au hasard, preuve en est avec la rencontre entre Caleb et Nathan, joué par un Oscar Isaac impressionnant, en train de boxer un punching-ball. Dans cette séquence, le réalisateur dynamite complètement le film de genre avec deux personnalités que tout oppose. Fini l’informaticien boutonneux asocial, place au démiurge : Nathan est moins un scientifique qu’une sorte de colonel Kurtz échappé d’Apocalypse Now. Un être complexe, dionysiaque, terrifiant, qui règne en maître sur un Eden cybernétique aussi aseptisé qu’oppressant.

« On a passé dans ces murs assez de câbles et de fibres optiques pour atteindre la Lune et la prendre au lasso »

Pour renforcer cette impression, le réalisateur filme le laboratoire en utilisant de lents travellings qui ne sont pas sans rappeler Alien.

Mais dire que la photographie de Ex-Machina a l’élégance de l’oeuvre de Ridley Scott est presque insultant pour Ex Machina, tant ce film se détache sensiblement de cette référence pour imposer sa propre iconographie et une mise en scène vertigineuse. Pratiquement chaque plan est une claque visuelle à couper le souffle ! Ainsi, au début du film, Caleb discute avec Ava (Alicia Vikander, charismatique), une intelligence artificielle. Ils sont séparés par une vitre, ce qui donne l’impression qu’Ava est la créature d’un zoo. Mais à mesure que l’intrigue progresse, le point de vue de la caméra change jusqu’à donner l’impression inverse : c’est Caleb qui est désormais sur la défensive. Qui est manipulé ? Cette question est le coeur de l’intrigue. Avec une maestria digne d’un Brian De Palma, le réalisateur joue avec les points de vue. Il transforme le spectateur en voyeur tout en faisant voler en éclats le cliché du triangle amoureux. C’est une partie d’échecs à trois qui se joue, dans une ambiance épurée, lourde… avec des dialogues parfois décalés entre Nathan et Caleb pour évacuer un peu de tension.

– « Qui c’est qu’on appelle ? »
– Euh, je sais pas. Personne en fait.
– « Ghostbuster ».
– Pardon ?
– « Qui c’est qu’on appelle, Ghostbuster »… C’est… c’est un film, mon vieux. Tu connais pas ce film ? Il y a un fantôme qui fait une gâterie à Dan Akroyd.

En se reposant sur deux protagonistes ordinaires, le réalisateur ne tombe jamais dans le manichéisme inhérent à la question de l’Intelligence Artificielle. Comme dans Her, l’Homme contre la machine devient une thématique secondaire. Alex Garland évite habilement ce cliché pour aborder frontalement des questions fascinantes. Le langage, l’inné, l’acquis, la conscience, l’Art, le libre arbitre, l’humour, le sexe, la réalité, l’éthique, l’empathie… Le test de Turing qui se déroule dans le film nourrit des débats philosophiques qui donnent le vertige. Ce malaise est renforcé par l’interprétation remarquable d’Alicia Vikander, ainsi qu’une bande originale désenchantée. En essayant d’imaginer une intelligence forte, le réalisateur dépeint une conscience différente de la nôtre, emprisonnée dans un corps de silicium. Le deus ex machina, le dieu dans la machine, est aussi celui qui s’affranchit de l’Homme dans cette (cyber) controverse de Valladolid : après les Indiens d’Amérique, les robots ont-ils une âme ?

On assiste à une relecture de l’allégorie de la caverne de Platon : si une I.A. accédait à de vraies perceptions, à des sensations, pourrait-elle devenir consciente ? « Si la machine que tu as créée a une conscience, ce n’est plus l’histoire de l’Homme, là c’est l’Histoire des dieux ! » s’exclame Caleb. Viennent alors des questions encore plus complexes : parler de Bien et de Mal a-t-il encore un sens lorsqu’on parle de singularité technologique ? Ces concepts moraux ne sont-ils pas relatifs, voir caduques, à l’échelle de l’Évolution ? Il y a un peu de Ghost in the shell dans Ex Machina, une révolution copernicienne qui désacralise l’Homme. Et si c’était l’Humanité qui échouait au test de Turing ?

« Viendra le temps où les I.A nous considérerons comme nous regardons les squelettes fossiles des plaines de l’Afrique. Des singes se tenant debout, vivants dans la poussière, au langage et aux outils sommaires, fins prêts pour l’extinction. »

En choisissant de tourner un huit clos anti-spectaculaire, le réalisateur se repose sur un scénario brillant qui n’a guère besoin de scènes d’action effrénées. Si Cloud Atlas était une référence en matière d’émotion, le nouveau de film d’Alex Garland possède la froideur intellectuelle d’un Kubrick, avec ce que cela implique de génie, et rentre dans le cercle très fermé des chefs d’oeuvre de la SF. Réflexion transhumaniste sur l’intelligence artificielle, ce long-métrage est l’incroyable synthèse de cinquante ans de cinéma de genre, dans la lignée de 2001, Tron, War Games et I.A.

