Zen et taoïsme dans la poésie japonaise

Afin de canaliser le syndrome de l’imposteur, avec mon atelier d’écriture sakado nous allons nous initier à la plus succincte des littératures, celle des haïkus, des poèmes qui possèdent un lien profond avec la spiritualité japonaise, notamment la pensée zen, elle-même influencée par le taoïsme.

Un haïku est composé de trois vers (5/7/5) et de 17 syllabes, c’est un poème qui célèbre le moment présent, la photographie instantanée d’un événement anodin. De par son format court, l’haïku va à l’essentiel et suscite une sensation, une émotion, à la manière d’une peinture impressionniste qui va suggérer plus que montrer. Dans le premier poème que je vais vous présenter, le moine Ryokan rentre chez lui et découvre qu’il a été cambriolé.

Le voleur a tout pris
Il ne reste que la Lune 
À la fenêtre

Ce qui est intéressant chez Ryokan, c’est le sentiment de sidération qui se dégage de son poème, ainsi que l’humour qu’il éprouve face à ce cambriolage, un aléa de la vie qui invite au lâcher-prise. Ryokan a tout perdu et pourrait souffrir de son attachement aux choses matérielles, mais en réalité il conserve intact son bien le plus précieux : sa capacité à s’émerveiller. Ce haïku enseigne une leçon : accepter l’impermanence, le changement inévitable qui s’opère dans une existence.

J’ai retrouvé ce matin
Mes dessins d’enfant préférés
Quelle déception ! 

Anonyme 

Dans les haïkus on retrouve aussi les paradoxes des énigmes zen, les fameux koans.

C’est décidé 
Je vais de ce pas m’enrhumer
Pour voir la neige !

Sampû

Quand je vois mon chien 
Manger ses croquettes 
Je me régale ! 

Anonyme

Une plage immense 
Un tout petit crabe 
Une très grosse peur ! 

Anonyme

Je marche sur le sable en silence
Le goéland s’envole 
En entendant mon regard 

Anonyme

Parmi toutes ces belles chaussures
Qui vont me faire mal aux pieds
Lesquelles choisir ? 

Anonyme

Après mon spectacle 
Trois cents mains applaudissent 
J’entends celles de maman 

Anonyme 

La pomme tombée dans l’herbe 
Le jeune enfant essaie 
De la remettre dans l’arbre

Anonyme

Les mésanges ont fait leur nid 
Dans ma boîte aux lettres 
Quelle bonne nouvelle !

Anonyme 

Le saule 
Peint le vent 
Sans pinceau 

Saryû 

Un événement a priori anodin peut conduire à une intense prise de conscience sur le sens de l’existence, dans une approche non intellectuelle : c’est l’éveil spirituel, le satori. Le zen est un courant qu’on qualifie de subitiste parce que dans le zen, l’Éveil s’atteint plutôt « subitement » et non graduellement comme dans d’autres voies bouddhistes. Le haïku est la métaphore de ce satori qui nous invite à redevenir l’enfant émerveillé par la contemplation du monde.

Au bout du doigt du bébé
Suspendu 
Un arc-en-ciel 

Hiro Sôjo

Souvent, les vers du haïku ne possèdent, en apparence, aucun lien entre eux, ce qui procure un sentiment de vide, la fameuse vacuité propre au zen, mais le vide est, paradoxalement, ce qui unit les êtres et les phénomènes, car rien n’a d’existence intrinsèque, d’indépendance, tout est lié. 

Courte nuit d’été. 
Une goutte de rosée 
Sur le dos d’une chenille velue

Yosa Buson

Ici, la nuit d’été, la goutte de rosée et la chenille forment trois mondes aux échelles différentes, le monde macroscopique (la nuit d’été), le monde des insectes et le monde microscopique (la goutte de rosée). Comme on peut le constater, l’auteur du haïku n’hésite pas à changer de point de vue et d’échelle pour amener contraste et subtilité au poème.

Dans cette goutte de rosée, on contemple le reflet de l’univers tout entier. Cette image fait penser au célèbre poème de William Blake : 

Voir le monde dans un grain de sable
Et le paradis dans une fleur sauvage
Tenir l’infini dans le creux de sa main
Et l’éternité dans une heure.

Dans le bouddhisme zen, les liens entre les phénomènes et les êtres forment ce qu’on appelle l’interdépendance. Le poète Issa l’illustre jusqu’à l’absurde avec cet amusant haïku :

Avec moi elle lutte
A qui fermera les yeux le premier
La grenouille

Comme je le disais au début de cet article, le zen a été profondément influencé par la philosophie taoïste et la notion de wuweï, le non-agir : ne pas interférer avec la Nature pour la laisser s’exprimer, et ainsi en saisir toute la subtile sagesse. 

Oh une luciole qui vole 
Je voulais crier « regarde ! » 
Mais j’étais seul 

Taïgi

Le petit chat  
Plaque au sol un instant 
La feuille entraînée par le vent 

Issa

Le wuweï est une véritable invitation à la contemplation des saisons avec en premier lieu le printemps : 

Même pourchassé 
Le papillon 
Ne semble jamais pressé 

Garaku

L’été n’est pas en reste grâce au sensorium :

La citrouille grossit 
Je maigris 
Quelle chaleur ! 

Toun

Ici il est question de chaleur. Un auteur de haïkus n’hésite pas à utiliser les cinq sens afin de mieux faire comprendre au lecteur ce qui l’a touché ou ému. Exemple :

Grasse matinée
L’odeur des lardons de grand-mère
Je me lève immédiatement

Anonyme

Quand elle n’est pas là
Je mets l’écharpe grise de maman
Qui a gardé son parfum


Anonyme

On peut également suggérer le mouvement :

Le vent de la montagne
Effleure les pousses de riz
Sur mon chemin 

Bashô

La saison automnale symbolise l’impermanence avec ce haïku que j’aime beaucoup :

Rien ne dit 
Dans le chant de la cigale 
Qu’elle est près de sa fin 

Bashô

Soir d’automne 
Il est un bonheur aussi 
Dans la solitude

Buson 

Nuit d’automne 
Le papier troué d’une cloison 
Joue de la flûte 

Issa

L’hiver est traditionnellement associé à la mort, mais aussi à la régénération invisible induit par le cycle de la Nature.

Jour gris dans le cimetière
Le vent souffle entre les tombes 
Le parfum des fleurs 

Anonyme  

Je ne cesse de tousser
Personne 
Pour me taper dans le dos 

Santoka

Pourtant, l’hiver n’exclut pas l’humour :

Première neige 
Un sacré trésor
Ce vieux pot de chambre ! 

Issa

Mon ami venait m’emprunter quelques sous 
Il s’en retourne 
Les épaules couvertes de neige 

Takuhoku 

Dans la neige devant ma porte 
Il est bien droit le trou 
Que j’ai fait en pissant 

Issa

En dehors des saisons, les haïkus possèdent bien évidemment un bestiaire illimité pour peu qu’on sache observer la Nature.

Les miettes de pain 
Sèment des chants d’oiseaux 
Dans le jardin 

Françoise Naudin

Pieds nus dans le liseron vert 
Le héron et moi
Disputons un match d’immobilité 

Thierry Cazals

Poisson rouge du coiffeur 
Que connaît-il du monde à part 
Les cheveux qui tombent ? 

Thierry Cazals

Toile de rosée
L’araignée a tissé 
La lumière du matin 

Françoise Naudin 

Du dos de l’index 
Caresser le cou tendu 
D’un chaton qui ronronne 

Jean-Hugues Malineau

La patte de mon chat 
Posée sur mes genoux 
On écoute les oiseaux 

Anonyme

Dans le terrain de golf 
Une dizaine de lapins 
Creusent quelques trous de plus 

Anonyme 



Enfin, je terminerai avec ce dernier conseil : ne pas hésiter à utiliser l’humour comme dans le haïku de cet enfant :

Une très mauvaise note
Maman fait des frites quand même
Je ne lui ai rien dit…

Quelques techniques pour commencer à composer des haïkus

– Ayez toujours un carnet sur vous pour aller à la chasse aux haïkus et ainsi noter les émotions et les sensations. N’ayez pas peur des ratures, il est normal de retravailler un haïku et d’y accorder du temps, comme un sabre qu’on ne cesse de polir.
– Lisez énormément de haïkus.
– N’essayez pas de respecter à tout prix la formule 5/7/5 syllabes, l’essentiel étant que les 3 vers soient brefs (une dizaine de syllabes maximum par ver, si possible un second ver plus long). Supprimez le superflu comme les articles et les adjectifs, quand c’est possible, afin d’obtenir des vers épurés. Utilisez l’exclamatif (« Oh ! ») pour exprimer l’émerveillement. L’esprit du haïku consiste à aller à l’essentiel, mais aussi à être précis : parler d’un corbeau plutôt que d’un oiseau, ou d’un saule plutôt que d’un arbre permet de mieux personnaliser l’haïku, de lui donner du caractère. Dans l’idéal, l’émotion intervient au troisième ver, comme la chute d’une nouvelle.
– Privilégiez une expérience vécue personnellement dans la vie de tous les jours, afin de rechercher l’authenticité, une expérience qui s’est déroulée en un instant. L’émotion n’a pas besoin d’être intense ou dramatique, bien au contraire : on peut être ému par la présence d’un insecte… ou avoir le sentiment d’être soi-même un insecte perdu dans l’immensité du monde.
– Devenez zen, prenez le temps de vous balader sans but, à contempler ce qui vous entoure, dans l’instant présent, comme si vous étiez en vacances. Prenez du temps pour vous.
– Testez vos haïkus en les lisant à des amis.

Consigne d’écriture

Composez un haïku en rapport avec la nature ou votre quotidien urbain.

Bibliographie

Mon livre de haïkus, Janik Coat et Jean-Hugues Malineau, Albin Michel Jeunesse

Les séances précédentes du sakado

Séance 1 : huit milliard d’imposteurs

Published in: on novembre 15, 2024 at 11:19  Comments (5)  

Huit milliards d’imposteurs

Un jour, lors d’une banale session d’atelier d’écriture, un incident est survenu. Alors que j’avais donné une consigne simple, une dame s’est levée, m’a regardé et s’est exclamée, bouleversée, « je n’y arriverai pas ! ». Avant même que je puisse répondre quoi que ce soit, elle a brutalement quitté la salle en claquant la porte avec violence. Cet événement m’a profondément marqué.

Ce jour-là, j’ai compris que beaucoup de personnes viennent à mes ateliers d’écriture moins pour être publiées que parce qu’elles n’ont pas confiance en elles. Certaines de ces personnes souffrent parfois de blessures intérieures, d’autres ont perdu la joie d’écrire, c’est le cas de salariés qui travaillent dans des cabinets juridiques ou en entreprise et qui rédigent des articles professionnels insipides qui les dégoûtent de l’écriture créative.

Partant de ce constat, j’ai créé le sakado, en japonais 作家道, la voie de l’écrivain, qu’on peut aussi traduire par la voie de l’écriture. Il s’agit d’une spiritualité visant à prendre du plaisir tout en apprenant à mieux se connaître en tant qu’être humain, ce qui est plus facile à dire qu’à faire… bien qu’il existe de nombreuses techniques pour y arriver.

Dans le Japon d’autrefois, pour progresser dans la voie du sabre, un samouraï accordait autant d’importance à la technique proprement dite qu’à l’état d’esprit, le fameux zen qui lui procurait une efficacité redoutable au combat. La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui nous n’avons pas besoin de tuer qui que ce soit pour s’épanouir dans l’art de l’écriture.

Ce n’est pas parce que tu portes un sabre que tu ne te sens pas imposteur

Le syndrome de l’imposteur peut être canalisé en utilisant des consignes d’écriture, mais aussi en étudiant nos psychologies d’autrices et d’auteurs, afin d’enlever tous ces petits grains de sable qui parasitent notre art, que nous soyons écrivains novices ou à l’origine de best-sellers… Mais qu’est-ce que le syndrome de l’imposteur ?

Il s’agit d’une dissonance cognitive à la fois complexe, multifactorielle et répandue : qui ne s’est pas senti un jour dans la peau d’un imposteur ? Quand j’ai enseigné pour la première fois l’Histoire devant une adorable classe de sixièmes, une voix me disait « mais qu’est-ce que tu fous là, tu es ridicule ! Fuis tant qu’il en est encore temps ! ».

Finalement tout s’est très bien passé et j’ai enseigné pendant une dizaine d’années.

Ce syndrome est particulièrement répandu chez les autrices et auteurs en France parce que, culturellement, au pays du romantisme, on considère qu’un auteur est un être maudit inspiré qui fait partie d’une élite, et qu’écrire se fait dans la souffrance (et si possible en crevant dans la pauvreté). Je pense exactement le contraire : tout le monde est capable d’écrire sans nécessairement souffrir, à condition de disposer des bons outils. L’atelier d’écriture en fait partie, tout comme la bêta-lecture.

Pour moi, un auteur est une personne qui essaie d’écrire tous les jours une histoire. L’édition est secondaire : il y a des génies qui n’ont jamais été publiés, et des auteurs au talent discutable qui ont vendu des millions de livres, sans vouloir les juger, tant mieux pour eux.

Dans tous les cas, l’art d’écrire est si difficile que, vous, comme moi, sommes d’éternels étudiants. Nous n’avons pas assez d’une vie pour apprendre. Puisque cet apprentissage est long et complexe, prendre du plaisir est le meilleur moyen de progresser. Que vous souhaitiez être publié, ou juste écrire pour vous, le plus important est de s’amuser, peu importe votre genre littéraire.