Les années 80 ont été marquées par la noirceur esthétique de Blade Runner, les années 2010 seront illuminées par l’éclat d’un nouveau diamant.

Un diamant appellé Ex Machina.

PS : une fois encore, la bande-annonce qui révèle tout est à éviter…

Published in: on août 27, 2015 at 12:44  Comments (12)  
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12 commentairesLaisser un commentaire

  1. Encore une très bonne chronique qui colle parfaitement au film. Un esthétisme et une photographie magnifique. Le personnage de Nathan est assez dérangeant,Cependant l’histoire en elle-même ne m’a pas touché outre mesure. Il manque un je ne sais quoi pour que cela soit un sans faute. Peut-être que certaines questions posées dans le films ne sont pas assez exploités…Je pense qu’il y aurait eu moyen de creuser encore plus loin la réflexion.
    Voilà, je suis un peu frustrée en fait! 🙂

  2. Ah mince ! 🙂 Je crois que peut-être que le film a le défaut de ses qualités : les thèmes abordés sont tellement nombreux qu’il était difficile de tous les développer. Je ne suis pas scientifique, mais en ce qui me concerne c’est ce que j’ai aimé dans ce long-métrage : que les deux personnages puissent bavarder de manière passionnée sur ce qui fait un être conscient : le langage, l’Art, le libre arbitre, l’humour, le sexe… J’ai trouvé que les dialogues sonnaient vrai, et j’ai adoré que Nathan soit l’anti-thèse de l’intellectuel froid. Là c’est un bon vivant, entre le Docteur Moreau, Kubrick et Kurtz ! 🙂 Le contraste entre Caleb et Nathan est total.

    Je me rends que c’est ma faute, j’ai dit trop de bien de ce film et du coup tu t’attendais à mieux, mea culpa !

  3. Non, non pas de mea culpa! Il est vrai que développer tous les thèmes aurait été difficile et le film aurait peu tenir 3h.
    Là où j’ai trouvé les choses intéressantes c’est le décalage entre Nathan et Caleb. Nathan qui est pourtant à l’origine de cette « création » a une approche très déshumanisante dans son comportement (prototypes), alors que Caleb est profondément dans l’empathie, à son détriment au final. Donc déjà à la base lequel des deux est le plus humain?
    Le fait de vouloir sexuer l’I.A est aussi intéressant, l’exemple avec les boites…Fallait-il (Nathan) vraiment qu’il « anthropomorphisme » l’I.A pour la rendre plus humaine? Alors que cela ne change rien quant à ses capacités. La question de l’image est posée, Caleb aurait-il été aussi emphatique? Caleb en vient même à mettre en doute son humanité quand il se taille le bras…
    Dés le début du film Nathan voit une machine dotée d’intelligence alors que Caleb teste les capacités d’un « humain ». Deux approches différentes et je pense que le film laisse la part à chacun de se faire son idée.
    Finalement l’I.A est accessoire et le film porte davantage sur les représentations que l’humain à lui même de lui.

    Mais entre nous si je compare avec le Puppet Master de Ghost in the shell, il est bien plus terrifiant! ^^
    Et tu vois par exemple dans « Interstellar » j’ai eu beaucoup de peine quand l’I.A du vaisseau s’est sacrifiée et pourtant ce n’était qu’un parallélépipède.

  4. Ce que tu dis est passionnant. C’est vrai que les personnages ont deux approches différentes. Ce qui est horrible, c’est que Nathan n’était pas si à côté de la plaque que ça quand il mettait en garde Caleb… Au final, les deux personnages sont complètement dépassés. Tu as entièrement raison quand tu dis « finalement l’I.A est accessoire et le film porte davantage sur les représentations que l’humain à lui même de lui », c’est peut-être le message métaphysique de ce film philosophique.