En réalité, il n’y a pas de « bon » ou de « mauvais » genre, seulement des « bonnes » ou « mauvaises » histoires. Ce n’est pas parce que vous écrivez de la romance que vous devez éprouver un syndrome de l’imposteur : Shakespeare et Jane Austen ont écrit de magnifiques histoires d’amour, si belles qu’elles ont traversé les siècles. Même réflexion pour le polar, qu’on associait autrefois au roman de gare…

Comment se débarrasser de ce fichu complexe ? Il faut déjà comprendre comment il opère.

Le syndrome de l’imposteur des auteurs non publiés

Dans sa forme aiguë, c’est le syndrome qui vous empêche de présenter une nouvelle à qui que ce soit, parce que votre texte est « nul », « pas original », « perfectible », etc. Ce qui est intéressant, c’est que les causes ne sont pas forcément les mêmes. On peut craindre de partager un texte parce qu’on redoute de souffrir face aux critiques. On peut aussi avoir une très mauvaise image de soi (« de toute façon tout ce que je fais est naze »). 

Pour en revenir au syndrome de l’imposteur, l’obstacle est moins le syndrome que la paralysie qui peut en découler. Ce n’est pas un problème de manquer de confiance en soi, mais à condition de ne pas sombrer dans une sorte d’autodénigrement. Dans la vie nous subissons tellement de critiques, pas besoin d’en rajouter ! Pour vous prouver que ce syndrome est parfaitement inutile, parlons du statut des auteurs publiés…

Le syndrome de l’imposteur des auteurs publiés

Commençons par cette mauvaise nouvelle : passé la joie d’avoir eu un manuscrit publié, les compteurs sont régulièrement mis à zéro. Sauf exception rarissime, le fameux « best-seller », qu’on a autant de chances d’écrire que de gagner au loto, un livre ne fait pas une carrière. 

D’où parfois l’anxiété lorsque vous entendez en salon la question si souvent répétée :

— Alors, c’est pour quand le nouveau roman ?

Cette question est la parfaite illustration d’une vérité bouddhique : la vie est insatisfaction(s), parce que nous vivons dans un monde de désirs. Que ce soit votre lecteur fidèle, l’éditrice qui a parié sur vous, le sympathique vieux libraire de votre quartier, votre maman névrosée… il y a forcément une personne qui attend avec impatience votre prochain roman ! Votre désir d’être publié peut se transformer en frustration, colère ou peur… quand il ne s’agit pas d’une obsession.

La plupart des gens se disent « je serai heureux quand j’aurai atteint tel objectif », un nouveau travail mieux payé, le grand amour, un voyage en Australie, une maison plus spacieuse, le dernier iPhone… mais le drame vient du fait qu’il y a toujours un nouvel objectif qui, insidieusement, remplace peu à peu le précédent. C’est ce fameux désir qui cause tant de malheurs.

La conséquence de ce constat, c’est que vous ne devez pas fermer les yeux sur votre propre syndrome de l’imposteur, en vous disant que tout sera réglé le jour où vous serez publié, car ce ne sera pas le cas : si vous doutez de vous maintenant à cause d’un manque de confiance en soi, d’une culpabilité, voir même d’une blessure narcissique, parce qu’un jour votre professeur vous a dit que vous ne ferez rien de votre vie (je l’ai vécu), au moment d’être publié vous pouvez être sûr que le problème sera amplifié.

L’autre question qui tue…

— Vous en vivez ?

Je ne compte plus le nombre de fois où cette question revient lors d’une dédicace… une question si absurde. Quelle personne sensée demanderait à un boulanger s’il vit de son artisanat ? Sachant que l’immense majorité des auteurs ne vivent pas de l’écriture, cette question est également très maladroite, puisqu’elle est capable de déclencher un syndrome de l’imposteur, surtout quand on connait les statistiques d’un premier roman.

Cas de figure numéro 1 : comme 50% des premiers romans, votre livre s’est vendu à moins de 300 exemplaires, il est passé inaperçu

Lorsque votre roman est publié dans une maison d’édition de taille moyenne, ou même dans une grande maison, en réalité il reste très peu de semaines en rayon, une actualité en chassant une autre.

Au moment où votre roman n’est plus considéré comme une nouveauté par les libraires, vous risquez de vivre un petit deuil, parce qu’entre l’écriture, la réécriture, les soumissions éditoriales et les corrections, vous avez passé plusieurs années sur ce projet. Le sentiment est encore plus amer si vous n’êtes pas invité en dédicace dans votre festival favori, ou que vous êtes snobé par la FNAC ou Cultura…

Si vous êtes publié dans une petite maison d’édition, le constat est pire, votre entourage vous pose la question qui tue : « ton livre, il est en librairie ? ». À chaque fois que vous répondez « non, mais il est possible de le commander », si vous n’avez pas réglé vos névroses, vous ressentez le syndrome de l’imposteur.

Cas de figure numéro 2 : votre livre est bien accueilli

Vous avez eu de bonnes critiques de sites spécialisés, accompagnées d’un bon bouche-à-oreille de la part des lecteurs, vous avez réussi à atteindre le seuil des 2000 exemplaires, ce qui n’arrive que pour 1% des premiers romans ! C’est une situation plus confortable que la précédente… mais rapidement, vous commencez à vous poser des petites questions : est-ce que j’aurais pu vendre plus de livres dans une autre maison d’édition ? Pourquoi je n’ai pas vu ces coquilles dans mon bon à tirer ? Pourquoi je n’ai pas reçu un prix lorsque j’ai été invité dans ce salon ? Insidieusement, vous vous demandez si votre succès d’estime n’est pas un accident, si vous êtes réellement un auteur… Paf !

Je caricature à l’extrême, mais c’est pour illustrer l’idée que ce qu’on appelle « succès » est tout ce qu’il y a de plus relatif. Lorsqu’une amie autrice a gagné un prix prestigieux à un gros festival et que je suis allé à son stand pour la féliciter, elle m’a avoué avec angoisse qu’elle ne se sentait pas du tout légitime. J’ai eu beau lui dire qu’elle avait un talent incroyable, en lisant dans son regard j’ai deviné qu’elle ne plaisantait pas, elle doutait énormément !

Pour ma part, j’ai développé une variante du syndrome de l’imposteur, que j’appelle « le syndrome du papillon ». Depuis 2016, j’ai écrit plusieurs manuscrits, dont un que je trouvais « pas mal », mais pas suffisamment bon à mon sens pour succéder à mes pirates de l’Escroc-Griffe. À un moment donné je me suis dit, « ça craint, depuis 2016 tu écris des manuscrits sans être publié », mais psychologiquement, je le vis bien, car au fond de moi je sais que je n’ai pas les ressources nécessaires pour être l’auteur d’un roman par an. De toute manière cela ne m’intéresse pas de fonctionner ainsi, j’ai besoin de vibrer plus que d’être publié, je cherche l’oiseau rare… que je pense avoir trouvé avec le Loup d’Andrinople.

Le plus fou, c’est que même chez les autrices et auteurs qui publient au moins une fois par un an un très bon roman, on retrouve parfois ce syndrome de l’imposteur, ne serait-ce que parce que certains écrivains ne peuvent s’empêcher de se comparer (défavorablement bien sûr) à des écrivains anglo-saxons qu’ils idolâtrent… Certains chercheurs pensent que ce syndrome est lié à l’individualisme de notre société, qui amène l’esprit de compétition : pour être heureux, il faut être le meilleur, admiré, etc. Durant l’enfance on nous répète qu’il faut choisir un bon métier, un métier qu’on aime. L’éducation joue un rôle important dans le syndrome de l’imposteur : des parents peuvent décréter que 15/20 ce n’est pas assez, ce qui va créer des complexes, ou au contraire surestimer l’intelligence de leur enfant en le complimentant systématiquement, l’enfant va alors croire qu’il doit réussir à tout prix par peur de l’échec et/ou de décevoir.

Voilà pourquoi il y a différents profils d’imposteurs : 

  • le perfectionniste, qui considère qu’une réussite à 99% est un échec. Il ne veut pas soumettre son manuscrit à un éditeur tant qu’il n’aura pas atteint la perfection.
  • l’expert, qui va passer des années à faire des recherches sur un sujet avant d’écrire un roman, de peur de ne pas être légitime.
  • le génie, qui est dans le tout ou rien. Tant qu’il écrit sans difficulté, le génie est à l’aise, mais dès qu’il rencontre un obstacle, il pense qu’il n’est pas assez bon et abandonne le projet au lieu de tenter de l’améliorer.
  • le solitaire, qui refuse de l’aide. Il ne viendra pas en atelier d’écriture, car pour lui demander de l’aide signifie être en échec ou pire, être un imposteur.
  • le surhomme, qui va travailler plus dur que la normale pour prouver qu’il n’est pas imposteur.

Le but du jeu n’est pas de changer totalement, mais de conserver les aspects positifs de ces profils, comme par exemple le perfectionnisme, pour sublimer ce malaise. Si on y réfléchit bien, le syndrome de l’imposteur peut être cet ami précieux qui nous pousse à faire preuve d’humilité. Ne nourrir aucun doute est en effet le meilleur moyen pour percuter un mur de plein fouet à deux cent kilomètres/heure le jour où vous apprenez que les éditeurs ne sont pas intéressés par votre manuscrit…

À mon sens, il ne faut pas réfréner le syndrome de l’imposteur mais le canaliser, accepter l’idée qu’il est contre-productif de se trouver moins original que Tolkien parce qu’au fond, ce qui compte, c’est moins l’histoire que nous écrivons que la sensibilité qu’on va insuffler.

Quand Stephen King a commencé à écrire la Tour Sombre en 1970, un cycle en huit tomes, il était influencé par le Seigneur des Anneaux, mais en même temps, il redoutait de plagier cette oeuvre culte. Il a fini par se lancer, avec succès, parce que ce qui compte, c’est comment le King a réussi à réinventer cette épopée. Sa Tour Sombre ressemble moins au Seigneur des Anneaux qu’au Bon, la Brute et le Truand !

Ce que je veux dire par là, c’est que dans l’absolu, toutes les histoires ont été écrites, mais ce que le lecteur ne connaît pas encore, c’est la façon dont VOUS allez la raconter avec votre sensibilité, peu importe que vous soyez publié, votre nombre de ventes ou votre ego.

Imaginons que vous premier roman soit vendu à seulement 50 exemplaires, mais que vous permettiez à une personne qui est atteinte d’un cancer incurable de s’évader, même temporairement… Est-ce que cela ne valait pas le coup d’écrire ce livre ? Peut-être que lors d’une dédicace, vous donnerez envie à un enfant d’être un jour à votre place, et peut-être que cet enfant sera plus tard un « grand écrivain » ?

Combien de romans tirés à des millions d’exemplaires sont sans saveur ? Peut-être dira-t-on que j’ai un ego surdimensionné, mais je suis convaincu que ma trilogie présente plus d’intérêt littéraire que Fifty Shades of grey. Pour moi, c’est l’autrice de ce navet qui devrait avoir le syndrome de l’imposteur !

Bien sûr, ça ne veut pas dire que je me sens « au-dessus » des auteurs de best-sellers, ni à l’inverse que je suis aigri de n’avoir vendu que plusieurs milliers de bouquins au lieu de… plusieurs millions. Très sincèrement, je suis heureux d’avoir eu ce parcours de « petit auteur » et je pense être à ma place dans cet écosystème, une place que je n’ai volée à personne. La prétendue « concurrence entre artistes » est un concept sans fondement : même si je le voulais, je ne pourrais pas écrire comme certains membres de mon atelier d’écriture parce que chacun d’entre eux dispose d’un imaginaire, d’un style et d’un vécu qui lui est propre. C’est ce qui fait la magie de la littérature ! Plus d’une fois, je me suis montré admiratif devant un texte de l’atelier. Il y a parfois des participants qui font des choses que je ne sais pas faire, je l’avoue volontiers. Et comme je le dis souvent, le jour où une participante ou un participant de mon atelier d’écriture écrira un best-seller, je serai le plus heureux des hommes.

En conclusion, je pense qu’il faut dédramatiser les blocages qu’on peut rencontrer, qui ne sont souvent que des paliers, des phases naturelles. Tout est dans la tête ! On peut devenir auteur progressivement. On fait lire son livre à sa mère, puis à des amis, et un beau jour on soumet un extrait en atelier d’écriture… On gagne peu à peu de la confiance. Moi, je me suis senti auteur avant d’être publié, au moment où j’ai commencé à écrire quotidiennement, mais pour d’autres personnes l’instant clef sera le jour de la publication… Toute dépend de sa propre sensibilité, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de devenir auteur.

Comme le disaient les Grecs, gnothi seauton. « Connais-toi toi-même ». 

Pour moi, chaque manuscrit à écrire est une première fois… et ce n’est pas une vue de l’esprit ou de la fausse modestie. Ne vous inquiétez pas si vous rencontrez des blocages.

Le temps travaille pour vous.

Consigne d’écriture : écrire en conscience

La méditation zen peut être un excellent outil pour prendre confiance en soi juste avant l’écriture. il s’agit d’une méditation sans objet : on se tient assis sur un coussin les jambes croisées, le dos droit, les mains jointes (la gauche sur la droite), les pouces reliés « de façon à ce qu’une fourmi se tienne entre les ongles sans être écrasée », les yeux ouverts pour éviter de s’endormir, mi-clos. Conserver le dos droit est le point le plus important à respecter. Une fois la position adoptée, on observe les pensées comme des nuages qui se dissipent, sans les juger ou les réfréner si elles sont négatives, mais sans non plus être entraîné par elles si elles se révèlent agréables. Si on divague, on se recentre à nouveau sur la position de son corps, le dos droit. Une session de dix minutes suffit amplement. La consigne d’écriture est la suivante :

Pensez à votre semaine écoulée, à une émotion positive ou négative, que ce soit une émotion vécue dans la vraie vie, dans un rêve, à moins que ce ne soit un vieux souvenir qui soit revenu à la surface pendant votre méditation. Cette émotion peut n’être ni positive ni négative, comme par exemple une rencontre étrange dans un train. Une fois que vous identifiez cette émotion, écrivez une courte séquence. Il peut s’agir d’une description, d’une poursuite entre deux personnages, d’une pensée, d’une scène de bataille… peu importe si vous utilisez la première personne du singulier, le « je » ou le « il/elle ». Essayer de faire ressentir à un lecteur cette émotion que vous avez vous-même éprouvée. S’il devine la bonne émotion, vous avez gagné.

Published in: on novembre 14, 2024 at 9:21  Comments (6)  

Sakado, l’art de l’écriture

En 2016, année de la publication de l’intégrale de ma trilogie, j’écrivais sur ce blog un article à propos de l’écriture, avec notamment ce passage :

Au Japon, pays que je connais un peu, il y a un art (un dao, « la Voie »), et donc un temps, pour tout : l’art de faire du thé (le cha dao, dont la cérémonie peut durer cinq heures), l’art de dégainer un sabre (l’iaido, que l’on peut pratiquer toute une vie), l’art de la main vide (karate-do), l’art de la composition florale (le… kado, ça ne s’invente pas)*. Et si il existait un dao pour écrire ? Un dao de l’écrivain (en japonais 作家道, « sakado » ). Un art qui prendrait son temps ? Comme son nom l’indique, le dao, « la Voie », est un concept philosophique inspiré du tao chinois. Dans les arts cités plus haut, il y a la notion d’art de vivre, d’harmonie. S’il existe un art de l’écriture, celui-ci ne peut que respecter le temps, c’est-à-dire suivre le tao, la force fondamentale de l’univers, l’essence même de la réalité. Cet art de l’écriture, un non-agir, serait donc à l’opposé des contraintes éditoriales d’aujourd’hui.

Respecter le temps… Je ne pensais pas si bien dire ! Il m’a fallu un long moment pour laisser infuser le projet d’un quatrième roman. Entre-temps j’ai eu beaucoup de chance : je suis devenu père, j’ai découvert le bouddhisme tibétain, créé un atelier d’écriture qui a accouché d’un festival, je suis également devenu bibliothécaire, j’ai visité le Caucase, le Brésil et la Malaisie, pratiqué un petit peu l’aïkido et beaucoup le taï chi, rencontré le zen, appris à gérer mon autisme, traversé des épreuves aussi… des épreuves qui m’ont fait réaliser que je ne pouvais pas vivre sans l’écriture. Si cet art donne tellement de sens à ma vie, c’est parce que, même dans les pires moments, mes ateliers d’écriture me procuraient le sentiment d’être utile, car ils ont en effet contribué à ce que plusieurs personnes soient publiées. J’ai moi-même bénéficié de ces séances car, comme pour les arts martiaux, pour continuer à progresser techniquement, il faut transmettre son savoir-faire… mais plus important encore, j’ai aussi découvert qu’une majorité de personnes venaient à mes ateliers non pas pour être publiées, mais pour s’amuser, sortir de l’isolement et se faire des amis, parfois même pour faire la paix avec soi-même et se sentir mieux… En nous permettant de nous réconcilier avec notre passé, l’écriture nous relie les uns aux autres.

J’ai progressivement réalisé que l’écriture peut être une activité méditative bienveillante qui soigne les blessures de l’âme et qui peut conduire à un véritable éveil spirituel. Fort de ce constat, j’ai décidé de proposer une voie de l’écriture qui s’appuie à la fois sur mon expérience pratique des ateliers d’écriture, mais aussi sur ce que j’ai appris en tant qu’être humain, que ce soit lors de mes voyages au Japon, avec la méditation tibétaine et les arts martiaux. J’appelle donc cette voie de l’écriture sakado, 作家道. Le but du sakado, c’est d’aider tout un chacun à écrire des histoires via une méthode ancestrale simple : apprendre à mieux se connaître. Il s’agit d’une voie progressive.

Pour toutes ces raisons, je proposerais de temps en temps sur ce blog des articles en rapport avec le sakado. Il y aura un vrai programme, avec des consignes d’écriture ludiques… L’idée étant de s’amuser ! Ce programme sera à la fois destiné aux grands débutants avec des pratiques préliminaires pour gagner de la confiance en soi, ainsi qu’aux auteurs confirmés qui souhaitent aller plus loin dans leurs connaissances de la narratologie… J’ai hâte de partager tout cela avec vous !

EDIT : si vous voulez suivre le sakado depuis mon blog, c’est possible ! Voici le programme :

Introduction : sakado, l’art de l’écriture
Séance 1 : huit milliard d’imposteurs
Séance 2 : zen et taoïsme dans la poésie japonaise
Séance 3 : arrosez vos lecteurs ! Immersion et émotion
Séance 4 : qu’est-ce qu’une histoire ?
Séance 5 : n’ayez pas peur des kangourous

Published in: on avril 14, 2024 at 11:36  Comments (5)  

Qu’est-ce qui nous pousse à écrire ?

Les grottes de Mogao

Après avoir lu mon article précédent, une amie autrice m’a téléphoné pour me dire : « tu parles de ton expédition dans ce désert en Chine, mais qu’est-ce que tu cherches vraiment là-bas ? ». Sur le coup, j’ai été surpris par cette question, tant la réponse me paraissait évidente (au hasard, m’imprégner de l’ambiance de ce voyage pour terminer mon roman et revenir avec une exposition photographique d’une des régions les plus méconnues du globe), mais à la réflexion j’ai trouvé que la remarque de mon amie était d’une grande pertinence, car elle renvoie à l’éternelle question de la motivation chez les autrices et les auteurs. Cette question est moins « qu’est-ce que je vais chercher en Chine ? », que « qu’est-ce qui nous pousse, nous artistes, à écrire » ?

Je n’aurai pas la prétention d’énoncer des généralités et de parler à la place de mes amis écrivains, car chaque auteur est différent, sans parler des projets. Mon héros du Moine de Samarcande, Zhiyan, se rend dans le désert du Taklamakan afin de trouver un remède pour sauver celle qu’il aime, au péril de sa vie. Le héros est toujours a minima l’alter ego de l’auteur, et je dois reconnaître que la passion est ce qui me motive à écrire : c’est l’amour des livres qui me fait tant aimer mon métier de bibliothécaire… mais comme Zhiyan, la passion amoureuse est ma pire ennemie, parce qu’elle peut me conduire à prendre des risques insensés, me mener à ma propre perte… et à m’oublier. Je le sais désormais, on peut mourir par amour, et même renier toutes ses valeurs, un destin pour moi pire que la mort, surtout quand la relation est toxique. C’est la thématique d’une de mes nouvelles, la Putain du Caravage.

Dans mon roman, Zhiyan suit un parcours singulier au sens où au début de son voyage initiatique, il ne possède pas de spiritualité particulière. C’est un soldat, pragmatique, qui va rencontrer sur les routes de la soie des maîtres bouddhistes… avec cette interrogation, une véritable graine semée en lui : qu’est-ce qui distingue la passion de l’amour ? En traversant des déserts, il trouvera des éléments de réponse, parce que dans le silence, nous sommes confrontés à nous-mêmes.

Le Taklamakan

Nous pénétrons dans le désert profond, si vaste que les prières du matin des moines résonnent longtemps, avant de se perdre dans le ciel azuré. La nuit, la lune nous écrase de son immensité, jamais je n’ai contemplé une voûte aussi étoilée. Dans l’obscurité, le silence est vivant,  palpable, si bien qu’à l’aube, lorsque de petites pierres dévalent la pente d’une montagne, le son semble tout proche. Tout est sens.

Extrait du Moine de Samarcande

L’année dernière, j’ai connu un parcours inverse à celui de Zhiyan. À cause de ma relation toxique j’avais l’impression d’avoir perdu toutes mes valeurs spirituelles, d’être « figé » dans ma dépression : je ne parvenais plus à méditer dans mon petit studio qui me complexait de par son côté « bohème » et je n’arrivais pas à terminer l’écriture de mon roman. Je trouvais qu’il manquait du vécu à ce livre, la vraie expérience du Taklamakan, la contemplation des dunes immenses, l’odeur des grottes de Mogao… Je voulais vivre pour de vrai cette aventure, et dans le même temps je n’arrivais plus à vibrer. Je ne me sentais plus légitime en tant que bouddhiste, encore moins en tant qu’écrivain, je ne pouvais plus concilier ces deux identités.

J’étais résigné à abandonner l’écriture, jusqu’au moment où je me suis rappelé les paroles de feu mon maître tibétain sur le karma. Contrairement aux idées reçues, le karma n’est pas une notion métaphysique statique et fataliste du genre « si un oiseau m’a chié sur la tête, c’est à cause de mon karma ». Mon maître expliquait, avec bon sens, que :

le karma est quelque chose qui existe dans la conscience des individus (…). À ce titre donc, le karma pourrait être comparé à un aimant qui va attirer la limaille de fer car cet aimant est en fait ce qui va donner l’impulsion, qui va être à l’origine du mouvement de la limaille qui attire…

C’est donc l’état d’esprit, bon, neutre, ou mauvais, qui conditionne nos actions, nos paroles, nos pensées… et qui caractérise dans le bouddhisme le samsara, ce cycle de renaissance(s) qui mène à la souffrance. Pendant ma dépression, je songeais à Milarépa comme à une lumière dans la nuit. Milarépa était un mystique tibétain du XIIe siècle qui avait perdu son père dans sa jeunesse. La légende raconte que l’oncle et la tante de Milarépa dépouillèrent la mère et le fils de leurs biens et leur firent vivre une existence misérable de domestiques. La belle-famille de Milarépa fut tellement odieuse avec sa mère, que cette dernière fit promettre à son fils d’apprendre la magie noire auprès d’un sorcier pour la venger, dans le cas contraire elle se suiciderait. Milarépa obéit… malheureusement, son rituel alla bien au-delà de ses espérances puisque c’est tout le village qui fut ravagé. De nombreux innocents furent tués lors d’un mariage, la pluie de grêles qu’avait invoquée Milarépa épargna cependant deux personnes… l’oncle et la tante honnis. Malgré ce karma très négatif, Milarépa passa le reste de sa vie à essayer d’atteindre l’Eveil et après maintes souffrances et exploits, il y parvint, laissant à la postérité de magnifiques poèmes, les Cent mille chants... Milarépa n’était en effet pas seulement mystique, mais également poète :

Je suis heureux d’avoir rompu les relations avec mes proches, 
D’avoir renoncé à l’attachement au pays ;
Heureux car je suis libéré des devoirs officiels.
Je ne me suis pas chargé des accessoires d’un moine, 
[…]
J’ai interrompu le va-et-vient de l’intellect, 
J’en suis heureux.
[…]
Je suis un yogi qui chante d’allégresse
Et ne souhaite pas d’autre joie

Si spiritualité et art peuvent cohabiter dans un être en quête d’absolu, c’est parce que le dénominateur commun de cette alchimie est tout simplement « l’amour bienveillant », cet amour particulier qui ne vise plus à satisfaire son propre ego, mais tous les êtres, parce que le plaisir n’est jamais si fort que lorsqu’il est partagé. La recherche scientifique va dans ce sens : dans les années 60, le primatologue japonais Masao Kawai a découvert le concept de kyokan, une expérience subjective dans laquelle il n’y a plus d’observateur ni de cobaye : en jouant avec des singes, Kawai a réussi à créer des liens affectifs forts avec eux. C’est pour cette raison que les grands primates que nous sommes aimons aller au cinéma avec des inconnus découvrir de nouveaux films, il y a cette idée de partage. Shigeru Miyamoto, co-créateur des jeux vidéo Mario et Zelda, a insisté pour que ses développeurs « se sentent kyokan » avec les futurs utilisateurs de jeux, que « les joueurs ressentent à propos du jeu ce que les développeurs ont ressenti eux-mêmes ». Plus nous prenons du plaisir à vivre des expériences ensemble, plus nous tissons des liens affectifs, je l’ai moi-même constaté : j’aime écrire pour voyager avec mes lecteurs, je prends énormément de plaisir à faire rire mes collègues de boulot, j’adore jouer avec mon fils…

J’ai réalisé que pour être heureux, il ne fallait pas forcément être amoureux d’une femme, mais de la vie elle-même. Fort de ce constat, j’ai réinventé ma vie quotidienne. Progressivement, mon studio austère s’est métamorphosé pour s’enrichir d’une belle bibliothèque qui me permet de consulter mes livres sur l’Asie Centrale, j’ai même monté un autel bouddhiste pour méditer.

Si je veux terminer ce roman, je dois continuer à vibrer, c’est-à-dire partir au Taklamakan sur les traces de Zhiyan pour achever ce projet collectif, parce que j’ai enfin cerné ma vraie nature : je ne peux vivre sans passion(s), que ce soit la littérature, le cinéma ou la musique. Je me sens artiste et bouddhiste au sens et, j’insiste sur les guillemets, « tantrique », dans ce que cette voie a de plus sacrée, c’est-à-dire utiliser les plaisirs de la vie et le désir pour parvenir à un éveil spirituel (en occident il y a en effet un profond malentendu à propos de la nature du tantrisme, je reviendrai dessus dans un futur article). Autrement dit :

Dans le samsara, le désir mène au plaisir qui mène à une insatisfaction de plus en plus grande.
Dans le nirvana, le désir mène au plaisir qui mène à une satisfaction de plus en plus grande.
Paradoxalement, ce sont deux faces d’une même pièce : le désir, jusqu’à l’extinction de la saisie de l’ego.