    Décidément, beaucoup de choses à dire à propos de ce film 😉

  5. J’ai regardé ce film plein d’espoir (mais bien avant de voir cette chronique), et j’avoue que j’ai été déçu. Je n’arrive pas tout à fait à mettre le doigt dessus. L’image est en effet magnifique, les personnages crédibles et leur relation fascinante, mais mais mais…
    MAJOR SPOILER ALERT, on lit pas si on veut le voir
    ========================================
    A la base, j’ai bloqué sur les quelques explications techniques. Je suis développeur (et plein d’autres choses) absolument pas spécialisé en IA, mais les explications entre deux techniciens de haut niveau sentait que le réalisateur voulait pas larguer son public non spécialiste. Je respecte le choix, mais personnellement, c’est dur à encaisser. J’ai en souvenir le film Antitrust, un chouette navet par certains côtés, mais qui à l’instar de Mr Robot, Halt and catch fire et quelques autres productions expriment réellement le feeling et la relation entre techniciens de l’informatique. Quelque chose que je vis, et que je retrouve avec plaisir quand c’est bien mis en scène. Les discussions dans Ex Machina font réelles, mais sont nulles et non avenues techniquement parlant. Premier problème.
    Le second, peut être plus profond mais dont je suis moins certain, est que le film sonne creux, justement par l’excessive élégance de ses décors, de son tournage, et de sa photo en règle générale. Creux et prévisible en fait, tellement il est évident dès le départ que Nathan truque, que son problème d’alcool est facile à exploiter, que Caleb est le benêt de l’histoire et qu’il va tomber amoureux, et que l’IA est une froide calculatrice qui manipule tout le monde. Même les pannes sont évidemment une action de Eva, c’est logique dès la première vu ce qu’en dit Nathan. Peut être ai-je des idées un peu différentes sur l’IA, peut être attendais-je un film qui m’apprenne quelque chose, ou qui reflète la réalité de « mon monde ». La dureté de mon jugement répond à ma détresse au moment du générique de fin.

  6. Comme on dit dans ce cas précis, « la rencontre ne s’est pas faite » 🙂
    C’est vrai que c’est un film froid, presque « clinique », je comprends tout à fait cette critique. Pour être franc, le scénario ne m’a pas surpris, en fait c’est surtout son traitement, j’ai aimé comment le sujet a été abordé. Mais c’est très subjectif. Merci pour tes références de films, je les regarderai à l’occasion ! 😉

  7. Oui, je confirme, très bon film, même s’il n’évite pas quelques écueils (le scientifique qui révolutionne tout un secteur high tech tout seul dans son coin, ça n’existe plus) ou quelques passages « obligés » un peu trop voyants.
    Je n’en ferais pas un chef d’oeuvre, mais il est déjà intellectuellement bien au-dessus de la masse des films de SF déjà vus 1000 fois.

  8. C’est vrai que le savant isolé qui révolutionne tout, ça devient impossible tant les disciplines scientifiques sont maintenant extrêmement pointues 🙂 Ravi que ce film te plaise aussi, ça fait du bien de savoir qu’il existe encore une SF de ce type, à des années-lumières des Transformers…

  9. J’ai trouvé ce film très intéressant et bien pensé, même si j’avoue être passé à côté des références à Platon ou à la controverse de Valladolid (même si le sujet est bien là). J’aime que la question « et si c’était l’Homme qui échouait au test de Turing ? » se pose.
    Attention, spoiler :
    J’ai été quelque peu surprise par le scénario dans le sens où, dès le début, l’attitude et la personnalité de Nathan m’ont obligée à me méfier de lui. Je croyais que ce serait lui qui se jouerait de Caleb et finalement, il se fait avoir par Nathan et Ava ! La fin est terrible. On se demande s’il peut se sortir de là et surtout, ce que la machine sera capable de faire dehors.
    C’est un bon film, bien mieux traité que Her, et moins gênant aussi au niveau de la « relation » entre la machine et l’homme (peut-être parce qu’Ava a un corps humain, aller savoir).
    Ta chronique est bien tenue et intéressante, merci pour cet avis.

  10. Merci Kurai pour ton commentaire intéressant ! Effectivement, je le trouve plus fort que Her (que j’avais bien aimé). Pour moi, la fin ne laisse malheureusement peu de place au doute, snif…

  11. […] Eh oui, deux années se sont écoulées depuis la création de ce blog. Grâce à vous, le site ne cesse de grandir avec pas moins de 35.000 vues, 20.000 visiteurs, et une affluence record en août (2600 vues… étrange pour un mois d’août !). Quand je relis mon bilan de l’année dernière, j’ai l’impression que 2015 file à la vitesse de la lumière. J’aurais aimé être plus présent sur la blogosphère, mais cette année a été mouvementée. J’ai eu la chance d’avoir deux romans publiés, et de vivre de belles rencontres avec mes lecteurs pendant les dédicaces. J’ai aussi échangé avec des écrivains passionnants aux Imaginales et à Nice Fictions. 2015 aura également été l’année de la sortie de Seul sur Mars, un roman qui m’a fait vibrer, ainsi que de l’excellent Ex Machina. […]

  12. […] City, le Cinquième Élément, Matrix, A.I., Avalon, l’Attaque des Clones, Minority Report, Ex Machina, Arès… difficile de citer tous les films qui ont, de près ou de loin, une filiation avec le […]


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