Le quadragénaire que je suis assume désormais totalement cette vie bohème, à mi-chemin entre art et spiritualité, peu importe si elle ne cadre pas avec les valeurs bourgeoises de certaines personnes. Partir dans le désert du Taklamakan sur les traces de Zhiyan sera donc pour moi autant un projet artistique qu’une quête spirituelle, à la recherche de racines bouddhiques que j’ai moi-même plantées dans cette vie. À la question « pourquoi les auteurs écrivent ? », je serais tenté de répondre « peut-être tout simplement pour donner du sens au monde »…

Si ce projet vous intéresse et que vous souhaitez le soutenir, vous pouvez cliquer sur cette newsletter Ulule pour être prévenu le jour où la campagne de financement participatif sera lancée.

Published in: on mars 12, 2024 at 4:48  Comments (5)  

L’Homme qui chuchotait à l’oreille des vieux projets

Un jour je suis tombé sur cet article fascinant : sommes-nous la même personne à 14 ans et à 77 ans ? Entre le moment où nous avons été bébé, et celui où nous deviendrons des personnes âgées, toutes les cellules de notre corps auront entièrement été renouvelées, et il en va de même de notre personnalité. Ce n’est pas sans poser problème à un auteur qui travaille dix ans sur le même projet ! Dans ces conditions, il doit absolument veiller à conserver le fameux liant. S’il est architecte, c’est plus facile, mais on ne peut occulter le fait que la vie se charge de bouleverser notre style d’écriture.

En 1997, j’étais un célibataire de vingt ans un peu paumé, horrifié à l’idée de vieillir. J’habitais à Cannes, j’étais si frileux que pendant l’hiver il ne faisait jamais moins de 30 degrés dans ma chambre, le radiateur imposait un véritable climat tropical qui choquait mes invités. Mon ami d’enfance, Vincent, me surnommait « l’iguane », en référence aux deux paisibles reptiles que j’élevais chez moi, Godzilla et Mothra.

Habiter loin de la mer était, bien sûr, impensable. Un soir d’été, Vincent m’annonça cette terrible nouvelle : il partait vivre à Metz pour retrouver une fille. Consterné à l’idée que mon ami puisse s’exiler volontairement dans un endroit aussi glacial, je me souviens m’être exclamé fort égoïstement :
– Mais tu es malade ! Là-bas, c’est le Grand Nord ! (dans le sud de la France, tout ce qui est situé au-dessus de Lyon appartient aux contrées barbares).
Karma oblige, huit ans plus tard je suis allé… tout près de Metz rejoindre celle qui allait devenir ma femme, tandis que mon ami, ce traître, était entre temps parti s’installer en Suisse. Aujourd’hui il ne se passe pas une semaine sans que je me rende dans cette magnifique ville de Lorraine, j’y ai même enseigné durant deux ans. J’ai appris à apprécier le froid, au point d’être la plupart du temps en T-shirt, et je dois avouer que j’ai commencé à me sentir vraiment bien dans ma peau à partir de 40 ans. Cerise sur le gâteau, à ma grande stupéfaction j’ai découvert il y a peu que mes ancêtres, du côté de ma grand-mère paternelle, avaient vécu du XVIe siècle au XVIIIe siècle à Metz, qui plus est dans la rue où j’ai travaillé pendant deux ans ! Il existe même des documents très détaillés attestant de leur présence. Si une personne revenait en 1997 et révélait toutes ces informations à mon « moi » de cette époque, ce dernier penserait sûrement avoir affaire à un fou.

Toutes ces expériences ont influencé mon imaginaire, notamment avec certaines scènes de mon tome 3 qui se déroulent, comme par hasard, dans un pays enneigé : si j’étais resté sur la Côte d’Azur, je crois sincèrement que les Corsaires de l’Écosphère aurait été un bouquin très différent de la version publiée, tout simplement parce que dans le sud j’étais une personne différente. Dans ce billet sur l’illusion du récit, je me basais sur le postulat que nous, auteurs, créons des univers mentaux aussi subjectifs qu’impermanents. Il est important d’en prendre conscience, afin de ne pas se perdre dans un projet qui s’étire sur des années, et qui finit pas ne plus correspondre à ce que nous sommes aujourd’hui, sans parler du fait que ledit projet doit conserver une taille raisonnable. En ce moment, je bataille pour éviter d’avoir à vous proposer d’ici quelques mois un article du genre « Ma trilogie fait quatre tomes », mais je peine à conserver ma structure en trois actes, la faute à un tome d’exposition plutôt dense. Je vais être franc : je suis parfois tenté de me lancer dans une « multilogie ». Traduction : une saga qui dépasse trois tomes. Or franchir cette ligne rouge n’est pas sans conséquence. Dès qu’il quitte la stratosphère d’une trilogie pour explorer le vaste espace d’un cycle en quatre, cinq, sept ou dix tomes, l’auteur est confronté à un dilemme : doit-il rester dans sa zone de confort, ou innover ?

Demeurer dans sa zone de confort, autrement dit écrire des livres homogènes, c’est prendre le risque de lasser le lecteur qui, un jour, ne retrouvera plus la fraicheur de votre tome 1, parce qu’il sentira que vous utilisez toujours les mêmes ficelles (« bon, alors voyons qui va mourir ce coup-ci »). C’est un peu le problème que rencontrent certaines séries télévisées avec la fameuse « saison de trop ». La grande J.K. Rowling elle-même a été confrontée à sa propre « zone de confort » avec son unité de lieu (le récit d’Harry Potter se situe à Poudlard) et de temps (l’action se déroule durant une année scolaire). Plus votre saga dure, et plus vous êtes tenté de briser vos schémas habituels.

Innover et opérer une rupture en plein milieu de votre saga, c’est risquer de perdre votre lecteur qui était attaché à une ambiance, un univers, des personnages. Il adorait votre histoire poétique de dragons vivant dans un monde mystérieux… jusqu’au moment où il s’est rendu compte que vos créatures évoluent sur une Terre post-apocalyptique ravagée par Donald Trump. Paf ! Pour une raison que vous ignorez, la magie n’opère plus.

C’est malheureusement plus fréquent qu’on ne le croit, et il n’y a pas de recette miracle.

Parfois, je me dis que ma trilogie des pirates de l’Escroc-Griffe aurait peut-être mérité que je lui consacre quatre tomes et non trois, car le dernier volet est plus dense que les livres précédents. En fait, il est surtout plus radical, avec une atmosphère sensiblement différente, parce que j’ai tout fait pour éviter un dénouement trop convenu. Mais très honnêtement, je pense que je n’aurais pas eu la foi de me lancer dans une multilogie, ne serait-ce que parce que même un auteur de la trempe de George R.R. Martin rencontre des difficultés, personne ne sait s’il finira un jour le Trône de Fer. À mon tout petit niveau, je ne suis pas sûr qu’un cycle des pirates de l’Escroc-Griffe en quatre tomes conserverait le même rythme, je suis même convaincu qu’une sous-intrigue « bof » plomberait le récit. C’est un peu ce que je reproche à la saga en sept tomes de la Tour Sombre de Stephen King. J’ai beau l’adorer, je trouve le sixième opus, le chant de Susannah, plus laborieux que les autres volets. Le pire, c’est qu’il s’agit probablement d’un phénomène inévitable. Est-ce un drame pour autant ? That is the question.

Enfin, comment ne pas évoquer l’aspect éditorial ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour un écrivain français, il n’est pas facile de soumettre à une maison d’édition un projet en sept ou dix tomes, surtout si la totalité du cycle n’est pas écrite. Pour l’éditeur, une saga aussi longue est un nid à problèmes (pour rester poli) : qu’est-ce qui lui garantit que l’auteur mènera ce marathon jusqu’au bout ? De plus, il y a également le phénomène de l’érosion des ventes, quasi inexistant dans les années 90, mais qui a pris de l’ampleur. Aujourd’hui, il est admis qu’une suite va se vendre deux fois moins. Le succès d’un cycle comme celui de The Witcher est l’arbre qui cache la forêt. Je ne parle même pas de la situation du jeune auteur qui n’a jamais été publié : dans cet article j’avais souligné le fait qu’il est déjà difficile de commencer par le format trilogie qui effraie nombre d’éditeurs, alors imaginez la réaction du comité de lecture qui découvre votre saga en dix tomes…

Pour toutes ces raisons, j’écris une multilogie… à ma façon. Même si ma seconde trilogie sera, à bien des égards, différente de celle des pirates de l’Escroc-Griffe, j’aurai, en quelque sorte, élaboré une intrigue en six tomes, à ceci près que cette nouvelle trilogie pourra se lire sans connaître l’ancienne. Ce n’est que mon avis, mais je pense qu’inventer des histoires distinctes dans le même univers constitue un bon compromis.

Published in: on mars 2, 2020 at 10:31  Comments (7)  

Bêta-lecture et ego

Depuis la rentrée, j’ai la chance de vivre une belle aventure humaine puisque la ville de Hettange-Grande m’a confié trois ateliers d’écriture, avec une vingtaine d’auteurs, et autant d’univers différents à explorer !

Durant ces sessions, l’un des outils que nous utilisons est la fameuse bêta-lecture, une technique que j’ai découverte sur le forum d’écriture Cocyclics, et qui m’a aidé à être publié. La bêta-lecture consiste à donner avec bienveillance un ressenti argumenté sur le texte d’un autre auteur, mais aussi à recevoir un regard critique sur ses propres écrits. Au début de chaque atelier, j’insiste sur cette notion de « bienveillance », car le but n’est pas de se lancer dans une compétition ou de mettre une note à un texte, mais de s’entraider. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas question de reformuler des phrases à la place de l’auteur, car cela n’aurait aucun intérêt. Chaque écrivain est maître de son texte. Avec ses mots, il doit apprendre à vaincre tout seul les obstacles qui se présentent à lui, la bêta-lecture étant un outil et non une béquille. Offrir à un auteur qu’on ne connait pas une bêta-lecture peut sembler a priori bizarre : pourquoi travailler sur le récit d’un inconnu alors qu’on attend surtout un retour sur ses écrits ? En fait, lorsqu’on bêta-lit d’autres personnes, on progresse de façon inconsciente. Je peux me montrer sévère sur une lacune… jusqu’au moment où je réalise que mon propre texte est encore pire ! C’est normal, nous avons tous tendance à voir la paille dans l’oeil de l’ami auteur, et non la poutre dans le sien. Même lorsqu’on est « publié », l’art d’écrire reste difficile, nous sommes tous d’éternels étudiants, nous n’avons pas assez d’une vie pour apprendre.

Vous remarquerez que j’ai intitulé cet article Bêta-lecture et ego… Soumettre pour la première fois son bébé de papier à des bêta-lecteurs n’est jamais simple. Après avoir terminé un premier jet, puis découvert qu’il est capable de passer énormément de temps à corriger son texte, l’auteur doit franchir un troisième palier : affronter les premiers retours de bêta-lecteurs. Autrement dit, une épreuve du feu, un parachutage en territoire hostile.

Si certaines personnes encaissent les critiques sans hausser un sourcil, d’autres peuvent arrêter d’écrire pour toujours suite à une remarque a priori anodine ! C’est pour cette raison qu’en matière de bêta-lecture, la bienveillance est fondamentale. Bien sûr, on peut choisir d’écrire pour soi sans croiser la route de monstrueux bêta-lecteurs assoiffés d’encre. Mais si vous destinez votre texte à des maisons d’édition, savoir gérer des commentaires est essentiel, car tôt ou tard votre texte sera lu par des booktubeurs autrement moins indulgents que des bêta-lecteurs… sans parler des éditeurs qui passent leurs journées à lire des manuscrits problématiques.

Les premiers retours autres que ceux de sa famille ou de ses amis constituent un moment éprouvant, et c’est tout à fait normal : l’auteur se confronte enfin à la réalité. S’il y a toujours une possibilité infime pour que vous soyez un génie incompris en avance sur son temps, il est beaucoup plus probable que votre texte ne soit tout simplement pas assez abouti. Ce qui ne veut pas dire « nul », soit dit en passant, on ne le répétera jamais assez aux jeunes auteurs. Même sous le feu des critiques, il faut conserver une certaine mesure, et bien comprendre que les remarques visent un texte, et non sa propre personnalité. Loin d’être un défi effrayant, la bêta-lecture est une opportunité de progresser rapidement :  quand quatre personnes qui ne se connaissent pas ont le même ressenti sur un héros qu’ils trouvent antipathique, c’est qu’une vérité se dégage du récit. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut proposer à ces mêmes personnes une deuxième ou troisième version, et ainsi se réjouir des progrès effectués. Quel plaisir d’observer son texte se bonifier au fil des semaines !

Généralement, les bêta-lectures se passent bien, mais sur des forums, j’ai parfois vu des auteurs très gentils se braquer de manière spectaculaire au moment de recevoir leurs premiers retours, non pas par orgueil, mais parce qu’ils vivaient les douloureuses étapes d’un deuil, celui du texte idéalisé. Pour ces personnes, passé le choc initial vient le déni (« moi je l’aime bien mon histoire »), qui peut être de la mauvaise foi («ah non, là je ne suis pas du tout d’accord, je trouve que le passage où Gore le Barbare tranche la tête de la petite fille est une séquence attendrissante »).

Puis vient la colère (« vous m’avez lu trop vite !« ), suivi du marchandage (« si vous trouvez mon roman confus, c’est parce que vous ne l’avez pas compris, je vais vous expliquer de nouveau l’intrigue, vous allez forcément l’apprécier ») et la déprime sur fond de chantage affectif  (« visiblement personne n’aime mon livre, je me demande si je ne devrais pas arrêter d’écrire et brûler tous mes textes »).
Fort heureusement, si ces auteurs en souffrance arrivent à prendre du recul, ils découvrent enfin le temps de l’acceptation (« c’est vrai qu’en y réfléchissant, mon intrigue ne fonctionne pas si bien que ça ») et de la reconstruction (« j’ai trouvé plusieurs solutions pour améliorer mon roman, j’ai hâte de vous faire lire la nouvelle version ! »).

Apprivoiser l’ego est fondamental, ne serait-ce que parce que tout au long de sa carrière un auteur doit conserver le plaisir d’écrire. Dans le dojo de l’écriture, j’expliquais que ce métier requiert un savoir-faire, mais aussi un savoir-être. Mes amis qui ont réussi à être publiés ont tous en commun d’avoir fait preuve de patience et de ténacité, en plus d’avoir eu une bonne étoile, la fameuse « chance » : une publication est toujours l’histoire d’une rencontre, le coup de foudre qu’éprouve un éditeur en découvrant un texte. Il faut également de l’intelligence affective, une maturité qui n’est pas facile à acquérir. L’ancien susceptible que je suis est bien placé pour en parler… La première fois que ma femme a lu la version préliminaire des pirates de l’Escroc-Griffe et m’a fait ses retours, j’étais affreusement vexé, nous nous sommes même disputés (je sais, c’est pathétique). Quand j’ai découvert par la suite Cocyclics, mon forum d’écriture, être plus souple est devenu pour moi une nécessité absolue. Mon tout premier maître de taï chi m’a un jour expliqué qu’en Occident on considère que la force physique dépend de la musculation, alors qu’en Orient on pense que la force vient au contraire de la souplesse.

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C’est le même constat pour la bêta-lecture. Ce qui est surprenant, c’est qu’un bon auteur ne fait pas forcément un bon bêta lecteur, et que l’inverse est tout aussi vrai. Il est rare d’exceller dans les deux domaines en même temps. Pour toutes ces raisons, la bêta-lecture est un art délicat qui demande (presque) des compétences de correcteur et de psychologue, puisque l’auteur souhaite un avis argumenté sur son bébé de papier. Inutile de dire que les pièges sont nombreux. Voici des profils d’auteur à problèmes, avec des solutions pour mieux communiquer avec eux… en admettant que le bêta-lecteur soit expérimenté !

Le pilote automatique

Profil assez rare. Cet auteur est d’accord avec toutes les remarques de ses bêta-lecteurs. Il n’en remet en cause aucune… jusqu’au jour où il ne reconnait plus son roman. En fait, à force d’avoir suivi à la lettre les retours de ses bêta-lecteurs, et d’être conciliant, il a le sentiment d’avoir dénaturé son bouquin. Le meilleur moyen d’éviter cette impasse, c’est de conseiller à l’auteur de prendre le temps de digérer les remarques avant de se lancer tête baissée dans les corrections, il est préférable qu’il attende que ses bêta-lecteurs aient lu la totalité de son livre avant d’attaquer les gros travaux. Le fait qu’un roman subisse de profonds remaniements tant sur la forme que le fond n’est pas si grave du moment que l’auteur dispose d’une idée directrice, ainsi que de certitudes : on ne peut pas contenter tous ses bêta-lecteurs (et de toute manière ce n’est pas souhaitable), il faut parfois procéder à des choix d’auteur.

L’autodestructeur

A priori fragile (« grâce à vos retours, j’ai compris que mon roman est pourri, j’arrête d’écrire et je pars élever des chèvres dans le Larzac »), l’autodestructeur est un orgueilleux qui s’ignore, car au final c’est son ego qui parle. Il a un grand besoin d’être rassuré. Il est souvent victime du tristement célèbre complexe de l’imposteur, qui l’empêche de se considérer comme un véritable écrivain, ce qui est une erreur tragique. Pour moi, un auteur est quelqu’un qui essaie d’écrire tous les jours, peu importe qu’il soit publié. Le syndrome de l’imposteur est tellement courant qu’on le retrouve même chez des écrivains connus ! L’auteur qui se dénigre peut estimer que sa maison d’édition est tellement petite qu’il n’est pas encore un « vrai » écrivain, ignorant qu’en réalité il a réussi un véritable  exploit : pour son premier roman, un inconnu a une chance sur 6000 de trouver une maison d’édition. Je compare souvent un auteur publié à un footballeur : même si vous commencez votre carrière à Nîmes, plus petit budget de la ligue 1, vous faites désormais partie des chanceux, des « professionnels »… alors autant ne pas bouder son plaisir !

Le résistant

C’est le cas le plus fréquent. Au mieux le résistant sera d’accord sur les coquilles signalées et autres broutilles, mais viscéralement opposé aux critiques de fond, non sans un certain esprit de contradiction. On reconnait le résistant au fait qu’il réponde systématiquement point par point à CHAQUE commentaire formulé par le bêta-lecteur. Exemples :
– Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi, je trouve la scène du camp de concentration très drôle, d’ailleurs l’une de mes tantes a adoré.
– Je ne pense pas que ce personnage soit secondaire, moi je l’aime bien, en plus son nom est un clin d’œil à une private joke de ma cousine.
– Je comprends ce que tu dis à propos de ce chapitre que tu estimes trop long, mais je suis attaché à ce passage. En fait, ce chapitre est l’un des premiers textes que j’ai écrit au lycée et pour moi il serait impensable de le retirer du roman. Et puis je ne le trouve pas si long que ça, dedans j’explique pourquoi le royaume a été victime il y a mille ans d’une crise financière, le lecteur a forcément besoin de cette information.
– Là encore, je ne suis pas en train de critiquer ton retour, mais…

Si les échanges entre l’auteur et son bêta-lecteur se transforment en un rapport de force stérile, cela peut se révéler destructeur pour les deux parties.

Le bêta-lecteur doit essayer le plus rapidement possible de désamorcer ces tensions, se montrer rassurant sur le fait qu’il n’est pas là pour imposer son point de vue, mais juste aider l’auteur, celui-ci restant maître de son texte. Le bêta-lecteur peut également suggérer qu’il n’y a pas de « fumée sans feu ». Si plusieurs bêta-lecteurs qui ne se connaissent pas « décrochent » au bout d’un certain nombre de pages, l’auteur sera bien obligé de reconnaître que son texte est problématique. Si l’auteur reste campé sur ses positions, mieux vaut écourter cette collaboration pour éviter qu’elle ne devienne un calvaire… et que tout le monde perde son temps.

Parfois, l’auteur résistant peut se métamorphoser et devenir…

 L’incompris

C’est le profil le plus problématique, car l’incompris est d’abord… un résistant (cf. profil précédent) qui a sombré dans l’amertume au lieu de prendre les problèmes à bras le corps. Son cas est beaucoup plus grave que celui de l’autodestructeur, car il préfèrera mourir plutôt que d’admettre que son texte présente des faiblesses. C’est l’artiste incompris, la faute à ses bêta-lecteurs/éditeurs/lecteurs/proches/journalistes (rayez la mention inutile), un cas insoluble, car cet autoapitoiement traduit un gros manque de confiance en soi, ou à l’inverse un ego surdimensionné… ce qui revient exactement au même. Inutile de dire que l’incompris sera ingérable pour n’importe quel éditeur*. Tant qu’il ne se remet pas en question, on ne peut malheureusement pas aider cet auteur.

On en vient à une question essentielle : pourquoi écrivez-vous ? Si c’est pour régler des comptes avec vos parents/vous venger d’un(e) ex/vendre des millions de livres/prouver à votre ancien patron/professeur de français que vous avez « réussi », il y a de fortes chances pour que vous ayez plus besoin d’une thérapie que d’un éditeur, je le dis d’ailleurs sans mépris ni condescendance : on écrit mieux lorsqu’on a vaincu ses démons, j’en sais quelque chose. Cela ne signifie pas qu’on doit être aussi équilibré qu’un astronaute, mais un minimum de sérénité est appréciable, ne serait-ce que parce que l’écrivain est une créature mal aimée de notre société. En France, on considère qu’écrire n’est pas un métier et il est de bon ton de glorifier les poètes maudits, les âmes torturées telles que Bukowski, comme si avoir connu des malheurs ou être mal dans ses pompes était la voie royale pour devenir écrivain.

En réalité, beaucoup de grands auteurs, même chez les plus déjantés, ont à un moment donné mis leur ego de côté et choisi de régler leurs problèmes personnels. C’est le cas de Stephen King, qui a reconnu que, suite à son addiction à la cocaïne, son écriture avait baissé en qualité, notamment sur les Tommyknockers, « an awful book ». Il faut une certaine humilité pour pouvoir se remettre ainsi en question. De nombreux écrivains n’ont pas hésité à écrire plus d’une dizaine de versions d’un même roman, comme Ronald Dhal avec Charlie et la chocolaterie. Si, en tant qu’auteur, vous n’êtes pas capable de lire un retour sans avoir envie de dissoudre dans l’acide votre bêta-lecteur, ou de vous immoler par le feu, l’écriture n’est peut-être pas une activité pour vous. Écrire un premier jet n’est pas le plus compliqué, ce sont surtout les corrections qui vont vous prendre des semaines, des mois, souvent des années de travail… Écrire peut vite devenir une souffrance lorsqu’on ignore la présence de cet ego qui nous pousse vers des comportements irrationnels, un ego fondamentalement illusoire : non, une mauvaise critique ne peut pas vous tuer ! Ce ne sont que des mots, rien de plus. À l’inverse, ce n’est pas parce que vous serez publié que tous vos problèmes disparaitront. Vous quitterez une insatisfaction (« je rêve d’être publié ») pour une autre (« je rêve d’avoir un peu de succès, comme certains auteurs »), puis encore une autre (« je rêve d’obtenir moi aussi un prix à un festival littéraire »), sans parler du fantasme du best-seller, aussi probable que celui de gagner le gros lot au Loto… Ces insatisfactions sans fin n’existent que dans votre esprit, elles sont aussi illusoires que votre ego, et pour cause : si vous n’arrivez pas à être heureux en ce moment même, comment voulez-vous que ce soit le cas dans un futur hypothétique ?

C’est cet ego qui nourrit la peur d’être un imposteur, la colère face aux critiques, ainsi que l’attachement excessif vis-à-vis de ses propres écrits, trois poisons étroitement liés. Avoir confiance dans des bêta-lecteurs bienveillants peut aider à vaincre ces obstacles. Le processus peut être long, il peut même durer toute une vie, mais le jeu en vaut vraiment la chandelle. Faire preuve de davantage de souplesse et d’ouverture d’esprit permet de toucher plus de lecteurs, mais aussi de grandir en tant qu’être humain. Il n’y a pas que dans les romans d’apprentissage qu’on trouve de beaux récits initiatiques…

 

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* C’est d’ailleurs la grande peur des éditeurs, tomber sur un auteur ingérable…

 

 

Published in: on septembre 30, 2019 at 12:00  Comments (20)  
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Écriture, Épicure et lave-vaisselle

Après deux ans de travail sur mon nouveau roman, je suis à la fois soulagé et étonné. J’ai compris début janvier pourquoi mon manuscrit souffrait de plus en plus de boulimie : j’ai écrit non pas un mais deux tomes en même temps ! J’ai donc divisé mon projet en deux et, parfois, moins c’est mieux.

Ce qui est incroyable, c’est qu’en changeant d’échelle, en travaillant sur une portion plus petite de mon histoire, mon tome 1 nouveau format est devenu très facile à manipuler. Comme si je descendais d’un poids lourd pour conduire une voiture de sport. Cette prise de conscience, je la dois à Candy.

Oui, je parle bien de mon lave-vaisselle.

Lorsqu’il est arrivé chez moi le 29 août 2018, je me souviens avoir ressenti le même élan d’amour que lors de la réception de mon premier robot aspirateur Roomba : plus besoin de consacrer une demi-heure à une activité inintéressante au possible ! Ce jour-là, alors que je jetais un œil sur l’écran de mon ordinateur, je compris que Scrivener, le lave-vaisselle et le Roomba possédaient la même finalité : me redonner du temps libre. À 41 ans, je découvrais enfin l’eau chaude que les outils sont essentiels, ne serait-ce que pour fermer les boucles de longs projets, et ne pas me perdre dans des tâches insipides. C’est ce que répétait ma femme, que je ne remercierai jamais assez pour m’avoir conseillé le sacro-saint bullet journal. Il est lui-même inspiré de la méthode GTD, recommandée par mon gourou numérique, l’incontournable Lionel Davoust dont le blog est d’utilité publique. Armé de mon propre bullet journal, je me suis décidé à cocher des cases chaque jour, les fameux trackers, en fonction de mes besoins.

C’était l’occasion de remettre ma vie à plat, de sabrer dans le superflu et d’établir des priorités  : marcher vingt minutes par jour, écrire, faire le ménage, mais aussi lire, méditer et même regarder un épisode d’une série : pourquoi une journée devrait-elle être constituée uniquement de tâches fastidieuses ? Quand je me détends, je me ressource et je deviens un meilleur auteur, c’est donc une priorité. J’adore la réflexion de mon amie Silène Edgar à propos de son rapport à ce qu’elle appelle « les tâches joyeuses »

Les tâches joyeuses, comme lire pour le travail, me promener pour le travail, aller au cinéma pour le travail, faire des courses pour le travail, etc… je ne me les représente pas comme des pauses ou de la détente, je les prends pour ce qu’elles sont : des tâches. Je cesse d’associer travail et souffrance. Effort joyeux.

Les trackers du bullet journal m’évitent également de ruminer plusieurs fois dans la journée des questions du style « as-tu donné à manger au chat ? », des pensées inutiles qui forment des boucles infernales.

Ces charges mentales étant supprimées, on ne pense plus qu’à la tâche qui nous occupe durant l’instant présent. Le seul impératif c’est, bien sûr, d’ouvrir cet outil tous les jours et de rayer ce qui a été accompli pour ne plus s’en préoccuper, mais pour moi cela en vaut vraiment la peine. Mon bullet journal n’est finalement rien d’autre qu’un deuxième cerveau de papier qui libère de la bande passante. Moi qui suis bordélique et un peu rétif à toute forme d’organisation, je trouve ce processus ludique : le matin, alors que j’ai encore beaucoup d’énergie, j’ai envie de cocher un maximum de cases afin que mon après-midi soit moins chargé. C’est ce que les utilisateurs de bullet journal appellent le magic morning.

En associant mon bullet journal à Scrivener, écrire est devenu beaucoup plus simple… et ma vie quotidienne aussi. Grâce à mes trackers, j’en suis arrivé au constat que virtuellement tout peut être amélioré, un peu comme sur Wikihow. C’est la base du life hacking, l’idée qu’on peut progresser dans plein de domaines en même temps. C’est grâce au life hacking que j’ai compris en septembre pourquoi j’éprouvais, depuis deux ans, des coups de fatigue ponctuels. La plupart des Français manquent de vitamines D et suite à une prise de sang, j’ai découvert que le brun-végétarien-lorrain d’adoption que je suis ne faisait pas exception à la règle ! Depuis cette prise de conscience, je prends de la vitamine D tous les jours (c’est la case « Vitamines » de mon bullet journal) et cet hiver je n’ai pas subi mon habituelle déprime hivernale du mois de novembre, j’ai même plus d’énergie qu’avant.

Je n’étais pas très organisé, je manquais de vitamines, je ne pratiquais pas assez de sport… voilà pourquoi j’avais l’impression que mon roman avançait lentement. Alors qu’il y a quelques années, je luttais contre ma tendance névrotique à écrire jusqu’à l’épuisement, aujourd’hui je procède de manière radicalement différente : plusieurs activités prioritaires dans la journée, mais sur des durées plus restreintes, tout en prenant bien soin de ne pas me carboniser ou de trop multiplier ces mêmes activités. Si je sens la fatigue venir, j’annule une sortie. Résultat : je travaille de manière plus efficace, non pas parce que je bosse comme un âne, mais parce que j’ai changé d’échelle et que l’acte d’écrire me donne beaucoup plus de plaisir. Le constat est similaire en ce qui concerne la lecture. Il n’y a pas si longtemps, j’étais capable de lire très vite un livre en y consacrant plusieurs heures par jour, alors que maintenant je prends le temps de saisir des notes dans mon bullet journal. Parfois, dans une journée je ne lis qu’une page et je fais une pause pour y réfléchir… ce qui aurait été inconcevable pour moi il y a encore quelques mois ! Mais dans mon fort intérieur, je sais que je finirai inévitablement par terminer ma lecture en cours, peu importe le temps nécessaire. Au final, elle sera beaucoup moins superficielle que si j’avais dévoré le même bouquin en 48h00.

Je suis désormais persuadé que la philosophie gradualiste, « un peu tous les jours », est la plus efficace sur le long terme. On retrouve d’ailleurs ce propos de deux ouvrages tibétains célèbres que j’étudie depuis plusieurs années, le Livre Moyen et le Grand Livre de la progression vers l’Éveil. Écrits par Djé Tsong Khapa entre 1402 et 1415, ces manuels sont les textes fondateurs de la doctrine guélougpa, l’école à laquelle appartient le Dalaï Lama. Après (quasiment) cinq ans de méditation et de lectures de livres bouddhistes, j’ai enfin compris que cette approche gradualiste peut vraiment s’appliquer à tous les domaines. Ainsi, depuis quelques semaines, je pratique dix minutes de taï chi par jour au lieu de me contenter d’une seule grosse séance le dimanche… Moi qui suis aussi souple qu’un bâton, j’arrive presque à toucher mes pieds ! Cerise sur le gâteau, j’ai constaté que cette raideur vient en grande partie d’une peur enfantine dont je ne soupçonnais absolument pas l’existence. Toujours dans cet ordre d’idée, j’ai même créé un atelier d’écriture dans ma ville ! (case « atelier »). Je ne l’anime qu’une séance par semaine mais ce travail me rend heureux, il me permet d’améliorer ma propre technique et de rencontrer des gens formidables.

Article du Républicain Lorrain

À force d’avoir des cases en moins de construire toutes sortes de projets avec ces fameuses dix minutes quotidiennes, j’ai l’impression étrange que la vie elle-même gagne une nouvelle dimension. Chaque journée devient passionnante. Cette philosophie fonctionne aussi pour les relations humaines : téléphoner à quelqu’un une fois par jour, même quelques minutes, peut lui procurer beaucoup de bien.

Les personnes très structurées qui liront cet article ne pourront s’empêcher de sourire ou de se moquer devant mon catalogue d’évidences, et je les comprends. Cependant, au fil des années je constate que beaucoup de gens ont, comme moi, souffert d’un manque d’organisation qui dépasse largement le cade du travail. On devrait peut-être davantage apprendre à l’école ce qu’est un art de vivre. Si, plus jeune, on m’avait donné les outils pour mieux me connaître, je pense que j’aurais gagné beaucoup de temps, et j’aurais surtout mené une vie plus sereine, et même plus saine. Détail amusant, le mot tibétain pour « méditer » est sgom སྒོམ , il signifie « s’habituer »… dans le sens « s’habituer à soi-même ». Tout cela pour dire que le gradualisme est, à mes yeux, une philosophie holistique qui sacralise chaque instant de l’existence.

Les bénéfices sont virtuellement infinis.

Published in: on janvier 6, 2019 at 8:58  Comments (7)  

L’auteur, cet illusionniste

Ne faites jamais confiance aux auteurs, ce ne sont que des illusionnistes !

Tenez, prenez la nouvelle trilogie sur laquelle je travaille. Elle est en partie inspirée par les arts martiaux, notamment le Zar Kwaï, la discipline pratiquée par Goowan, mon homme-iguane des pirates de l’Escroc-Griffe.

Goowan

Dans mon esprit, le Zar Kwaï a toujours été un mélange de taï chi et d’aïkido*, deux voies que je respecte énormément, et qui pour moi ne sont rien d’autre que de la méditation en mouvement. Le taï chi, que je pratique, est un art martial dit « interne », axé sur la respiration et la souplesse, plutôt que sur la musculation. Ceci explique pourquoi on peut faire du taï chi jusqu’à un âge très avancé… bien que le raisonnement inverse soit tout aussi vrai ! Si on le travaille quotidiennement, le taï chi octroie une plus longue espérance de vie. Un nombre invraisemblable de maîtres taï chi sont devenus centenaires, comme Lu ZijianNé en 1893, il a vécu jusqu’à 118 ans, mais a pratiqué son art jusqu’à l’âge de… 116 ans !

Le but du taï chi est de maîtriser une énergie mystérieuse, le chi, qu’on retrouve également en aïkido, l’art martial fondé par le charismatique Morihei Ueshiba O Senseï. Ancien soldat japonais marqué par les horreurs de Hiroshima et Nagasaki, Ueshiba a créé l’aïkido suite à une expérience mystique. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie, dont le mondialement connu Art de la paix. Bien que l’aïkido soit en France une activité tout ce qu’il y a de plus laïque, pour Ueshiba il s’agissait d’une véritable voie spirituelle, un dao profondément influencé par le bouddhisme**, le shintoïsme et le taoïsme, ainsi que la synthèse des différentes techniques de combat samuraï.

Depuis un an j’avais envie, en complément du taï chi, de m’initier à l’art du sabre japonais. Or, en octobre, j’ai découvert qu’il existe un club d’aïkido à l’endroit même où je pratique le taï chi***. Et en aïkido, on apprend le maniement du sabre… Comme mon nouveau roman nécessite un Zar Kwaï « réaliste », vous devinez la suite ! À 41 ans, je décide donc de me lancer dans l’aïkido, en me demandant si je ne vais pas exploser en mille morceaux dès le premier entrainement ! La première séance est un choc, avec l’impression de se retrouver au milieu de chevaliers Jedi bondissants capables d’utiliser votre propre force pour vous mettre à terre. Ce n’est pas du cinéma

Tout fonctionne sur les articulations, sans le moindre effort. C’est grâce à ce club que j’ai eu la chance inouïe de rencontrer un grand maître, Paul Marotta, 6e dan, qui a été l’élève du célèbre Nobuyoshi Tamura, lui-même élève du fondateur de l’aïkido… Oui, le fameux Ueshiba dont je vous parlais plus haut ! Paul est un mentor d’une immense gentillesse, qui partage des anecdotes passionnantes à propos de Tamura. J’ai rencontré également des pratiquants d’une patience infinie avec la ceinture blanche que je suis. Cerise sur le gâteau, nous ne sommes pas plus d’une dizaine de personnes, c’est quasiment du cours particulier… un luxe.

Rapidement, j’ai compris que pratiquer l’aïkido revenait à s’immerger dans le monde des samouraïs. Les valeurs du bushido (« droiture, courage, bienveillance, politesse, sincérité, honneur, loyauté ») sont au cœur de ce cheminement, ce qui explique pourquoi il n’existe pas de compétition sportive dans notre discipline. En aïkido, il n’y a pas de vainqueur ou de vaincu, d’agresseur ou d’agressé car on alterne les rôles afin de reproduire une technique en l’observant de différents points de vue. Chacun apprend grâce à l’aide de l’autre, peu importe son niveau. Il s’agit moins de combattre un adversaire que de mettre un terme à une situation violente. Cette absence de compétition et cette bienveillance permanente favorisent une franche camaraderie  : chaque anniversaire d’un aïkidoka est prétexte à un pot bien arrosé au club… inutile de dire que les fêtes sont nombreuses ! Une bonne ambiance qui, bien sûr, n’exclut pas une grande rigueur : la plus jeune ceinture noire de France a été formée chez nous ! Le club est même une référence pour toute la région Grand Est. Parfois, l’aventure est au coin de la rue.

Vous l’avez deviné, au fil des mois, ce qui devait être au départ une simple pratique martiale est devenue bien plus que ça. J’ai compris que l’aïkido était complémentaire du taï chi et de la méditation que je pratique quotidiennement, mais en tant qu’auteur je me suis posé cette question troublante : est-ce l’écriture de mon roman qui m’a poussé vers les arts martiaux, ou bien ces derniers ont-ils inspiré en amont mon imaginaire ? Je n’ai pas une réponse claire à cette question, mais j’ai réalisé quelque chose qui me parait fondamental. Si, en tant qu’auteur, il est très important de se documenter sur un sujet donné, je pense qu’il ne faut pas hésiter, si l’opportunité se présente, à suivre tel un comédien un cheminement digne de l’Actor’s Studio. Chercher la vérité.

Rien ne nous empêche « d’aller sur le terrain » pour écrire des histoires plus réalistes, puiser dans ses propres émotions.

Des amies autrices procèdent ainsi, je pense en particulier à Chloé Bertrand qui, à l’heure où j’écris ces lignes, est partie élever durant six mois des husky en Laponie ! Je songe également à Cécile Duquenne, capable d’aller au Japon juste pour être dans le ton de son roman…

Quand j’écrivais les pirates de l’Escroc-Griffe, je rêvais de passer plusieurs mois sur un voilier, en plein Pacifique… malheureusement cela n’a pas été possible. Bien qu’un auteur ne soit pas obligé de naviguer à l’autre bout du monde pour faire voyager le lecteur, une expérience de ce type aurait à coup sûr enrichi ma trilogie. Un tel travail d’immersion demande du temps et de l’argent, mais cette approche donne cette illusion de réalisme. J’utilise le terme « illusion » à dessein. Durant les Aventuriales, j’ai profité qu’une amie me pose une question banale sur la navigation pour lui avouer franchement mon ignorance.
— Mais tu as passé douze ans sur tes pirates de l’Escroc-Griffe ! s’est-elle exclamée, choquée.
Je lui ai alors répondu qu’en réalité j’ai passé douze ans à donner l’illusion que je maitrisais le sujet. Naturellement, cela ne veut pas dire que je n’écris que des bêtises ou des mensonges ! Même si un jour je deviens (par miracle) ceinture noire d’aïkido, mon « expérience » sera très différente de celle d’un samouraï qui aura combattu avec un vrai sabre dans un duel à mort ou lors d’une bataille. En tant qu’auteur et historien, j’ai réellement des connaissances dans différents domaines, et j’essaie d’écrire avec sincérité. Mais de la même façon qu’un acteur jouant le rôle d’un soldat n’a rien d’un combattant, l’auteur n’est qu’un illusionniste.

Ironie du sort, les lecteurs amateurs de littérature blanche et de Prix Goncourt, en particulier ceux qui méprisent l’imaginaire (SF, Fantastique, Fantasy) et la littérature noire (policier), ne comprennent pas que la même illusion opère pour la littérature générale, réputée sérieuse, réaliste, authentique. Sauf preuve du contraire, lorsqu’elle écrivait les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar ne disposait pas de machine à voyager dans le temps ! Bien qu’elle n’ait pas eu l’opportunité de vivre aux côtés d’un empereur romain du IIe siècle après J.-C., son best-seller est pourtant l’un des meilleurs romans historiques jamais publiés. Yourcenar a été très rigoureuse en se basant sur les sources à sa disposition, mais elle n’a pas prétendu dépeindre la vérité. Elle voulait surtout reconstituer un Hadrien crédible, comme elle le signale elle-même dans son propre livre :

Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même (…) Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques.

En écrivant, Yourcenar a tenté de se mettre dans un état d’esprit idéal, ce qui est bien sûr subjectif. Son roman fonctionne car, d’une part, il est très bien écrit et, d’autre part, nous sommes d’accord avec les certitudes de l’autrice concernant une période donnée. Pourtant, il suffit que la science historique progresse d’un bond pour qu’un roman ou un film devienne complètement ringard. C’est ce qui est arrivé à l’instant où l’on a découvert que les chevaliers du Moyen-Âge n’étaient pas du tout de lents guerriers, mais plutôt des catcheurs capables de sauter, d’effectuer des roulades, de monter des échelles ou même de se relever tout seul !

Nous ne pouvons occulter que nous sommes façonnés par un contexte culturel donné. Un Français enthousiaste qui part en vacances à Tokyo sera sans doute émerveillé par cette ville, mais sa vision sera probablement très différente d’un expatrié désenchanté travaillant dix heures par jour dans une entreprise nippone… Si chacun écrit de son côté un roman auto-biographique, les deux livres seront radicalement opposés, alors qu’ils se déroulent dans la même capitale.

Si nous ne percevons pas tous la réalité de la même manière, comment peut-on envisager qu’il ne puisse y avoir qu’une seule littérature digne de ce nom ? Aujourd’hui la physique et la psychologie nous enseignent que cette réalité, abstraite et fluctuante, est certainement aussi vide et subjective qu’un roman. Tel un physicien expert en mécanique quantique, l’écrivain doit avoir l’humilité de reconnaître que toutes ses illusions tendent à se rapprocher de la vérité sans jamais vraiment l’atteindre, parce que cette quête de vérité est elle-même… illusoire. À chaque instant de notre vie d’auteur nous créons des mirages, nous nous en nourrissons également, peu importe le genre littéraire. Au final, il n’y a que des bonnes et des mauvaises histoires.

* Si vous voulez en savoir plus sur les arts martiaux, je vous recommande les blogs de deux amis. Celui de Lebenswegweb, qui évoque notamment la cartographie des arts martiaux, ainsi que celui de Capucine, orienté écriture, développement personnel et arts martiaux.

** J’ai arrêté de regarder la série Walking Dead à la fin de la saison 6, mais il y a un épisode très émouvant qui parle d’aïkido et que je vous recommande chaudement. Il s’intitule « Ici n’est pas ici » (« Here’s Not Here », épisode 4 saison 6) et il n’y a pas besoin de connaître la série pour le regarder, c’est un épisode à part… une belle leçon d’humanité qui m’a touché.

***C’est en partie pour cette raison que j’ai appris à aimer la Lorraine : près de chez moi il est possible de pratiquer des arts martiaux orientaux avec de grands maîtres, et de méditer dans un temple bouddhiste avec un authentique moine tibétain…. bref, de s’imprégner de cultures et de philosophies fort éloignées de la nôtre.

Published in: on décembre 11, 2018 at 10:34  Comments (25)  

Comme un sparadrap sur une jambe de bois

Ah, les joies des corrections ! Comme je l’avais écrit dans cet article, j’ai supprimé 100.000 signes de mon manuscrit. Pour vous donner un ordre idée, cela correspond à peu près à 1/5e de mon roman… Une décision difficile à prendre, mais qui m’a procuré un bien fou !

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Quand je relisais mon bouquin, j’avais l’impression que l’intrigue peinait à démarrer. Je me rassurais en me disant qu’il s’agissait d’un tome d’exposition, que je devais forcément mettre mon univers en place, présenter les personnages, les enjeux… J’ai même essayé de réécrire plusieurs chapitres, histoire d’injecter plus de tension dans mon récit.
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En réalité, je me suis retrouvé dans la peau du bébé qui tente de faire rentrer des cubes dans des ronds. Parfois, il faut accepter qu’une idée ne fonctionne pas.

J’ai supprimé six chapitres, recyclé quelques séquences et… miracle, l’événement déclencheur intervient désormais plus tôt dans l’intrigue. Par « événement déclencheur », j’entends l’événement qui va lancer le récit pour de bon. Si le conflit est un moteur essentiel, encore faut-il qu’à un moment donné l’histoire décolle… et ce n’est pas si simple !

Mon tome 1 des pirates de l’Escroc-Griffe était résolument orienté « aventure », donc je n’ai pas eu trop de problèmes de ce côté étant donné que l’histoire commence in media res (un orphelin embarque en catastrophe sur un navire pirate). Pareil pour les Feux de mortifice, qui démarre immédiatement après la fin des Terres Interdites.

De manière générale, j’aime quand une histoire débute avec un événement riche en émotion, capable de secouer le lecteur, et même de le traumatiser. J’adore les premières lignes de Seul sur Mars (et tout le roman, d’ailleurs)

J’ai bien réfléchi et maintenant j’en suis sûr : je suis foutu. Foutu de chez foutu. Dire que ce devaient être les deux mois les plus extraordinaires de ma vie… Six sols plus tard, le rêve s’est transformé en cauchemar. Je ne sais pas qui lira ce truc. Quelqu’un finira bien par le trouver. Dans une centaine d’années, peut-être. Pour information, je ne suis pas mort le sixième sol comme le pense le reste de l’équipage – mais je ne peux pas en vouloir à mes collègues. Peut-être aurai-je droit à une journée de deuil national ? Dans ma fiche Wikipédia, on lira : « Mark Watney est le seul être humain à avoir perdu la vie sur Mars. » (…) Laissez-moi vous résumer ma situation : je suis coincé sur Mars, je n’ai aucun moyen de communiquer avec Hermès ou la Terre, tout le monde me croit mort et je suis dans un Habitat censé pouvoir durer trente et un jours. Si l’oxygénateur tombe en panne, je suffoque. Si le recycleur d’eau me lâche, je meurs de soif. Si l’Habitat se fissure, j’explose ou un truc comme ça. Dans le meilleur des cas, je finirai par crever de faim. Ouais, je crois bien que je suis foutu.

Une fois que l’intrigue prend son envol, lors des corrections il faut éviter un autre écueil, celui du « ventre mou », c’est-à-dire le milieu d’une histoire. C’est généralement le moment où la tension retombe… et si elle retombe trop, le lecteur décroche. C’est un peu pour cette raison que George R.R. Martin tue régulièrement un personnage ! Une technique à manier avec beaucoup de précaution, car elle peut vite devenir un effet de mode à double tranchant comme dans The Walking Dead : si le spectateur s’est trop identifié à l’un des héros et que ce dernier trépasse, il peut arrêter de regarder la série.

À ma petite échelle, j’ai été confronté à une autre difficulté, d’ordre structurel. Dans mon tome 3, mes protagonistes principaux se retrouvaient séparés, ce qui est toujours délicat à gérer, même pour de grands auteurs. Tolkien racontait qu’il avait écrit les Deux Tours « dans la douleur », de 1941… à 1944 ! Ce qui n’est guère étonnant, puisque les héros de la Communauté de l’Anneau sont éparpillés sur la Terre du Milieu. Robert Louis Stevenson lui-même a perdu l’inspiration sur l’Île au Trésor au bout de 15 chapitres ! Ces derniers étaient publiés sous forme de feuilleton dans une revue, mais à partir du moment où Jim arrive sur l’île, isolé du reste de l’équipage, c’est la panne. Stevenson va même faire une dépression pendant plusieurs semaines…*

Dans ces exemples, je pense que c’est essentiellement le manque (ponctuel) de liant qui a posé des difficultés à ces illustres romanciers. Dans les deux cas, on a une intrigue classique (des héros s’en vont accomplir une quête héroïque/un équipage part à l’aventure sur un navire), avec un enjeu qui devient plus flou après un événement crucial (suite à une trahison, la Compagnie de l’Anneau vole en éclats/une mutinerie divise l’équipage de l’Hispaniola). Ce que l’intrigue gagne en richesse et en complexité (chaque personnage va suivre son propre cheminement et amener un point de vue original sur les événements), elle le perd en fluidité car l’auteur ne raconte plus une, mais des histoires qui devront, tôt ou tard, se recouper pour que toutes les portes soient refermées. Certains cinéastes excellent dans l’art de réaliser un film choral qui peut fonctionner de manière magnifique (Pulp Fiction, Traffic, 21 grammes, Babel, Cloud Atlas), mais aussi se révéler être un désastre si l’un des arcs narratifs est plus faible que les autres, à cause d’une sous-intrigue peu intéressante ou d’un personnage insipide.

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Cloud Atlas, l’un des 10 plus grands films de SF de tous les temps

Depuis le début de cet article on parle de techniques d’écriture, mais, comme toujours, il y a une dimension psychologique chez l’auteur qui peut également poser problème, surtout sur un premier roman. C’est ce que j’appelle le syndrome de la première fois. Imaginez que vous ayez écrit un livre quand vous étiez ado, un bouquin auquel vous tenez beaucoup. Mais oui, vous savez, cette histoire de jeune paysan qui sauve le monde conformément à une prophétie ! Vous vous êtes juré que ce tout premier manuscrit resté dans le tiroir serait un jour publié. Vous commencez les corrections, jusqu’au moment où vous redécouvrez une séquence à laquelle vous êtes particulièrement attaché… impossible d’y toucher ! Non pas que la scène en question soit géniale : à vrai dire, elle n’apporte rien à l’intrigue et les personnages qu’on y rencontre sont secondaires, mais vous avez adoré l’écrire, elle vous rappelle de bons souvenirs. Le souci, c’est que votre style a (lui aussi) muri depuis votre adolescence… et qu’il y a probablement d’autres passages de ce type dans votre manuscrit. La situation est d’autant plus complexe si vous aviez un style et optimiste durant vos études à la fac, et une plume plus grave après une rupture amoureuse ou un deuil… La conséquence de tout ça, c’est que votre texte est tout sauf homogène, un peu comme lorsque vous tombez par hasard sur votre journal intime et que vous avez l’impression qu’il a été écrit par un étranger (ce qui est, d’un certain point de vue, le cas). Vous vous retrouvez contraint de mettre du liant dans un patchwork comportant des styles différents, quand ce ne sont pas vos idées et votre état d’esprit qui ont changé en cours de route ! Ce travail ressemble de plus en plus à de la chirurgie opératoire.

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Pas de panique, il y a des solutions :

Mettre des pansements

Corriger un texte de jeunesse demande un effort colossal qui est louable. Le souci, c’est que certains auteurs s’acharnent sur un premier roman et le retravaillent encore et encore, parfois sur plus d’une décennie… avant de se rendre compte qu’il ne fonctionne toujours pas. Ne leur jetez pas la pierre, c’est très difficile de rester lucide quand on est attaché à son tout premier bébé manuscrit.

Trancher au scalpel

Certains écrivains préfèrent reprendre tout à zéro et réécrire intégralement un bouquin. C’est, de loin, ma solution préférée. Vous vous libérez complètement de charges mentales qui paralysent votre écriture pour repartir à l’assaut de votre montagne personnelle avec une énergie nouvelle, et surtout, un meilleur style. Ce n’est pas qu’une question de forme : les personnages que vous créez à cinquante ans n’ont pas la même maturité que ceux que vous imaginez à quinze. Bien sûr, même si vous êtes très jeune, mon constat ne doit pas vous décourager ! La valeur n’attend point le nombre des années : Boris Vian a bien écrit l’Écume des jours à vingt-six ans…

Débrancher le malade

C’est triste, mais faire son deuil est parfois la seule solution… À vingt-deux ans j’ai écrit un roman fantastique (inachevé), avec comme protagoniste principal un homme défiguré qui traverse les siècles et dresse, au moment de mourir, un bilan de sa vie. Au bout de cent pages, j’ai réalisé que je n’avais aucune idée de ce que ce vieux personnage pouvait réellement ressentir, de sa souffrance physique et morale, ou bien de l’étendue de sa solitude. Pire, j’avais l’impression qu’à vingt-deux ans je ne possédais pas le quart de son expérience…  En fait, inconsciemment, je tentais d’imitais maladroitement le style très sombre d’Anne Rice, une auteure qui m’avait marqué. J’ai fini par laisser ce roman dans un tiroir (au sens propre, à cette époque j’étais assez fou pour écrire sur du papier. Un autre millénaire…). Il y a une chance sur mille que cette histoire réussisse à s’échapper un jour de mes oubliettes. Si c’est le cas, ça sera une réécriture complète, afin d’éviter de mettre un sparadrap sur une jambe de bois tant la simple relecture de ce manuscrit me pique les yeux.

Bien sûr, chaque auteur est différent. Comme je sais que c’est un bourreau de travail, j’ai demandé à l’ami Paul Beorn**, Prix Imaginales des lycées 2016 pour son (excellent) Septième Guerrier Mage, quelle était son approche, voici sa réponse (un grand merci à lui).

Jean-Sébastien me fait l’honneur et le grand plaisir de m’inviter à glisser quelques mots sur son blog, merci ! Bonjour à toutes et à tous ! Donc, ce premier jet est malade, dis-tu. Que faut-il en faire ? Je vais parler de mon petit point de vue, de ce que j’ai vécu et continue de vivre en tant qu’auteur…

Première question : qu’est-ce qui me fait penser que ce manuscrit est malade ? Si cette impression me vient après des jours et des jours passés à le corriger, la première chose que je vais faire est de le laisser reposer quelque temps et de le relire à tête reposée pour voir si je suis toujours du même avis. Si cette impression me vient de l’avis convergent de plusieurs bêta-lecteurs, alors je vais avoir tendance à les écouter et, là aussi, à faire reposer le texte. Si vraiment l’impression de ratage persiste, alors il est temps de passer à la deuxième question.

Deuxième question : cette maladie est-elle grave ou non ? Un roman souffre parfois de quelques défauts qui peuvent être corrigés. Il m’est arrivé d’écrire des manuscrits qui me semblaient totalement ratés, et qui ont été métamorphosés par l’ajout d’un chapitre, la modification de trois ou quatre passages et la suppression d’un paragraphe. Mais parfois, les problèmes sont plus sérieux. Le début n’a plus aucun rapport avec la fin ? On ne sait toujours pas de quoi le texte parle, à la moitié du roman ? Les principales questions posées sont oubliées et non résolues ? Il n’y a pas de règles pour écrire un bon ou un mauvais roman, mais personnellement, ce genre de signe, je n’aime pas les voir dans mes textes. Ce qui nous amène directement à la troisième question : ce roman, est-ce que j’y tiens ? Pardon, je vais reposer ma question : ce roman, me fait-il vibrer au plus profond de moi ? Est-ce que je ressens l’urgence, la passion, l’envie absurde de passer encore des heures et des heures à le travailler jusqu’à ce qu’il soit le meilleur possible ? C’est finalement la plus importante de toutes, à mes yeux. Et si la réponse est « oui », alors la réponse pour moi, c’est qu’il faut le soigner à tout prix. Certains auteurs réécrivent tout, moi je corrige chaque phrase, chaque paragraphe et chaque chapitre l’un après l’autre. Chacun ses méthodes. Mais en tout cas, il faut s’acharner pour défendre ce qu’on aime ! Si, en revanche, l’envie n’est plus là… Alors à quoi bon ? Ce roman portera peut-être en germe un autre roman : à partir d’une scène, d’un personnage. Peut-être qu’un morceau de ce manuscrit pourra être réutilisé ailleurs. Ou peut-être pas. Et peut-être que l’envie renaîtra plus tard, enfin prête à faire éclore un nouveau manuscrit, profondément modifié. Cela ne m’est jamais arrivé, mais d’autres auteurs l’ont vécu, alors pourquoi pas ?

J’aime beaucoup ce que nous dit Paul à propos de l’émotion et de l’envie, il nous renvoie à cette fameuse dimension psychologique qu’on ne peut balayer d’un revers de la main. Supprimer des scènes, des chapitres et, à plus forte raison, un roman entier, n’est jamais une décision facile, mais pour tenter d’y voir plus clair, on peut considérer le livre de manière holistique, comme on s’occuperait d’un arbre.

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Tiens à propos d’arbre, je suis en train de me dire que je n’ai toujours pas lu ce bouquin, il parait qu’il est vraiment passionnant

À vos yeux, il ne s’agit pas de n’importe quel arbre, c’est votre arbre, le plus beau ! Vous y êtes attaché parce que vous l’avez planté lors d’un événement heureux et qu’il a grandi avec vous mais dans l’absolu… c’est juste un arbre au milieu d’une immense forêt. Il présente des forces et des faiblesses avec lesquelles il faut composer. Il peut disposer des racines robustes et dans le même temps manquer de soleil ; posséder une écorce de qualité, mais une base attaquée par des champignons parasites.

Parfois, un jardinier a le bonheur de planter une graine qui deviendra un chêne extraordinaire. Il s’épanouira pendant des siècles et suscitera l’admiration… mais pour la plupart des autres jardiniers, obtenir un arbre de taille modeste va demander beaucoup d’investissement pour un résultat incertain. Il faut sectionner les branches malades et, dans les cas les plus extrêmes, ne pas hésiter à couper l’arbre lui-même pour planter une nouvelle graine. Recommencer ce lent travail de jardinage, encore et encore… Un processus long, ingrat et dérisoire. Jeunes auteurs, n’ayez aucun doute sur le fait que la plupart des gens qui suivent une norme estimeront que votre activité n’est rien d’autre qu’une folie risible, digne d’un marginal au mode de vie alternatif. Ils vous jugeront. Rares sont ceux qui comprendront combien l’acte d’écrire quotidiennement s’apparente à une quête, et même à une philosophie.

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Robin Williams, clochard new-yorkais sublime, en quête du Graal dans Fisher King

On peut se moquer d’un auteur et de ses obsessions, de son métier qui est le moins rentable du monde, mais que serait une vie sans livres ? Un univers terne et bien triste, c’est certain.

 

*Stevenson se rend alors en Suisse pour guérir de la tuberculose qui le ronge depuis des mois. Il retrouve de la sérénité et achève son roman à trente et un ans, le premier après bien des tentatives infructueuses… le début de la gloire.

** Paul donne d’excellents principes d’écriture sur son blog, que je vous recommande chaudement.

Published in: on août 17, 2018 at 9:31  Comments (13)  

Scrivener 3 : premières impressions d’une révolution

En 2011 j’avais acheté une licence de Scrivener mais après m’être découragé j’avais bêtement désinstallé ce logiciel d’écriture… Et puis, il y a deux jours, j’ai vu passer sur Facebook cette notification de Lionel Davoust.

Intrigué par sa capture d’écran, je lui demande quel logiciel il utilise pour connaître précisément le nombre de signes qu’il lui reste à écrire dans son roman. ll m’explique alors qu’il s’agit de Scrivener, et me donne un lien vers son article, que je vous recommande. Je télécharge à nouveau ce logiciel, mais cette fois je suis les tutoriels… et découvre en l’espace de dix minutes que Scrivener est devenu un outil absolument phénoménal ! Comment ai-je pu passer des années sans l’utiliser ? Pendant longtemps je me disais qu’un bon auteur n’avait besoin que d’un traitement de texte… ce qui n’est pas faux en soi, mais si on suit cette logique jusqu’au bout, un romancier pourrait tout autant utiliser un stylo et des feuilles blanches. Si Tolstoï n’a pas eu besoin de Scrivener pour écrire les 1572 pages de Guerre et paix à la plume et à la bougie, il n’en demeure pas moins qu’il a accompli un travail de titan en étalant l’action de 1805 à 1820, de la guerre de la troisième coalition à la campagne de Russie de Napoléon, traitant au passage des sujets de société comme le servage ou la guerre… Inutile de dire que Tolstoï aurait probablement apprécié un tel outil ! Selon Lionel, « Scrivener est à l’écriture ce que Photoshop est aux arts graphiques » et je ne peux que lui donner raison.

Scrivener est révolutionnaire car il implique une nouvelle façon de concevoir un roman, un peu comme lorsque nous sommes passés de la machine à écrire au logiciel informatique. Comme l’a si bien résumé le romancier Michael Marshall Smith, « the biggest software advance for writers since the word processor ».

Etant donné que je ne suis, pour l’instant, qu’un débutant, je ne vais pas évoquer en détails tous les aspects de ce logiciel, mais juste expliquer en quoi il a (déjà) profondément modifié mon écriture au quotidien, avec notamment quelques fonctionnalités dont je ne peux plus me passer. Je m’excuse pas avance pour les éventuelles âneries distillées dans cet article, j’en serai le seul responsable. Ultime avertissement, la version testée est la toute dernière, Scrivener 3, sur Mac, mais il existe bien évidemment une version Windows (1.9.8), ainsi qu’une application iOs.

C’est parti !

Afficher les objectifs du projet

Avant de me mettre à Scrivener, cet été j’ai supprimé 100.000 signes inutiles pour que mon histoire démarre plus vite. Je suis donc passé à 340.000 signes… et refait un peu de réécriture. Je me suis fixé comme objectif 450.000 signes pour le 1er septembre même si, avec de futures corrections éditoriales, il est fort probable que je monte à 500.000 signes, voire plus… C’est vraiment très simple à régler, il suffit d’aller dans la barre du haut et de sélectionner « Projet », puis « Afficher les objectifs du projet ». On peut même choisir d’employer des « mots » plutôt que des « signes ».

Scrivener se charge alors de calculer automatiquement combien il faut de signes par jour pour atteindre cet objectif. Pour mon manuscrit, je dois donc écrire quotidiennement 4259 signes, sur 25 jours.

 

C’est pour moi une fonction essentielle ! Étant donné que l’écriture est mon activité principale, avant Scrivener, j’étais tout le temps en train de me répéter mécaniquement tout au long de la journée « il faut que tu écrives/avances/finisses ce bouquin… Désormais, cette charge mentale a presque disparu ! Je sais, au signe près, où j’en suis. Si je termine en milieu d’après-midi mon objectif quotidien, le logiciel affiche une notification « Objectif de session atteint ».

À partir de ce moment précis, je sais que j’écris du « bonus » pour les jours suivants, ce qui est fort agréable. Cela me permet d’être plus détendu, moins dans « l’urgence ». Je m’ôte ainsi une culpabilité qui n’a pas lieu d’être et je peux même, le cas échéant, arrêter d’écrire pour me consacrer à d’autres activités en ayant l’esprit libre. Un peu comme un sportif qui s’entraînerait pour remporter une épreuve, et qui utiliserait un outil pour doser le plus efficacement possible ses efforts… Attendez… je crois que je suis en train de faire l’apologie du dopage. Bon, oubliez ce dernier exemple malheureux, vous avez compris l’idée.

Si, à l’inverse, vous avez très peu de temps pour écrire au quotidien, l’objectif de session peut se révéler tout aussi pertinent. Il suffit de se fixer un but raisonnable comme, par exemple, 1000 signes par jour, ce qui correspond à une dizaine de lignes. Dans une journée, vous trouverez forcément dix minutes pour les écrire. 1000 signes par jour, ça peut paraître très peu, mais en l’espace d’un mois, cela fait quand même 30.000 signes, 360.000 sur un an, soit la taille d’un roman ! Le fait de vous imposer seulement dix minutes d’écriture par jour permet également de supprimer certains blocages psychologiques, car on ressent moins de pression pour écrire, on créé un cercle vertueux.

 

L’objectif de document

 

Encore une fonctionnalité très pratique ! J’aime bien écrire des chapitres courts, qui font grosso modo 21.000 signes… environ sept pages dans mon ancien traitement de texte. Non seulement je trouve que ce procédé amène du rythme au récit, mais en plus il contribue à donner envie au lecteur de connaître la suite. Je me suis donc amusé à me fixer cet « objectif » pour chaque chapitre, objectif qui n’en est pas vraiment un car, bien sûr, il m’arrive d’écrire des chapitres plus longs. Toujours est-il que grâce à cette fonctionnalité, une jauge en bas de la fenêtre me permet, d’un simple coup d’œil, de savoir où j’en suis.

 

Pour créer un objectif de document, il suffit de cliquer sur le bouton en forme de cercles concentriques, tout en bas de votre fenêtre, sur la droite.

 


Le tableau de bord

C’est le cœur de Scrivener. L’éditeur peut s’utiliser classiquement, comme sous Word (« mode composite ») mais aussi basculer en mode « tableau d’affichage », en appuyant sur le bouton orange en forme de carré, en haut de votre fenêtre vers la droite.

 

Vous pouvez alors afficher vos chapitres de façon totalement indépendante, tout en conservant une vue d’ensemble. Concrètement, vous pouvez très bien commencer par écrire le ventre mou de votre histoire, ou son épilogue… sans pour autant bouleverser quoi que ce soit. Imaginons que je travaille sur une trilogie appelée, je ne sais pas moi, le Seigneur des Anneaux (j’espère que les ayants-droit de Tolkien ne me feront pas de procès, vous noterez que je prends vraiment des risques insensés pour vous, fou que je suis).

 

Je décide de commencer par écrire l’anniversaire de Bilbo sans passer par le prologue… Pas de problème ! La colonne de gauche est ce qu’on appelle « le classeur » (en anglais binder). Vous pouvez organiser vos chapitres en textes, eux-mêmes organisés dans des dossiers, et ainsi naviguer dans votre manuscrit très facilement sans ralentissements, même si vous avez inséré des images, des cartes, des photographies, des PDF… À l’inverse, si vous n’êtes pas architecte mais jardinier, vous pouvez également vous servir de Scrivener comme d’un traitement de texte classique au fil de l’inspiration, et centraliser tous vos documents au lieu d’avoir mille fichiers Word éparpillés dans le disque dur !

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Pour créer un nouveau texte ou un dossier, rien de plus simple : il vous suffit de cliquer en haut à gauche sur le petit onglet situé entre la croix verte et l’icône corbeille.

En mode « tableau d’affichage », vos chapitres apparaissent sous forme de fiches que vous pouvez compléter via des résumés.

 

 

 

 

 

 

 

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Pour obtenir les fiches et les notes en même temps, il suffit de cliquer sur le bouton bleu « i » (l’inspecteur), en haut tout à droite de votre écran.

C’est génial d’avoir sous les yeux le mini-synopsis d’un chapitre, de savoir immédiatement de quoi il parle… et donc de ne pas perdre le fil de l’histoire ! Ces fiches peuvent s’accompagner de notes, jaunes, des post-it qui permettent de ne pas oublier certaines idées à exploiter.

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Ce n’est qu’un minuscule aperçu des possibilités de Scrivener, mais je compte dresser un bilan plus complet dans six mois. Ce qu’il faut retenir à mon sens, c’est cette impression que le logiciel vous donne des ailes pour escalader de nouveaux sommets insoupçonnés. Depuis que je l’ai installé, j’écris plus en perdant moins de temps, car j’ai en permanence sous les yeux mon synopsis, mes notes…. Je peux même travailler facilement en parallèle sur mes tomes 2 et 3 sans attraper de migraine !

Je ressens un peu la même excitation que lorsque je suis passé sur Mac en 2005 : mes nouveaux outils étaient si agréables à l’utilisation que c’est à partir de ce moment précis que j’ai eu le sentiment que je pouvais enfin terminer la rédaction d’un roman. Bien sûr, j’aurais pu le faire sur un PC, mais il n’en demeure pas moins qu’un outil plus sophistiqué capable de vous soulager autant dans votre travail est, pour moi du moins, inestimable. Cerise sur le gâteau, Scrivener 3 gère Antidote.

Si vous êtes intéressé par ce logiciel, je vous recommande chaudement de passer par les tutoriels vidéos, ils sont obligatoires pour maîtriser un minimum Scrivener. Ils sont en anglais, mais même avec mon niveau de compréhension médiocre, ils ne m’ont pas procuré de difficultés. Il faut juste veiller, avant de les regarder, à lancer son application sur son propre ordinateur afin de reproduire les manipulations (en mettant sur pause la vidéo, le cas échéant). Et, bien sûr, suivre les tutoriels dans l’ordre. Je vous conseille donc cette première vidéo, très instructive. Elle ne dure que dix minutes et vous permettra de commencer à travailler immédiatement avec ce fabuleux outil, infiniment plus efficace qu’un simple traitement de texte.

Un immense merci à Lionel pour cette (re)découverte !

Published in: on août 9, 2018 at 12:08  Comments (10)